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15
■V
Bibliothèque de Philosophie «oientiflQue (bu
3° HISTOIRE
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Leipzig.. Les Grands Hornnea
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Les Oemccratse* des F*ny*> Bas •.-.'
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Le Monde des Aveugles
ESSAI DE PSYCHOLOGIE
Bibliothèque de Philosophie scientifique
il
-Al *■
PIERRE V1LLEY-
AGRÉGÉ DB i/UMVKRSIT*
Le Monde
des Aveugles
ESSAI DE PSYCHOLOGIE
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, acs hacinb, 26
1918
droit* de tndaction, d'adaptation et de reproduction réservé*
pour tous les pays.
Droits de traduction et de reproduction réservé»
pour tous les pays
Copyright 1914,
by Ernest Flammarion.
AVANT-PROPOS
J'ai eu l'occasion de faire sur moi-même et sur
beaucoup d'autres aveugles un grand nombre d'obser-
vations. D'autre part, des renseignements abondants
sur la psychologie des aveugles sont ensevelis dans
leurs publications spéciales. Il m'a paru qu'il pouvait
être intéressant, à la fois pour le grand public et pour
les psychologues, de réunir ces documents.
Cette considération seule pourtant ne m'aurait
peut-être pas décidé. Je m'étonne d'écrire aujourd'hui
mon nom sous le titre de ce livre; il y a dix ans, je
ne m'y serais pas résolu : l'aveugle éprouve une
répugnance parfois invincible à entretenir les autres
de son infirmité. Pour triompher de cette pudeur,
il a fallu le sentiment d'un devoir. Les aveugles sont
victimes de l'ignorance où est le public de leur véri-
table condition. Faire connaître leur psychologie,
c'est les défendre contre des préjugés qui sont la
principale entrave à leur activité professionnelle.
Le lecteur n'a pas à redouter que ces deux desseins
s'empêchent l'un l'autre, qu'un désir d'apologie
fausse mes observations. J'espère que le scrupule
avec lequel j'ai essayé de marquer les limites de ce
que peut l'aveugle, s'il lui vaut peut-être des reproches
"«3
i
VI AVANT-PROPOS
de la part des intéressés, fera le mérite de ce petit '
volume. Ma conviction profonde est que la vérité -
seule peut servir efficacement la cause que je défends.
Une large place a été faite aux opinions erronées ■;
qui ont cours sur la cécité. Elles ont été mentionnées ;
parce que, toutes fausses qu'elles sont, elles ins- "
truisent le psychologue, en tant qu'elles représentent
l'idée de la cécité qui germe spontanément dans le
cerveau du voyant, et aussi parce qu'elles comptent
parmi les réalités les plus douloureuses auxquelles se
heurte l'aveugle.
A bien des reprises il sera question des aveugles-
sourds. Mon dessein n'est pas de présenter leur
psychologie, et des problèmes intéressants qui les
concernent sont peut-être restés dans l'ombre. Mais
il m'a paru que pour éclairer les sentiments d'êtres
qui sont privés d'un sens, il était instructif de les
confronter avec des êtres privés de deux sens, en
même temps qu'avec des êtres normaux. Presque
dans chaque chapitre, les aveugles-sourds nous offri-
ront un terme de comparaison plein d'enseignements.
Au reste, on voudra bien regarder cet essai comme
le résultat d'une collaboration. Bien des aveugles y
ont fourni, souvent sans la savoir il est vrai, leur
contribution. MM. Papendieck, président du Verein
der deutsch-redenden Blinden; Stainsby, secrétaire
général de la British and Foreign Blind Association,
de Londres ; Siddal, ancien élève du collège de Wor-
cester; Pietro Landriani, président de la Société Mar-
gareta, à Florence, ont très aimablement facilité ma
documentation dans leurs pays respectifs. Plus parti-
culièrement je dois des remerciements à M. Maurice
de la Sizeranne qui a si largement mis à ma disposition
I
I
AVANT-PROPOS VII
les ressources de Y Association Valentin Haûy et les
siennes propres. Il a vu dans ce livre un champion
j d'une cause à laquelle il a donné sa vie; c'est dire
i / assez quelle bienveillance il lui a témoignée. V Asso-
ciation Valentin Haûy pour le bien des aveugles, qu'il
a fondée, et qui a son siège à Paris, 9, rue Duroc,
offre à tous les informations les plus riches sur la
psychologie des aveugles et les moyens de se rendre
compte de tout ce qui concerne la vie des aveugles.
"I
17 février 1913.
Le Monde des Aveugles ,
ESSAI DE PSYCHOLOGIE
PREMIÈRE PARTIE
L'INTELLIGENCE
CHAPITRE I
Les facultés intellectuelles.
I
-if
Voici un siècle un quart que, pour la première fois,
le soleil s'est levé sur le petit monde des aveugles. La
culture morale et intellectuelle que, Tan 1784, Valen-
tin Haiiy les déclara capables de recevoir, n'a pas
seulement apporté dans leurs ténèbres la lumière des
âmes, et fécondé tant de cœurs et tant d'intelligences
jusqu'alors en friche, elle a fait surgir une cité labo-
rieuse qui s'efforce d'assurer de jour en jour davan-
tage à chacun de ses membres, ces déshérités de la
veille, avec un développement plus complet de leurs
facultés la dignité et les joies d'une activité utile.
Jusqu'alors les aveugles étaient des isolés. Les con-
quêtes de chacun d'eux étaient perdues pour ses
frères d'infortune. En les appelant tous aux bienfaits
de l'instruction, Valentin Haûy a créé un lien entre
eux. Désormais des intérêts communs les unissent.
Us forment un petit monde. Us ont leurs écoles spé-
ciales, leurs bibliothèques, leurs journaux, leurs
1
2 LE MONDE fcfcS AVEUGLES
associations. Ce que chacun imagine pour l'améliora-
tion de son propre sort est communiqué à tous. Une
solidarité étroite leur permet de perfectionner pro-
gressivement leurs procédés de culture et leurs
moyens d'action.
Leur vie s'est ainsi complètement transformée.
Autrefois, seuls quelques aveugles placés dans des
circonstances privilégiées parvenaient, au prix d'ef-
forts que l'on imagine difficilement, à développer
leurs facultés. Tous aujourd'hui trouvent un milieu
favorable à l'épanouissement de leur personnalité;
tous, au moins en principe, sont appelés à recevoir
une culture adaptée à leurs besoins et à tmener une
existence utile. Mais malgré cette transformation, le
préjugé de la cécité subsiste toujours, il ne recule que
bien lentement.
Dans presque tous les esprits, toujours le mot
aveugle évoque la même image pitoyable et fausse.
Derrière ces yeux éteints, cette face sans vie, le pre-
mier mouvement est de supposer que tout s'est
assoupi, l'intelligence, la volonté, les sensations, que
les facultés de l'âme se sont engourdies et comme stu-
péfiées. Et puis, habitués que sont les clairvoyants à
ne rien faire sans l'aide de leurs yeux, tout naturel-
lement il leur semble que si la vue venait à leur man-
quer, ils seraient aussitôt incapables de toute activité,
que le cours même de la pensée s'arrêterait en eux.
Ils ne s'imaginent pas aisément que, privés des
ressources de la vue, les aveugles trouvent en échange
dans les autres sens d'autres ressources, négligées de
la plupart des hommes que les largesses de la nature
rendent insouciants, mais précieuses à qui sait les
faire fructifier. Ils ignorent ou ils oublient que des
bienfaiteurs ont inventé des procédés spéciaux, des
méthodes qui permettent aux aveugles de diminuer
le fossé que la cécité a creusé entre eux et les autres
hommes. Pour le monde, l'aveugle reste un être sin-
LES FACULTÉS INTELLECTUELLES 3
guliep, étranger à la vie commune. La rencontre d'un
aveugle adroit et distingué vient parfois contredire
cette image sommaire; mais bien vite elle revient,
elle triomphe des expériences contraires. Il faut
peut-être fréquenter longuement des aveugles pour
s'en défaire tout à fait ; encore, même à ce prix n'y
parvient-on pas toujours.
Ce qui rend si difficile la lutte contre cette erreur
psychologique c'est qu'elle a son fondement au plus
intime de la conscience. Le clairvoyant juge les aveu-
gles non par ce qu'ils sont, mais par la crainte que la
cécité lui inspire. Si son image fausse de la cécité
reposait principalement sur l'expérience mal inter-
prétée, si elle venait essentiellement par exemple de
la vue de tant de mendiants aveugles rencontrés aux
portes de nos églises, d'autres expériences, en suppo-
sant à celles-là, en corrigeraient l'effet. Mais plus
forte que toutes les observations venues du dehors, la
révolte de toute sa sensibilité en face de « la plus
atroce des infirmités » impose au clairvoyant son pré-
jugé et donne cours à mille légendes. Le clairvoyant
s'imagine lui-môme frappé de cécité. Comme les
moyens d'action de l'aveugle sont très différents des
siens, ils sent tout ce qu'il perd, et non ce, qu'il
retrouve. C'est un abîme qui s'ouvre devant lui. Toute
son activité et sa pensée même, organisées autour
d'impressions visuelles, lui échappent à la fois, toutes
ses facultés enveloppées de ténèbres sont comme
perdues et figées ; il lui semble surtout que l'aveugle
reste écrasé du fardeau qui l'accable, que les sources
mêmes de la personnalité en lui sont empoisonnées.
C'est là une impression chez le clairvoyant plus qu'un
jugement, je le sais, mais aussi nos impressions pèsent-
elles plus dans notre conduite que n,os jugements.
Puisque cette impression provient des différences
psychologiques qui séparent l'aveugle du clairvoyant,
de ce quç, ayant, donné la vue pour base à sa vie il la
4 LE MONDE DES AVEUGLES
sent s'effondrer tout entière dans la cécité sans
qu'il ait conscience des moyens de la rebâtir sur
une base nouvelle, pour la combattre efficacement le
meilleur procédé est peut-être d'examiner avec pré-
cision la psychologie des aveugles, d'inviter le clair-
voyant à se représenter exactement les ressources
dont ils disposent. Avant tout il importe de bien éta-
blir cette vérité fondamentale que la cécité n'entame
pas la personnalité, qu'elle la laisse intacte. Ses
sources restent saines ; aucune des facultés mentales
de l'aveugle n'est atteinte, et toutes, dans des circons-
tances favorables, sont susceptibles d'un plein épa-
nouissement, du plus haut degré de développement
auquel un être normal peut aspirer. Au point de vue
physique il sait qu'il ne peut pas prétendre à la mên^e
liberté d'action que le clairvoyant. Il peut n'être pas
complètement dans la dépendance du clairvoyant,
voilà tout. Mais au point de vue intellectuel et moral
il a des prétentions plus hautes : il se déclare l'égal
des autres hommes.
Maintenant que les aveugles, réunis dans des éco-
les, sont faciles à observer, maintenant qu'une cul-
ture rationnelle, si elle n'a pas encore produit tous
les effets désirables, montre du moins aux psycholo-
gues ce que l'on peut attendre de leurs facultés, il est
aisé d'échapper aux erreurs de Diderot. Même Valen-
tin Haûy, avec toutes ses généreuses ambitions,
n'osait pas tant espérer de l'avenir, et il écrivait au
roi en 1786 : « Nous ne prétendons pas mettre jamais
le plus habile de nos aveugles en concurrence dans
aucun genre, même avec le plus médiocre des savants
ou des artistes clairvoyants. » Malgré l'expérience
qui, si des questions de détail restent obscures, a
répondu péremptoirement sur ce point essentiel,
l'opinion n'a guère dépassé le point de vue de Valen-
tin Haiiy. Les psychologues et les typhlophiles du
moins ne peuvent plus s'y tenir.
LES FACULTES INTELLECTUELLES
II
Qu'on veuille bien y réfléchir, la vue n'est pas
nécessaire au bon fonctionnement de la pensée. Si
le mal qui Ta détruite a été confiné à Pœil et «i ses
dépendances immédiates, s'il n'a pas atteint le cer-
veau, l'intégrité de l'intelligence est sauve. Il y a
dans l'esprit de l'homme fort peu de notions que
l'aveugle (j'entends l'aveugle-né) ne puisse acquérir,
parce qu'il y en a fort peu qui nous viennent unique-
ment par les yeux. Analysez les éléments d'une sen-
sation visuelle : vous verrez que presque tous se
retrouvent dans la sensation tactile. Vous regardez
une règle auprès de vous sur votre table : la couleur
vous frappe d'abord. Voilà une sensation que l'aveu-
gle-né n'aura pas, il aura beau palper la règle sur
toutes ses faces, jamais ses doigts ne lui diront qu'elle
est noire. Mais tout le reste : longueur, largeur,
hauteur, forme des extrémités, rigidité des angles
et des arêtes, poli des faces, place occupée sur
votre table, distance qui la sépare de vous, toutes
ces autres notions lui seront données par sa main
qui explore. Toutes en effet se ramènent à des notions
élémentaires d'espace, d'étendue, de solidité que le
toucher fournit aussi bien, et jnôme plus exactement
que la vue.
Il y a sans doute des objets trop éloignés de nous
et de dimensions trop considérables pour qu'ils puis-
sent être palpés ; niais toutes les notions que Ta vue
donne aux hommes sur ces objets se ramènent à
celles que nous venons d'indiquer; toutes donc, la
notion de couleur exceptée, sont concevables pour
x l'individu qui est doué du toucher. Il suffira de mul-
tiplier et de composer des notions d'espace et d'éten-
due données par le toucher pour construire l'idée de
cet objet et s'en faire une image exacte. La vue est un
6 LE MONDE DES AVEUGLES
toucher à longue portée, avec la sensation de couleur
en plus; le toucher est une vue de près avec la cou-
leur en moins, et avec la sensation de rugosité en
plus. Les deux gens nous donnent des connaissances
du même ordre.
Les clairvoyants ne peuvent pas embrasser la terre
d'un seul regard ; ils ne laissent pas cependant de
s'en construire une idée d'après les indications que
leur donnent les géomètres. De même, pour le sobjets
qu'ils ne pourront point toucher les aveugles se for-
meront des idées d'après les rapport des clairvoyants
toujours traduisibles en langage tactile.
Donc l'aveugle-né sera privé de la notion de cou-
leur : c'est une notion élémentaire celle-là, qu'aucun
autre sens ne peut 'donner, qu'aucun langage ne peut
faire comprendre, qu'aucune analogie ne peut per-
mettre d'entrevoir à qui n'a pas vu. J'y joins la notion
de lumière qui est dans le même cas. Mais ce sont là
des notions de peu d'importance au point de vue
intellectuel : elle ne concernent que la superficie des
objets; elles n'entrent en aucune façon dans la cons-
titution des idées essentielles à la pensée humaine
comme sont les idées d'espace, de temps, de
cause, etc..
L'aveugle sera encore privé de ces impressions de
plaisir ou de douleur que causent à l'esprit certains
rapports entre les formes et les couleurs perçues par
l'œil. Il n'aura pas la sensation du beau visuel. Et ici
je reconnais que ce qui lui manque est considérable.
Beaucoup d'émotions puissantes lui sont refusées.
Mais sa perte n'est pas à proprement parler intellec-
tuelle. Ces rapports ne donnent naissance à aucune
idée claire et distincte, elles n'éveillent que des
impressions subjectives; Quand nous parlerons de
l'aveugle artiste, il nous faudra mentionner cette
lacune capitale ; pour étudier son intelligence, il y a
peu de compte à en tenir.
LES FACULTÉS INTELLECTUELLES 7
Lumière, couleur, beau physique, si j'ajoute à cela
la perspective, qui concerne manifestement le fonc-
tionnement de la vue seule et qu'aucun aveugle de ma
connaissance n'est arrivé à se représenter clairement,
je crois bien que j'aurai tout énuméré. Et ces lacunes'
ne se rencontrent que chez l'aveugle-né et chez l'indi-
vidu qui a été frappé en très bas âge, ce qui n'est pas
le cas ordinaire. Accordez-lui seulement quelques
années : il aura acquis toutes ces notions ; et, jusqu'à
la fin, sa mémoire les lui représentera dans sa nuit.
III
Soit, presque toutes les idées sont susceptibles de
loger dans un cerveau d'aveugle; mais, dira-t-on, s'il
n'y a pas impossibilité pour l'aveugle à les concevoir,
à tout le moins il y a une extrême difficulté à les
acquérir. L'obstacle n'est plus dans la nature des
idées, mais dans l'indigence des moyens dont dispose
l'aveugle pour se les assimiler. Le clairvoyant les
doit pour la plupart à la vue, et il n'est point de route
qui puisse les conduire à l'esprit avec autant de rapi-
dité ni autant de précision. Le mobilier de l'intelli-
gence semble donc devoir toujours rester rudimen-
taire. C'est l'objection capitale, celle qu'on retrouve
au fond de tous les étonnements dont nous parlions.
A tous ceux qui me l'exprimant, invariablement je
pose la même question : connaissez-vous Helen
Relier?
Hclen Keller est une jeune Américaine qui, à dix-
huit mois, à la suite d'une grave maladie, s'est
trouvée aveugle et sourde, muette aussi par suite de
sa surdité. Sa petite âme semblait donc être presque
complètement close aux impressions du dehors. Son
bagage intellectuel devait, semble-t-il, se borner à
quelques rares idées,' les idées des objets qui se
trouvaient à la portée cte sa main. Encore était-il
8 ÊÉ XïONDF, DîlS AVEUGLES
douteux que dans des ténèbres si épaisses elle pût
jamais les concevoir d'une manière distincte. Et
pourtant aujourd'hui Helen Keller, toujours sourde
et toujours aveugle, âgée de trente-deux ans, est une
personne très distinguée, très instruite, qui a suivi
les cours d'une université, a brillamment subi ses
examens et qui parle plusieurs langues. Il a suffi de
lui faire certains signes dans la main tandis qu'elle
touchait des objets, pour qu'en vingt jours elle com-
prît que toute idée était représentée par un signe
spécial et que, grâce à cette convention, les homme v s
pouvaient se communiquer leurs pensées. Un mois et
demi plus tard, elle reconnaissait au toucher les carac-
tères de l'alphabet Braille. Après un nouveau mois
elle écrivait une lettre à l'une de ses cousines; au
bout de trois ans, elle avait acquis une somme d'idées
et de mots suffisante pour converser librement, lire
avec intelligence et écrire en bon anglais. On eut
alors l'idée de lui faire toucher les mouvements du
pharynx, des lèvres, de la langue qui accompagnent
la parole humaine, et, en imitant ces mouvements,
elle reproduisit les sons qu'on articulait en sa pré-
sence. Un mois lui suffit pour apprendre à parler
correctement l'anglais, et, rien qu'en posant la main
sur les lèvfes de son interlocuteur, elle commençait
à lire avec les doigts les mots qu'elles émettaient.
Ainsi, à l'aide du seul toucher, Helen Keller s'est
ménagé trois ouvertures sur le monde extérieur, trois
routes qui lui apportent les idées du dehors : l'alphabet
manuel, la lecture en relief et la parole humaine ; et,
grâce à ces trois moyens d'acquisition, elle s'est
placée dans cette aristocratie intellectuelle si peu
nombreuse que forment les hommes très cultivés.
Enfin, non contente de parler sa propre langue, elle a
étudié l'allemand de manière à avoir aisément accès
aux grandes œuvres de Aa. littérature germanique,
le français qu'elle écrit correctement, même le latin
(
LES FACULTÉS INTELLECTUELLES 9
et autant de grec que ses examens universitaires en
requéraient. Outre son Autobiographie elle a écrit divers
ouvrages qui, traduits dans toutes les langues, ont fait
le tour du monde. La vie mentale d'Helen Kelier est
une vie très active, partagée entre la méditation, la
lecture,' qu'elle qjme par-dessus tout, le commerce de
quelques intimes, les soins d'une ample correspon-
dance et le travail de la composition littéraire, une
vie pleine qui ne laisse aucune place au désœuvrement
et à l'ennui.
Les sceptiques n'ont pas manqué. Ils ont déclaré
que le cas d'Helen Kelier n'était qu'un roman, le
chef-d'œuvre du bluff américain. Ils ont démontré,
avec un grand cortège de preuves, que nécessairement
un aveugle-sourd, frappé de sa double infirmité avant
l'achèvement de sa seconde année, ne pouvait se cons-
tituer qu'un magasin d'idées très pauvre, tout à fait
insuffisant pour alimenter une pensée, une sensibi-
lité, une volonté normales. Fort bien, mais les faits
se moquent des argumentations. Helen Kelier existe.
Elle habite, non dans un lieu inaccessible, mais en
l'un des points les plus peuplés du globe, aux envi-
rons de Boston, où il est facile de la voir et de l'entre-
tenir, où beaucoup de savants, et notamment le pro-
fesseur Stem, de Breslau, au récit duquel j'aurai
occasion de me référer, sont allés la visiter, cons-
tater par eux-mêmes la véracité de récits qui leur
semblaient fabuleux. Des témoignages nombreux nous
renseignent sur son passé. Les lettres de sa maî-
tresse, qui ont été retrouvées et publiées, nous font
suivre au jour le jour le développement de sa per-
sonnalité. Ses écrits sont dans toutes les mains : on
ne les supprime pas avec des raisons.
Non seulement le développement d'Helen Kelier est
Un fait incontestable mais il n'est pas un fait isolé.
Pour être plus célèbre que les autres, et à juste titre,
Helen Kelier n'est pas la seule aveugle-sourde qu'on
10 . LE MONDE DES AVEUGLES
ait arrachée à ses ténèbres. Six écoles actuellement se
consacrent à la libération d'âmes ainsi emprisonnées.
Le nombre des sauvetages, plus ou moins complets,
qu'elles opèrent s'élève rapidement depuis que l'éveil
a été donné 1 . Laura Bridgman, la première aveugle-
sourde qui ait reçu une éducation méthodique, et
Richard Clinton aux Etats-Unis, Marthe Obrecht en
France, Inocencio Juncar y Reyes en Espagne, beau-
coup d'autres encore ont fourni aux psychologues de
tous les pays d'amples sujets d'édification. Eugenio
Malossi, de Naples, jeuiie homme d'une intelligence
vive, lit et écrit le français comme l'italien, sa langue
maternelle et jouit d'une activité intellectuelle que
beaucoup de voyants pourraient envier. Mais Malossi
n'a été enveloppé de sa double nuit qu'à l'âge de
cinq ans, Helen Keller à dix-huit mois. On pourrait
objecter que l'un et l'autre ont été secondés dans leur
développement par des souvenirs visuels et auditifs
conservés de leur première 1 enfance, et si la chose
n'est aucunement vraisemblable pour Helen Keller
elle est probable dans le cas de Malossi. Plus signifi-
cative encore à ce point de vue est l'éducation de
Marie Heurtin qui a été entreprise voici une quinzaine
d'années à Notre-Dame-de-Larnay, près de Poitiers.
Marie Heurtin est sourde et aveugle de naissance. La
lumière ne s'en est pas moins faite et bien faite dans son
intelligence. M lle Heurtin qui, à son entrée à l'école,
rugissait et se roulait à terre comme un petit animal,
1. Il faut observer que ces malheureux sont en petit nombre.
Sans doute fréquents sont les cas de surdi-cécité dans lesquels
l'une des deux infirmités ou môme toutes les deux sont surve-
nues à un âge relativement avancé; mais le problème psycho-
logique qui nous occupe ne se pose que lorsque l'une -et l'autre
sont congénitales ou remontent à la première enfance. On ne
connaît actuellement que huit aveugles-sourds qui le soient de
naissance. Le plus souvent, en effet, la surdi-cécité congénitale
s'accompagne de lésions cérébrales graves qui entraînent une
mort prématurée.
LES FACULTES INTELLECTUELLES 11
est aujourd'hui une jeune fille de vingt-cinq ans,
réfléchie, active, joyeuse, qui raisonne juste. Si Ton
s'est Contenté pour elle d'une instruction intellec-
tuelle primaire, tout donne à penser que ses facultés
lui eussent permis d'aller bien au delà. Son succès
confère sa pleine signification psychologique au cas
d'Helen Keller; et si Ton rapproche de ces deux
exemples celui de Laura Bridgman qui était privée
non seulement de la vue et de l'ouïe, mais encore du
goût et de l'odorat, la preuve irréfutable est fournie
que les seules impressions du tact suffisent à éman-
ciper une âme et à libérer son vol vers les plus hautes
cimes que l'esprit humain ait explorées.
Puisque Helen Keller a pu faire ce que nous avons
dit, comment s'étonner que des aveugles qui entendent
et qui parlent parviennent quotidiennement au déve-
loppement intégral de Jeurs facultés intellectuelles?
Son exemple nous montre combien nos cerveaux nous
viennent riches d'hérédités séculaires, façonnés pour
la vie, avides de recevoir les idées et de les faire
germer; il nous prouve que parfois un pâle rayon de
lumière suffit à faire éclater la croûte de ténèbres qui
les entoure et à les féconder. L'intelligence de l'aveugle
que nous estimons volontiers toute sombre, est toute
pénétrée de la lumière du dehors. Sans parler du
goût et de l'odorat qui, riches de sensations, n'appor-
tent que des idées trop élémentaires, elle a le sens de
l'ouïe et celui du toucher, le premier pour la pensée
parlée, le second pour la pensée écrite, tous les deux
précieux pour faire connaître les objets extérieurs.
Par ces deux fenêtres grandes ouvertes sur le monde
les idées entrent à flots. Qu'importe que devant la
troisième un store reste baissé? Le jour pénètre assez
abondant à l'intérieur pour y entretenir une pleine
activité.
Nous aurons à revenir sur le toucher qui a sa langue
propre, ses procédés à lui de lecture et d'écriture et
12 LE MONDE DES AVEUGLES
i i
dont la haute valeur intellectuelle nous est suffisam-
ment prouvée par l'exemple . des aveugles-sourds.
Ce n'est pas par l'œil, c'est par la main qu'au point de
vue sensoriel l'homme se distingue de l'animal. Nous
aurons à nous demander comment et par quelle édu-
cation elle peut suppléer l'œil dans la représentation
des objets, dans la conquête du monde extérieur,
et par conséquent dans la constitution du bagage
intellectuel nécessaire à la pensée. Je ne veux qu'indi-
quer combien par l'ouïe l'aveugle entendant est dans
une situation incomparablement plus avantageuse
que celle d'Helen Keller elle-même, combien ce sens
est un prodigieux excitateur pour la pensée.
La faculté d'entendre représente pour l'homme
l'acquisition spontanée, involontaire du langage et par
suite d'une bonne partie de l'expérience humaine.
C'est le langage, en effet, qui hausse nos esprits jus-
qu'à la conception des idées générales et abstraites.
Notre progrès dans l'ordre des abstractions ne peut
se faire qu'à la faveur de progrès parallèles dans
l'assimilation du langage. Grâce à l'ouïe l'esprit de
l'enfant est comme battu dès son premier âge d'idées
abstraites élaborées par la conscience commune qui
cherchent à l'envahir et à l'enrichir. Ce n'est pas tout.
Par le èens de l'ouïe non moins que par celui de la
vue, l'homme est comme plongé dans un mondé de
sensations qui le stimulent : il en est enveloppé.
Quelque passif qu'on le suppose, il est arraché à sa
torpeur, entraîné dans la vie commune. Incité sans
cesse par les propos de ses parents, de ses frères, de
ses sœurs qui le mêlent continuellement à la vie exté-
rieure, l'esprit de l'enfant aveugle ne peut demeurer
dans l'inaction. Il n'y a aucune raison pour qu'il
s'engourdisse dans la paresse. Pourvu qu'on ait quelque
soin de lui, qu'on lui explique les choses qui sont hors
de. la portée de ses sens, il ne restera en arrière
d'aucun des enfants de son âge. Plus tard, quand il
LES FACULTÉS INTELLECTUELLES 13
sera un homme, les conversations des personnes qui
l'entoureront le tireront constamment hors de lui-
même comme feraient des spectacles, empêcheront
que sa pensée ne s'isole, ne se replie sur soi, ne
s'enferme dans sa prison. Montaigne, qui s'y enten-
dait, disait : « Je consentirais plutôt de perdre la
vue que Pouïe » et il le disait sans doute parce qu'il
aimait la causerie plus que tout autre plaisir; mais
aussi ce curieux, toujours insatiable d'idées nouvelles
et qui trouvait tant de délices dans le libre jeu de
l'intelligence, savait fort bien qu'en général l'oreille
alimente et stimule notre pensée propre plus que
l'œil. Il trouvait que la conversation était le plus
fructueux des exercices. Est-il paradoxal de penser
que le sens de l'ouïe est un sens plus intellectuel, en
quelque sorte, que la vue? L'œil, après tout, ne
meuble l'esprit que des images des objets extérieurs,
l'oreille y porte les idées, tout le travail de réflexion
que la pensée greffe sur ces objets. Aristote disait
que de toutes les facultés la plus importante pour
les besoins de l'animal, c'est la vue, mais pour l'in-
telligence, c'est l'ouïe. C'est l'ouïe qui sert de véri-
table lien entre les esprits. Dans le travail manuel, le
sourd-voyant est supérieur à l'aveugle; au point de
vue intellectuel, je suis convaincu que la position de
l'aveugle qui esitend est préférable à celle du sourd.
IV „
De fait, avant même le temps de Valentin Haûy,
bon nombre d'aveugles semblent être parvenus à une
certaine notoriété par leur culture intellectuelle. Mal-
heureusement nous ignorons en général les conditions
dans lesquelles ils se sont développés, les moyens
qu'ils ont employés, et nous manquons de données
précises sur leur psychologie. Beaucoup ne représen-
tent guère pour nous que des noms. Tels sont quel-
14 LE MONDE DES AVEUGLES
ques anciens Grecs et Romains, comme ce Diodote le
stoïcien, et cet Aufîdius dont parle Cicéron dans ses
Tusculanes . Didyme d'Alexandrie , qui vivait au
iv e siècle de notre ère, est un peu mieux connu. Vers
la fin du Moyen Age, on cite encore quelques savants
d'une mémoire remarquable : Nicaise, de Malines ou
de Verdun ; Fernand, de Bruges; Pierre Dupont, de
Paris. Sur Ulrich Schomberg (1601-1648), nous avons
un témoignage de Leibniz. « Il a enseigné à Kœnigs-
berg, dit Leibniz, la philosophie et les mathémati-
ques à l'admiration de tout le monde. » Bien qu'il
n'eût perdu la vue qu'à l'âge de deux ans et demi, il
n'avait conservé aucun souvenir de la lumière ni des
couleurs, si bien que les impressions visuelles ne
furent pour rien dans sa formation intellectuelle. Au
xvïii 6 siècle, le Suisse Huber dut quelque réputation à
Voltaire, et, grâce à Diderot, on a connu chez nous
l'Anglais Saunderson. Le -premier étudia les mœurs
de la ruche ; mais il convient de remarquer qu'il avait
commencé ses travaux comme clairvoyant et qu'il put
s'aider sans cesse de l'imagination visuelle. Saunder-
son, au contraire, devint aveugle dès sa première
enfance, et il semble bien néanmoins qu'il poussa
fort loin ses études mathématiques. Comme Saunder-
son, qui professa à l'Université d'Oxford, comme
l'Ecossais Moyses qui, à la fin du xvm e siècle, fut pro-
fesseur de physique et de chimie, beaucoup des aveu-
gles que je viens de nommer ont enseignée, des clair-
voyants. Il en est de même de Penjon qui, au début
du xix e siècle, fut professeur de mathématiques au
lycée d'Angers. Comme on le voit, les mathématiques
et la philosophie prédominent. Comme poètes, si nous
laissons de côté les Grecs de l'époque légendaire,
les Homère et le? Tirésias, et quelques Arabes dont
nous ne connaissons que les noms, on ne peut
guère citer que Malaval en France et Blacklock en
Angleterre qui soient parvenus à une certaine noto-
LES FACULTÉS INTELLECTUELLES 15
riété. Nous ne pouvons pas, en effet, nommer le
grand Milton qui n'a perdu la vue qu'après la qua-
rantaine 1 .
Ces noms ont beau ne pas briller d'un grand éclat,
ils suffisent à prouver que la cécité n'entrave pas le
plein développement . des facultés intellectuelles.
D'ailleurs, quiconque voudra s'en assurer par lui-
même n'aura qu'à visiter un milieu d'aveugles ins-
truits : on en trouve dans tous les pays, en particulier
dans les grandes institutions d'aveugles. Dans tous les
pays aussi on rencontre des étudiants aveugles qui
fréquentent les Universités et qui se livrent avec
succès à des travaux variés. En France, nous con-
naissons un docteur en philosophie, un docteur es
lettres, deux licenciés es lettres, un docteur en droit
et divers bacheliers es lettres. Les progrès en ce sens
ont été s^ marqués depuis une vingtaine d'années,
depuis que les procédés spéciaux de travail ont été
perfectionnés et rendus plus accessibles à tous,
que le besoin s'est fait sentir de grouper dans une
union internationale tous les aveugles se livrant à des
études supérieures. L'Association des étudiants aveu- .
gles, qui a son siège à Genève, favorise les échanges
de livres en relief, toujours trop rares, et les relations
de toutes sortes entre les étudiants, écrivains et pro-
fesseurs de diverses nationalités. Les soixante mem-,
bres qu'elle groupe actuellement ne donnent qu'une
idée très insuffisante de l'activité intellectuelle qui se
1. Je ne parle pas d'Augustin Thierry, de William Prescot,
l'historien américain, de Ms c de Ségur, de Victor Brochard, pro-
fesseur à la Sorbonne, de Henry Fawcet, ministre des postes en
Angleterre, de Georges V, roi de Hanovre, do tant d'autres qui,
frappés de cécité, continuèrent dans des voies très diverses à
étonner leurs contemporains par leur activité. Le problème
psychologique essentiel, en effet, est ici celui de l'éducation. Ils
ont montré néanmoins par leur exemple qu'en perdant la vue
ils n'ont perdu qu'un outil, à la vérité très précieux, mais que
leur intelligence était restée intacte.
16 LE MONDE DES AVEUGLES
déploie aujourd'hui dans le monde des aveugles. Cer-
tains pays, en effet, comme l'Angleterre et les Etats-
Unis, n'y ont pas encore adhéré, et pourtant, en
Angleterre, beaucoup- d'aveugles font des études éle-
vées pour entrer dans le clergé anglican, le seul
clergé qui ouvre ses rangs aux aveugles.
Pour donner sa juste signification à ce mouvement
ascensionnel des aveugles vers les. études supérieures,
il importe de mettre en ligne de compte qu'il se fait
malgré les avis des prudents et à rencontre des exi-
gences pratiques. La plupart des aveugles, en effet, ont
besoin de travailler pour vivre : la cécité sévit parti-
culièrement dans la classe indigente. Or, sauf dans
quelques cas exceptionnels, les études libérales n'ont
pas encore donné de gagne-pain aux aveugles. La
musique et le commerce attirent presque irrésistible-
ment à eux les meilleures intelligences et les esprits
prévoyants. La haute culture, pour eux, est un luxe,
une débauche, et tant qu'il en sera ainsi la propor-
tion des aveugles qui s'y livrent restera relativement
faible. Nul doute que dans des circonstances diffé-
rentes il n'en doive être autrement.
Puisque d'ailleurs, dans le passé, tant d'aveugles que
nous venons de nommer, et beaucoup d'autres encore
que nous ne connaissons pas, livrés à leurs seules
forces, sans le secours d'aucune méthode, d'aucune
tradition, sont arrivés à cultiver leur intelligence, com-
ment s'étonner, aujourd'hui qu'ils trouvent des mai-
sbns prêtes aies recevoir et à les instruire, aujourd'hui
qu'on a imaginé toute une pédagogie à leur usage et
des procédés de travail adaptés à leurs besoins, s'ils
parviennent en grand nombre au même résultat?
Remarquons, au reste, que ces aveugles s'orientent
dans toutes les directions du monde intellectuel
LBS FACULTÉS INTELLECTUELLES 17
philosophie, théologie, mathématiques, philologie,
histoire de la littérature, belles-lettres, droit; les goûts
les plus divers sont représentés. Seules sont désertes
les branches du savoir où la vue est nécessairement
requise, comme la médecine et les diverses spéciali-
lités de l'histoire naturelle. L'obstacle à redouter est
donc non dans les facultés intellectuelles de l'aveugle,
mais dans les conditions matérielles du travail ; il vient
du dehors, non du dedans. L'expérience nous prouve
par là, et par bien d'autres signes encore, que l'intel-
ligence de l'aveugle n'est pas seulement égale à celle
du clairvoyant, mais qu'elle n'en diffère pas en nature,
qu'elle ne se distingue pas par des caractères parti-
culiers. Diderot ne pouvait pas croire qu'il en fût
ainsi. Il voyait dans l'intelligence la résultante des
sensations, et dès lors, à ses yeux, la perte d'un sens
devait nécessairement modifier l'essence même de
l'intelligence. Il estimait que l'aveugle avait une mé-
taphysique différente de celle des autres hommes,
une morale aussi qui lui était propre. Il nous a bâti
de toutes pièces la morale de l'aveugle et sa métaphy-
sique. Sans aller jusque-là, beaucoup de bons esprits
émettent volontiers dans la conversation et dans leurs
écrits mêmes des jugements dogmatiques, et d'ailleurs
contradictoires, sur les dispositions naturelles des
aveugles. J'ai lu en quelque endroit qu'ils sont parti-
culièrement doués pour la pensée abstraite, et en
quelque autre que la pensée abstraite leur est inac-
cessible. L'expérience fait table rase de toutes ces
belles constructions logiques, étayées d'ailleurs sur
des raisonnements fort séduisants. En fait, l'obser-
vation montre que non seulement chez l'aveugle
entendant, mais même chez l'aveugle sourd 1 , la
1. Dans son étude sur Helen Kcller (1905), M. le professeur
Stem, de Breslau, a montré que l'acquisition du langage et des
idées s'est faite chez Helen Keller dans le même ordre que chez
les enfants normaux. La seule différence à signaler est dans la
18 LE MONDE DES AVEUGLES
pensée ne présente pas de caractères spéciaux
déterminés par les infirmités du corps, qu'elle n'est
pas conduite par ces infirmités à des conclusions
qu'un observateur du dehors peut prévoir. A savoir
égal, elle jouit du même degré de liberté que dans un
corps intact.
Pour ceux-là cependant qui * veulent établir des
distinctions, j'avouerai qu'on peut noter quelques
particularités qui, sans se retrouver le moins du
monde chez tous les aveugles et sans leur être impo-
sées nécessairement, se rencontrent fréquemment
dans leur petit monde. Je dirai donc que souvent
la distraction intellectuelle est exceptionnellement
chère à l'aveugle. Cela se conçoit. C'est par les
yeux que le commun des hommes reçoit la majeure
partie de ses plaisirs. Privés de ces plaisirs-là, en
échange les aveugles en demandent à leurs autres
facultés. Ils prétendent n'être point frustrés de leur
part. Ici comme ailleurs, nous retrouvons la sub-
stitution des fonctions actives à celle qui refuse le
service. Ils demandent des compensations surtout au
sens de l'ouïe, et l'on sait combien les aveugles musi-
ciens sont nombreux; ils en demandent aussi et beau-
coup au jeu de l'intelligence et de la réflexion. « Je
suis si heureuse, écrit Helen Keller, que je voudrais
vivre toujours, parce qu'il y a tant de belles ckoses à
apprendre. » D'une; façon générale, les aveugles
aiment beaucoup la lecture, beaucoup plus en
moyenne que ne font les clairvoyants de même niveau
intellectuel. Dans les écoles d'aveugles, les heures do
lecture en commun sont des récréations fort goûtées.
rapidité de ses progrès. Malgré les obstacles particuliers qu'elle
avait à vaincre, comme Helen Keller, épelant ses premiers mots
à sept ans, était de six années en retard sur les autres enfants,
elle s'est développée beaucoup plus vite. Elle faisait en un
mois des progrès qui demandent trois mois à un enfant d'un à
deux ans.
v
LES FACULTÉS INTELLECTUELLES 19
Je sais des aveugles occupés tout le jour, des accor-
deurs, des rempailleurs de chaises, qui donnent aux.
livres une partie de leurs nuits.
Ce goût de la lecture, ce besoin de distractions de
l'esprit constituent, si je ne me trompe, un avantage
intellectuel de quelque poids pour les aveugles et
favorisent leur développement. Ils sont en outre sou-
vent bien doués sous le rapport de la mémoire. A
vrai dire, elle semble avoir tendance à baisser chez
les aveugles depuis qu'ils écrivent plus facilement;
elle reste pourtant bonne en moyenne.
Mais si nous accordons à Paveugle quelques avan-
tages au point de vue intellectuel, le principal sera,
je crois, une tendance à la réflexion, à la concen-
tration qui se remarque chez un grand nombre
d'entre eux. Ici non plus, n'exagérons rien : chez
les aveugles comme chez les clairvoyants, il existe
autant de formes d'intelligence que d'individus. Il
y en a de dissipés; il y en a de capricieux et de
prime-sau tiers. Chez les mieux doués, cependant, une
certaine pondération se reconnaît sojuvent. A culture
intellectuelle égale, il y a souvent, je crois, plus
d'équilibre et de jugement chez l'aveugle bien doué
que chez le clairvoyant. Et cela n'est pas pour nous
étonner; la vue, disions-nous tout à l'heure, est le
sens des distractions. Moins on est distrait, moins
le rêve intérieur est interrompu par les accidents du
dehors, plus on se concentre sur soi-même, plus on
prend le temps de mûrir ses réflexions, de peser le
pour et le contre de ses délibérations.
J'ai rencontré, dans le monde des aveugles,
.quelques-unes des intelligences les plus sympathiques
qu'il m'ait été donné de connaître. Il ne s'agit pas
ici de savants éminents; je parle d'hommes vivant
sagement, intelligemment, d'hommes qui remplissent
avec tact leur tâche quotidienne, quelle qu'elle soit,
et qui, constamment, dans la pratique de la vie, font
\
20 LE MONDE DES AVEUGLIS
preuve de bon sens et de sagesse. Parfois leur intel-
ligence, à une grande fermeté, joint une extrême
souplesse. Ne nommons personne parmi les vivants.
Voici peu de temps, un homme mourait qui a laissé
un souvenir ineffaçable chez tous ceux qui Font fré-
quenté. Ferdinand Bernus était professeur de gram-
maire et de littérature à l'Institution des Jeunes
Aveugles de Paris. Très jeune il avait perdu la vue.
Elève de cette institution où il devait plus tard
enseigner, il y avait reçu une instruction sommaire,
très insuffisante pour les besoins de son esprit. Aussi
fut-il saisi de cette soif de lecture dont je parlais. Il
se fit lire avec avidité, et se développa par lui-même.
Nommé professeur au sortir de l'école et presque
sans préparation, il dut à ses lectures la solidité et
l'originalité d'un enseignement très personnel. Il avait
un goût littéraire singulièrement délicat. Il n'a rien
écrit, moitié par modestie, moitié parce que chez lui
l'exécution était très inférieure à la conception. Sim-
plement, courageusement, il a fait une classe pri-
maire pendant trente-cinq ans, jusqu'à la veille de sa
mort. Un peu lent d'esprit comme de corps, tout
d'abord il réagissait faiblement aux impressions du
dehors, mais il était singulièrement concentré, et sa
méditation était intense. Quand on avait réussi à
percer l'écorce un peu froide chez lui, on rencontrait
une pensée très active, un homme d'une grande
pénétration et d'une réflexion originale. Il était
d'excellent conseil. J'insiste sur cet exemple, parce
que Ferdinand Bernus, que tant d'aveugles, ses élèves,
ont aimé, paraît avoir réuni en lui quelques-uns des
caractères les plus saillants qui se retrouvent dans
l'intelligence de l'aveugle.
Il est clair que cette concentration a sa contre-
partie. Elle provient d'une facilité particulière qu'a
l'aveugle de s'abstraire du monde extérieur, mais à
cette facilité correspond une difficulté plus grande à
LES FACULTÉS INTELLECTUELLES 21
scruter ce monde extérieur, difficulté de documenta-
tion, de notation des documents aussi, de tout ce
qu'on peut appeler les à-côtés matériels du travail
intellectuel. C'est aussi sur ce point-là qu'a porté
l'effort des inventeurs modernes. Certes, ils n'ont pas
établi l'égalité; les clairvoyants ignorent pourtant, en
général, de -combien a été réduite par eux l'infério-
rité de l'aveugle, combien surtout la merveilleuse
invention de Louis Braille a contribué, par d«s bien-
faits multiples à libérer leurs esprits. Elle mérite de
nous retenir car elle a vraiment transformé les con-
ditions du travail intellectuel dans le monde des
aveugles.
Au reste, il est clair qu'aucune invention, qu'aucun
prodige du génie humain n'empêchera qu'il faille
compter avec un lamentable déchet, si l'on peut ainsi
parler, que beaucoup d'aveugles soient incapables
d'uu développement normal et fassent grand tort
à la réputation de leurs compagnons d'infortune. La
cécité n'en est pas cause, l'expérience le démontre ;
ce sont les maladies qui souvent accompagnent la
cécité. Bien plus, ce déchet augmentera peut-être
encore à l'avenir. En quelques endroits déjà on a cru
reconnaître (peut-être à tort d'ailleurs) que le niveau
intellectuel moyen paraît fléchir chez les aveugles.
C'est que, dans ces dernières années, les progrès
réalisés par la prophylaxie de la cécité ont permis
de sauver certains malades qui, autrefois, n'auraient
probablement pas échappé au mal. Ils en sauveront
bien davantage dans la suite. Tout le terrain
ainsi gagné sera reconquis sur des affections bien
localisées qui n'intéressent que l'œil, en particulier
sur l'horrible ophtalmie des enfants. Aussi dans les
générations d'aveugles qui monteront à la vie intel-
lectuelle, on trouvera sans doute une proportion de
plus en plus forte de malheureux dont la vue aura
sombré dans quelqu'une de ces maladies profondes
'd2 LE MONDE DES AVEUGLES
qui affectent le cerveau et le système nerveux. Dieu
nous garde de nous plaindre jamais de ce fléchisse-
ment intellectuel si telle en est la cause. De tous nos
vœux, nous appelons le temps, hélas lointain ! où les
oculistes ne permettront qu'aux idiots seuls de perdre
la vue. Si jamais ce jour-là venait, encore faudrait-il
bien savoir que ce n'est pas la cécité qui engendre
Pimbécillité, mais que cécité et imbécillité procèdent
Tune e\ l'autre d'une cause plus profonde. Dès aujour-
di'hui, il importe de ne pas l'oublier, et, si Ton ren-
contre quelque aveugle d'une pauvre mentalité, de
résister à la tentation si commune de juger les autres
aveugles par lui.
CHAPITRE II
La culture intellectuelle et l'alphabet Braille.
I
Le 4 janvier 1909, le petit monde des aveugles était
en fête. On célébrait le centenaire de la naissance de
Louis Braille. Des représentants aveugles étaientvenus
de tous les pays du monde. Un élan de vénération et
de reconnaissance Soulevait les cœurs à la mémoîre
de cet homme dont, même en France, presque tout le
monde ignore jusqu'au nom : c'était leur émancipa-
tion intellectuelle que fêtaient les enténébrés en hono-
rant le souvenir de leur bienfaiteur.
Aveugle lui-même depuis l'âge de trois ans, pro-
fesseur depuis 1828 à l'Institution nationale des Jeunes
Aveugles de Paris *où il avait été élevé, et où il mou-
rut en 1852, Braille a consacré toutes ses pensées
à améliorer le sort de ses compagnons d'infortune, et
c'est lui qui les a dotés du procédé de lecture et
d'écriture qui est aujourd'hui employé dans l'uni-
vers entier. Sa mémoire n'est pas moins chère que
celle de Valentin Hatly : si Valentin Haùy a eu l'idée
d'instruire les aveugles, Louis Braille a découvert
les moyens qui ont permis à cette instruction de
porter tous ses fruits.
Il est parti d'un principe très simple, d'un principe
qui nous semble aujourd'hui élémentaire, mais qui
26 LE MONDE DES AVEUGLES
elle était suggérée en quelque sorte par la nature
même du toucher. On a conservé le souvenir de plu-
sieurs tentatives de ce genre. Un aveugle figurait les
lettres le long d'un fil au moyen de nœuds variant en
forme, en grandeur et en nombre. Il entretint par ce
moyen une correspondance prolongée avec un de ses
amis. L'interlocuteur n'avait qu'à promener ses doigts
le long du fil pour y recueillir la pensée dont il était
dépositaire. Dans le même ordre d'idées, un autre
aveugle, un musicien, le violoniste Dumas, écrivait sa
musique au moyen de morceaux de liège, de pièces
de cuir et de métal qu'il enfilait sur des cordons.
Ces essais n'ont pas eu de lendemain, et leur unique
intérêt est de nous montrer que le doigt réclamait
autre chose que les signes des voyants. Ils n'ont été
d'aucun secours à Braille qui probablement ne les a
pas même connus. Braille n'est pas redevable non
plus des principes de son alphabet aux suggestions
des psychologues. Il les a dues aux leçons de l'expé-
rience, à une intuition de génie. Il n'est que juste de
remarquer cependant que son intuition a été préparée
dans une large mesure par ses devanciers.
Je ne parle pas du système de Klein qui avait ima-
giné à Vienne un alphabet vulgaire -simplifié et tFacé
à l'aide de points saillants, car il est bien probable
qu'il n'en a pas entendu parler; mais il a connu et
utilisé le système de Barbier. Charles Barbier, dans
le procédé qu'il présenta à l'Académie des sciences
en 1821 et qui ne fut que peu de temps pratiqué, non
seulement adoptait le point, mais, plus hardi que
Klein, pour hâter la lecture et l'écriture, imaginait
un jeu de signes absolument nouveau. Seulement,
les caractères de Barbier avaient cette particularité,
qu'on jugea être un défaut, de représenter des sons
et non des lettres ; surtout ils présentaient le grave
inconvénient d'être trop grands pour que le doigt les
perçût rapidement. Ainsi, peu à peu, les exigences
LA CULTURE INTELLECTUELLE 27
du toucher se faisaient entendre. Un pas pourtant
restait à faire, et un pas essentiel. Peut-être fallait-il
un aveugle pour le franchir, -peut-être fallait-il un
homme vivant par le toucher pour donner exactement
à la lettre les dimensions que le doigt requérait.
Le prodige de l'alphabet de Braille c'est que son
signe générateur n r est composé que de six points :
trois en hauteur, deux en largeur. Voilà qui n'excède
pas le champ de tactilité — en sorte que la percep-
tion est rapide , — et qui pourtant le remplit si bien
que toutes ses ressources sont utilisées 4 . Et, avec ce
maximum de six points Braille dispose de soixante-
trois signes : il a de quoi tracer toutes les lettres de
l'alphabet,' et non seulement les lettres simples, mais ,
encore les voyelles accentuées et les ponctuations.
Des signes même restent encore disponibles pour
constituer une sténographie.
Ce n'est pas tout : Braille a voulu que son alphabet
fût aisément assimilable, et il est parvenu à ce résul-
tat, grâce à une disposition très ingénieuse : il a fait
en sorte que les signes fussent déduits logiquement
les uns des autres. Suivant un principe rationnel il a
constitué une première ligne de dix signes qui repré-
sentent les dix premières lettres de l'alphabet; de
ces dix signes, par la simple adjonction d'un point,
-sont déduits les dix suivants qui forment la seconde
1. L'écartement de ces points peut varier. Le sens du lieu de
la peau en effet, comme nous le verrons dans un des chapitres
qui suivent, varie avec les individus, et aussi avec l'âge des
individus". On écrit donc avec des lettres de dimensions diffé-
rentes. En général, l'écartement de deux millimètres et demi a
été adopté parce qu'il répond aux sensibilités normales (l'in-
dex perçoit comme distinct, d'ordinaire, deux points distants
l'un de l'autre de deux millimètres), parce qu'il favorise mieux
que tout autre en moyenne une lecture rapide, et parce qu'il
permet d'apprendre le Braille même aux personnes âgées.
Devenu aveugle à soixante et un ans, le D r Javal, l'oculiste
bien connu, se mit aisément à la lecture du Braille; il est vrai
pourtant qu'il ne le lut jamais que lentement.
28 LE MONDE DES AVEUGLES
ligne; l'adjonction d'un nouveau point donne la
troisième ligne, et ainsi de suite. Cette ordonnance
n'est pas seulement une satisfaction pour l'esprit, elle
présente de très notables avantages pratiques.
D'abord, comme la logique est de tous les pays,
l'alphabet Braille pouvait devenir un alphabet upiver-
sel. Ensuite, l'apprentissage de la lecture coûte peu
d'effort à l'enfant aveugle, moins qu'à l'enfant clair-
voyant l'étude de l'alphabet vulgaire. Enfin et surtout,
pour un clairvoyant adulte, qui désire entrer en rela-
tion avec un aveugle, l'initiation est un véritable
jeu 1 : je sais des aveugles auxquels il est arrivé de
correspondre en Braille avec des clairvoyants qui
n'avaient aucune notion du système ; ils avaient soin
de joindre un alphabet à leur lettre, et celle-ci était
lue sans difficulté 2 .
1. Une expérience significative à ce point de Vue est rapportée
dans le Valentin Haùy, le principal organe français des aveu-
gles et des typhlophyles. Dans une école de clairvoyants on a
fait lire une lettre de deux pages en Braille à deux élèves d'in-
teUigence moyenne, choisis dans la classe qui prépare au certi-
} flcat d'études. Il leur a suffi d'une demi-heure pour déchiffrer
le texte proposé. Les cinq premières lignes leur ont coûté une
dizaine de minutes environ ; puis la rapidité de lecture a grandi
très vite. Il va sans dire qu'ils lisaient avec leurs yeux et non
avec leurs doigts.
2. Pour se rendre compte de l'extrême multiplicité des pro-
cédés qui ont été imaginés pour faire lire et écrire les aveu-
gles, et pour mieux apprécier la simplicité de celui de Braille, il
est bien instructif de visiter le musée Valentin Haùy de Paris»
ou encore les musées de Vienne et de Steglitz.
ALPHABET DES AVEUGLES
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Procédé
Louis Braille.
LETTRES ET SIGNES DE
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ET SIGNES MATHÉMATIQUES
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V
* Les gros points représentant les caractères
servent ici qu'à indiquer la position relative des
sont en relief; les petits points ne
jjros dans chaque groupe de six.
20 LE MONDE DES AVEUGLES
II
La pédagogie des aveugles allait enfin pouvoir sortir
de l'impasse où elle se débattait. *
Sans doute le Braill v e coupait les communications
entre l'aveugle et le clairvoyant, il isolait Paveugle
dans l'emploi d'un système spécial. Si dç tout temps
les livres des voyants ont été indéchiffrables à l'aveu-
gle, en revanche, à l'époque de Valentin Hauy et de
ses successeurs, ce que l'aveugle écrivait était Jisible
aux clairvoyants. Il était par là en relation avec le
monde des clairvoyants. On ne pouvait renoncer à ces
relations, et, par conséquent, il fallait, tout en leur
apprenant le Braille, donner aux aveugles les moyens
de correspondre avec les voyants en leur langue. Le
problème que se posait Valentin Haiïy n'était donc
pas supprimé, et l'on devait chercher encore des
procédés de plus en plus pratiques pour écrire les
lettres vulgaires. Il était pourtant simplifié, et consi-
dérablement simplifié : l'aveugle n'avait plus besoin
que d'écrire les lettres vulgaires, il n'avait plus à les
lire. Le relief cessait donc d'être indispensable.
Braille ne négligea pas non plus cette partie de sa"
tâche : les procédés qu'il imagina, perfectionnés dans
une direction par son ami Foùcauld qui construisit
un appareil analogue à nos machines dactylogra-
phiques, dans une autre par son élève Ballu qui
trouva un moyen excellent de tracer en points des
lettres romaines simples et claires, ont rendu de
réels services. Toutefois de ce c6té-là Braille n'a pas
clos la question. D'autres procédés sont venus dans
la suite détrôner le sien. Aujourd'hui bien des types
de guide-main et bien des appareils permettent aux
aveugles de tracer des caractères soit en reliefs poin-
tillés, soit en reliefs lisses, soit en traits simplement
colorés. Pour les points en relief, ils usent d'un poin-
IM
LA CULTURE INTELLECTUELLE 31
i
çon qui s'enfonce dans les sillons d'une pièce métal-
lique disposée à cet elïet ou bien de caractères poin-
tés aifalogues aux caractères d'imprimerie qui se
gravent dans le papier. Pour les traits en relief, ils
se servent d'un stylet qu'ils dirigent à la manière
d'une plume, mais d'une plume qui gaufrerait le
papier à la faveur d'une pièce de drap placée au-des-
sous. Ils tracent les traits colorés quelquefois à l'aide
de caractères d'imprimerie imbibés d'encre, beau-
coup plus souvent au moyen d'un crq/yon qui parfois
écrit à l'intérieur de petites cases destinées à rece-
voir chacune une lettre, et parfois circule librement
dans des lignes dont le haut et le bas sont repérés.
Mais les machines dactylographiques à clavier sont
•d'un usage beaucoup plus pratique encore. Devant le
crayon et devant la machine l'écriture saillante sous
ses deux formes, en points et en traits, a reculé rapi-,
demènt. Elle est de plus en plus abandonnée à cause
de sa lenteur. L'aveugle ne l'emploie plus que lors-
qu'il lui est absolument indispensable de relire ce
qu'il écrit à des correspondants clairvoyants, c'est-
à-dire dans des cas très exceptionnels 1 .
Rien ne montre mieux que cet abandon combien
Braille avait simplifié le problème de l'écriture vul-
gaire. C'était un inconvénient incontestable que d'im-
poser l'étude de deux systèmes. Mais tous les deux
étaient très simples et puis de combien d'avan-
tages inestimables il était surpayé ! Les lettres Braille
sont faciles à former : tout se ramène en effet à un
mouvement élémentaire très simple, le choc néces-
saire pour faire un point. Aussi, d'un apprentissage
i très aisé, l'écriture est de cinq à dix fois plus rapide
. que l'écriture vulgaire en relief. Un voyant qui écrit
à la plume en moyenne vingt à vingt-cinq mots à la
1. Quelques aveugles s'en servent pour adresser leur corres-
pondance. Actuellement c'est peut-être là son principal usage.
32
LE MONDE DES AVEUGLES
minute pourra bien la trouver désespérément lente,
puisqu'elle ne permet guère en moyenne d'écrire que
dix à quinze mots dans le môme temps 1 . Elle n'en
apportait pas moins la possibilité de prendre des
notes, de secourir et de décharger la mémoire avec
une feuille de papier, d'agrandir indéfiniment ses
magasins.
Pour la lecture, les progrès réalisés par le Braille
sont moins frappants peut-être, car on lisait en lettres
vulgaires tandis qu'on n'écrivait pas ; mais ils ne sont
pas moins précieux. Sans doute l'aveugle ne connaît
pas la merveilleuse rapidité de la lecture par les yeux 2
qui permet de parcourir cinq cents mots et plus à la
minute, de dévorer les pages, mais il n'en est plus
réduit à épeler comme les enfants ; c'est une lecture
suffisante pour être tout à fait agréable à voix basse,
souvent même elle est très supportable à voix haute.
Beaucoup lisent de cent à cent vingt mots à la minute»
J'en sais un qui dépasse deux cents mots, c'est-à-dire
que son débit est très sensiblement plus rapide que
celui des orateurs, qui rarement excède cent cin-
quante à cent soixante mots.
La supériorité du Braille au point de vue de la
lecture dépend de cette propriété que, la lettre Braille
étant d'une forme très simple et ne dépassant pas le
champ de tactilité, est perçue dans toutes ses parties
à la fois sans que le doigt soit obligé d'exécuter des
mouvements de bas en haut. Sans doute si nous
1. En appliquant le Braille aux machines à écrire, on Ta
depuis rendu plus rapide; mais l'usage de ces machines n'est
pas encore très répandu.
2. D'après Javal, auquel j'emprunte la plupart de ces chiffres,
l'œil perçoit en moyenne dix lettres à la fois; or le doigt n'en
recouvre qu'une. En ce qui concerne le Braille, j'ai rectifié un
peu les chiffres donnés par Javal qui, trompé par la lenteur
avec laquelle lui-môme lisait et écrivait le Braille, a donné des
moyennes inférieures à celles que nous constatons cou-
ramment,
CULTURE INTELLECTUELLE 33
observons un débutant nous constatons que son
doigt s'agite en tous sens; il semble frotter la lettre
avec impatience. Mais chez les lecteurs expérimentés
le seul mouvement qu'on perçoive est un mouvement
de gauche à droite, destiné à suivre la ligne. Même
dans le système Klein, le meilleur peut-être des pro-
cédés à caractères vulgaires, et qui participe à l'un
des avantages du Braille puisqu'il fait usage de points,
le même résultat n'est pas atteint. Le doigt au repos
ne perçoit pas avec netteté la lettre entière, ou plutôt
il ne perçoit avec nettejté que les lettres au dessin le
plus simple,' telles que I, et quelques autres. Pour
la plupart un léger frottement est nécessaire. Il
en résulte une dépense de temps et de force mentale
plus grande que dans la lecture du Braille.
Aussi dans le Braille non seulement la main droite
court avec plus d'agilité sur les lignes, mais la main
gauche prend souvent une part plus active à la lec-
ture. Pour les apprentis le rôle de la main gauche
est de se tenir au début de la ligne que la main droite
parcourt seule, de manière à indiquer à cette main
droite le commencement de la ligne qu'elle devra
entamer ensuite. Mais peu à peu elle s'habitue à
déchiffrer les premières lettres de chaque ligne et à
décharger d'autant sa compagne. Les progrès qu'elle
fait en ce sens sont tout à fait variables avec les indi-
vidus. Ils sont d'autant plus grands naturellement
que le travail de la main droite absorbe moins l'at-
tention du lecteur, et un système qui, comme le
Braille, ne demande qu'une contention d'esprit rela-
tivement faible, les favorise évidemment. Aussi chez
certains lecteurs la main gauche s'avance-t-elle jus-
qu'à la moitié de la ligne ou à peu près. Les deux
mains alors travaillent presque également. On les
voit, dans un mouvement d'une régularité parfaite et
d'une rapidité qui stupéfie les spectateurs non initiés,
se joindre au milieu de la ligne, puis s'écarter cha-
34 LE MONDE DES AVEUGLES ,
cime vers une extrémité, pour se retrouver ensuite au
milieu de la ligne suivante, et poursuivre ainsi,
comme mues par un ressort, leur mouvement de
va et vient du haut en bas de la page.
Pour ces raisons, la lecture n'est pas seulement
devenue beaucoup plus rapide; à rapidité égale elle
est encore devenue plus agréable et plus instructive,
parce que l'attention, moins distraite par le travail
matériel, a pu se porter davantage sur la pensée.
Avec une lecture plus facile et plus rémunératrice, le
goût des livres a pu se répandre davantage .chez les
aveugles et occuper plus de place dans leur vie. A
l'instruction orale succédait enfin l'instruction par le
livre, et cela non seulement à l'école, mais pour la
vie tout entière. On conçoit de combien la culture
intellectuelle sous toutes ses formes en déveûait plus
accessible.
A Vienne, où lé système Klein n'a cédé que lente-
ment devant le système Braille et a continué pendant
longtemps d'être en usage dans les classes parallè-
lement avec lui, M. Heller a pu, voici quelques années,
instituer une expérience. Il a fait concourir entre eux
les élèves les plus habiles dans la lecture de chaque
système. Les résultats de cette comparaison disent
très insuffisamment le progrès que le Braille a réalisé
en France, d'abord parce que, le Klein n'ayant pas
pénétré chez nous, ce n'était pas avec le Klein qu'il
entrait en rivalité; ensuite parce que les lecteurs du
Braille jqui ont pris part au concours étaient de mé-
diocres champions. Ils sont instructifs pourtant, et
d'autant plus intéressants à signaler que les pays de
langue allemande, où ils ont été constatés, cmt fait
au Braille une longue opposition. Des textes de poé-
sie et de prose ont été successivement proposés aux
concurrents. En prose, tandiâ qu'en deux minutes
les champions du Braille lisaient cent cinquante-huit
mots, les champions du Klein n'en lisaient que cent
LA CULTURE INTELLECTUELLE 35
six. En poésie l'écart fut plus grand encore : cent
N quarante-six mots dans le même temps contre
soixante-dix-sept 4 .
Une autre expérience a montré combien la lecture
du Braille laisse plus libre le jeu de l'intelligence que
ne fait la lecture du Klein. M. Heller a eu l'idée de
proposer à ses lecteurs des textes composés de mots
dissyllabiques, l'un de mots réellement existants,
l'autre de mots imaginaires et vides de sens. Les deux
textes en Klein furent lus avec une vitesse sensible-
ment égale : quarante-trois mots contre trente-neuf.
, Au contraire, en Braille, tandis qu'en deux minutes
quatre-vingt-douze mots du premier étaient lus, le
second, celui des mots dissyllabiques sans significa-
tion, n'était déchiffré qu'à la vitesse de soixante-huit
mots. C'est dire que dans la lecture du Braille l'in-
telligence collabore davantage avec le doigt, qu'elle
est moins paralysée par le travail mécanique.
III
Les bienfaits du Braille se sont progressivement
étendus grâce à des applications qui ont révélé peu à
peu toutes les ressources qu'il portait en lui. Rapi-
dement divers procédés d'imprimerie ont été imagi-
nés qui ont permis la multiplication des livres. Puis
par divers moyens on a rendu l'écriture à la fois
moins lente et moins spacieuse : deux sténographies,
l'une orthographique et l'autre phonétique, permettent
de réaliser respectivement des bénéfices : en temps
de 30,46 °/ et de 57,75 <7 ; en espace de 31,91 % et
de 44,86 %; en second lieu, l'impression à la fois sur
le recto et sur le verso des pages a été obtenue grâce
1. Il convient de rappeler, pour apprécier ces nombres,
qu'en allemand les mots sont en moyenne sensiblement plus
longs qu'en français. D'ailleurs, c'est ici le rapport entre les
nombres qui est intéressant.
33 LIS MONDE DES AVEUGLES
à des appareils d'une grande précision qui permettent
d'intercaler les points du recto entre ceux du verso ;
enfin divers types de machines à clavier permettent
de faire simultanément les points d'un môme signe au
lieu de les écrire successivement au poinçon.
Le Braille s'est encore plié aux besoins des études
mathématiques : non seulement il a fourni un jeu de
signes suffisant pour représenter les équations ari-
thmétiques et algébriques les plus compliquées, mais
en utilisant les chiffres de Braille on a pu construire
divers appareils à calculer qui ont permis à l'aveugle
. de disposer les opérations mathématiques de tout
genre et de les exécuter rapidement 1 , d'échapper
ainsi à la servitude du calcul mental.
La plus précieuse de ces applications du Braille
est la musicographie en points saillants. Les soixante-
trois caractères que' fournit le signe générateur ont
suffi à tous les besoins et aujourd'hui un morceau de
musique quelconque peut être transcrit sans omission
/ du moindre signe. Sans doute cette musicographie
n'a pas donné au pianiste aveugle la faculté de déchif-
frer : ses mains captives sur le clavier ne peuvent
suivre les pages de son morceau, bu moins le déchif-
frage est-il possible dans le chant où les mains sont
inoccupées, et dans une large mesure aussi sur l'orgue
m où la main gauche suit la musique tandis que la droite
l'exécute secondée par les pédales. Et puis, puisque
aussi bien apprendre par cœur est la loi de l'aveugle,
la musicographie en points saillants lui a donné du
moins la possibilité d'apprendre par cœur autrement
1. Le principal d'entre ces appareils est le cubarithme. Grâce
à la propriété que possèdent les caractères Braille de donner,
par simple changement de position, des signes différents, on a
pu, sur les six faces d'un seul cube, représenter non seulement
les dix chiffres mais tous les signes nécessaires aux opérations
mathématiques simples, en tout dix-neuf figures. 11 suffit de
placer ces cubes dans les petits casiers d'une plaquette cons-
truite à cet effet pour disposer toutes les opérations.
LA CULTURE INTELLECTUELLE 37
que par l'oreille, sans secours étranger et alors qu'il
n'est pas doué d'une audition exceptionnelle. C'est
elle iqui a permis aux aveugles d'occuper dans le
monde musical la place qu'ils y ont prise depuis long-
temps déjà.
Malgré tant d'avantages le Braille n'a conquis que
lentement le monde. L'histoire* de ses victoires pro-
gressives est l'histoire d'une langue lutte, la lutte du
doigt contre l'œil. Les intérêts du doigt furent repré-
sentés naturellement par les aveugles, ceux de l'œil
par les professeurs et directeurs d'écoles spéciales
qui le plus souvent étaient voyants. Ceux-ci répu-
gnaient à l'adoption d'un alphabet rébarbatif pour la
vue, parce que, ne lisant jamais avec leurs doigts, ils
n'en sentaient pas lés inappréciables mérites. Leurs
élèves, au contraire^» quand ils avaient goûté aux
points du Brailje, ne pouvaient plus s'en détacher.
Parfois ils continuaient dans les classes à faire usage
du procédé que les règlements prescrivaient, alors
que toutes leurs notes personnelles étaient en Braillé.
Il avait fallu un aveugle pour imaginer l'alphabet
tactile ; il a fallu presque partout, en Angleterre et en
Allemagne comme en France, l'effort persévérant des
aveugles pour en imposer l'usage. Aujourd'hui des
divergences ne subsistent plus guère qu'aux Etats-
Unis, mais les différents systèmes qui là disputent
encore au Braille la prééminence sont tous issus du
Braille ; tous témoignent combien l'alphabet génial
que Paris a donné au monde des aveugles repose sur
de solides fondements psychologiques 1 .
1. Il faut observer toutefois que, dans les pays anglo-saxons,
l'alphabet Moon, qui n'est que l'alphabet vulgaire très simplifié,
est encore très en usage, mais il est employé exclusivement
pour des aveugles tard venus à la cécité qui ont reculé devant
l'apprentissage d'un alphabet nouveau.
40 LE MONDE DES AVEUGLES
i
le public, circulent dans ce dédale de petits chemins
sans cesse entrecoupés, étroits, resserrés entre les
rangées de livres, sont |ous des bibliothécaires
aveugles. Pour eux, tout ici est écrit en relief : les
catalogues où Ton cherche les livres demandés,
toutes les fiches de la bibliothèque, les registres de
prêts, les cotes mêmes qui sont inscrites sur la cou-
verture de chacun des volumes. Si vous demandez au
bibliothécaire en chef de vous lire quelque chose,
ses doigts vous étonneront par leur agilité à courir à
travers les lignes. Vivant sans cesse au milieu de ses
chers livres, if est devenu un merveilleux lecteur. Un
jour chaque semaine, le mercredi, les salles s'em-
plissent d'aveugles qui déposent de gros ballots de
livres sur les tables : ce sont les habitués qui rap-
portent les volumes qui les ont distraits pendant la
semaine. Des amis se retrouvent là; ils causent de
leurs, affaires et de leurs lectures. Puis ils repartent
aussi chargés qu'ils étaient venus : ils emportent des
provisions nouvelles pour huit jours. C'est la journée
des Parisiens. Les jours suivants on servira la pro-
vince. Dans toutes les directions on expédie des
colis de volumes qui reviendront après avoir passé
sous bien des doigts, plus ou moins vite selon la
curiosité des lecteurs. Dans les grands centres, où les
aveugles sont nombreux, on expédie de grosses
caisses chargées d'une quarantaine de volumes. Elles
séjournent trois mois dans chaque ville, et les inté
ressés y viendront puiser librement. Elles passeront
' de ville en ville, de l'Ouest à l'Est et du Nord au
Midi et ne rentreront à Paris qu'après avoir fait leur
tour de France 1 .
Suivons-les par la pensée : à toutes les étapes de
leur pèlerinage elles sont accueillies avec des trans-
1. Le chiffre du mouvement annuel des volumes atteindra
bientôt 50.000.
LA CUITURE INTELLECTUELLE 41
ports de joie. Nous pénétrerons avec, elles dans bien
des réduits misérables où, sans ces volumes sau-
veurs, des aveugles vivraient, repliés sur eux-mêmes,
dans le découragement et la détresse morale. Ils font
glisser partout un rayon de bonheur et de lumière,
de la seule" lumière qui puisse aller jusqu'à l'âme de
l'aveugle. Lès lettres de remerciement, pleines d'une
reconnaissance et d'une émotion débordantes,' qui
parviennent fréquemment à la Bibliothèque, disent
assez combien leur apostolat est fécond. Il faut
entendre parler d'eux surtout les aveugles-sourds
dont ils sont parfois toute la vie, l'unique lien qui
les rattache au reste du monde. « La Bibliothèque
Braille, disait l'un d'eux, est pour moi un vrai sau-
vetage intellectuel ». Et un autre : « Avec mes livres
il me semble n'être plus aveugle... J'oublie mon
malheur, je me sens revivre. Ce n'est plus cet
affreux isolement, cette longue nuit décourageante,
ce silence de mort voisin du tombeau, mais c'est
la résurrection, c'est le retour à la vie, à la lumière,
à la liberté de l'intelligence, c'est la joie du captif qui
voit tomber ses fers ».
Une section importante de la Bibliothèque Braille
est réservée à la musique. Constamment des lettres
de demandes y parviennent. C'est un. organiste aux
abois auquel son curé réclame telle messe déter-
minée pour le dimanche suivant. C'est un professeur
de musique dont l'élève veut exécuter tel morceau de
piano que le maître ne possède pas. S'il est hors
d'état de le faire jouer son crédit est ébranlé, car
son concurrent clairvoyant peut se procurer ce
même morceau dans le premier magasin rencontré et
satisfaire tous les caprices de sa clientèle. La Biblio*
thèque Braille intervient. Elle prête le livre demandé,
et consolide les situations. Et je ne parle ici que de
ses bienfaits matériels, immédiatement tangibles.
Son action diffuse et la - sourde infiltration de son
42 LE MONDE DES AVEUGLES
influence ne sont pas moins précieuses : elle tend à
hausser sans cesse le niveau de la culture des musi-
ciens, non seulement en ce qui concerne la technique
de leur art, mais dans lès sujets connexes comme
Phistoire de la musique, et môme dans les sujets qui
ne s'y rapportent point du tout, mais dont la connais-
sance est nécessaire à un homme qui prétend tenir
une place dans le monde.
Avant elle, le temps de l'école achevé, ne pou-
vaient continuer à lire quotidiennement que ceux qui
disposaient d'un lecteur. Or, bien rares étaient les
fortunés qui pouvaient s'offrir un luxe aussi dispen-
dieux. On ne lisait pas. Aujourd'hui, à la sortie de
l'école, on est jnvité à entretenir ses connaissances
acquises, à enrichir son esprit. Un fait caractéris-
tique témoigne du progrès accompli : les aveugles
qui ont plus de quarante-cinq ans lisent presque
tous fort mal ; à peu près tous les bons lecteurs ont
moins de quarante-cinq ans : ils appartiennent à «la
génération qui a profité de la Bibliothèque Braille.
Les premiers se> font lire quand ils en ont les moyens;
les seconds se font lire encore sans doute, mais ils
lisent aussi par eux-mêmes, et par su*ite ils lisent
mieux et bien davantage.
Sans doute, quelque admirable qu'elle soit, la
Bibliothèque Braille ne suffit pas encore à sa tâche.
D'importants ouvrages y manquent encore. Tous les
niveaux intellectuels, tous les goûts sont représentés
chez les aveugles. Gomment trente mille volumes,
qui peuvent constituer environ cinq ou six mille
ouvrages, suffiraieut-ils à tant de besoins? Mais le
passé nous répond de l'avenir et l'on a compris, je
pense, combien déjà dans le présent la bibliothèque
qui à si juste titre porte le nom de Braille apporte
un couronnement magnifique à l'œuvrq du génial
inventeur. Elle rend possible la culture de l'intelli-
ligence par le toucher.
v_
CHAPITRE III
te travail intellectuel — Une expérience.
Un académicien disait encore récemment : « Il faut
à un aveugle dix fois plus de temps pour apprendre
dix fois moins de choses qu'un clairvoyant. » Nous
venons de voir que les faits contredisent une pareille
opinion. Elle est infirmée à la fois par ce que nous
savons de l'intelligence de l'aveugle et par les progrès
considérables que l'alphabet Braille a fait Réaliser à
«es procédés de culture.
Sans doute, la documentation oppose toujours beau-
coup plus de difficultés à l'aveugle qu'au clairvoyant.
Les livres sont moins à sa disposition. Ils le sollici-
tent moins à la lecture. Beaucoup ne lui sont acces-
sibles que par l'intermédiaire d'un clairvoyant. Dans
les conditions moyennes le mal n'est pas grave, et nos
musiciens et nos ouvriers sont, au point de vue de la
culture générale, au moins les égaux de leurs concur-
rents. Mais on a peine à croire qu'il n'y ait pas là un
insurmontable obstacle pour ceux qui peuvent pré-
tendre à un développement intellectuel plus grand.
Un exemple nous montrera que, dans des circons-
tances favorables, même les travaux d'érudition qui
exigent les recherches les plus minutieuses et le manie-
ment de matériaux considérables ne sont pas interdits
aux aveugles. On y verra les merveilleux services qu9
nous pouvons tirer de l'invention de I^ouis Braille, et
i >
44 LE MONDE DES AVEUGLES
sa souplesse à se plier à tous les besoins. Je m'excuse
de parler ici de moi-même et des livres que j'ai publiés
sur Montaigne. Un savant critique 1 m'y a convié en
demandant, dans un article où il a parlé avec beau-
coup de bienveillance de mes ouvrages, de quels pro-
cédés de travail dispose un aveugle pour se livrer à
de semblables études. Et puis, je suis ici moins en
cause que Braille, car c'est Braille qui m'a .permis
d'agir et qui l'a permis à d'autres comme à moi-même.
Aussi bien, au point de vue de la psychologie de
l'aveugle, l'intérêt que présentent mes livres sur Mon-
taigne est de faire voir que, grâce à nos méthodes
spéciales, les recherches philologiques, les travaux
d'érudition nous sont parfaitement accessibles.
I
J'ai perdu la vue à quatre ans et demi. De mes pre-
mières années, il ne me reste aucun souvenir visuel
qui soit net, soit parce que l'insouciante enfance ne
fixe guère son attention, soit plutôt parce que, dans la
nuit complète où je vis désormais, aucune impression
visuelle ne peut venir réveiller des souvenirs endor-
mis. Dans une grande Histoire Sainte qu'on ouvrait
devant moi, j'ai bien quelque idée d'un Abraham
immolant son fils, tandis qu'un ange descend du ciel
pour arrêter son bras. Peut-être les ailes de l'ange
qui avaient frappé mon imagination d'enfant ont-elles
laissé quelques traces dans ma mémoire? Mais tout
cela est si vague que j'ose à peine y croire, et pour peu
que je cherche à presser mon souvenir, tout s'éva-
nouit aussitôt. C'est plutôt un souvenir de vision qu'une
image visuelle. J'ai des idées assez précises des cou-
1. M. Victor Giraud, dans la Revue des Deux Mondes. Je
reproduis ici en partie, avec quelques modifications, la réponse
eue cette môme revue a bien voulu publier dans son numéro
ou 1 er mars 1909.
LE TRAVAIL INTELLECTUEL ' 45
leurs, mais, faute de pouvoir les contrôler, j'ignore si
elles sont exactes. Quand mes yeux se sont fermés, je
ne savais pas lire. Mon éducation a donc été entière-
ment une éducation d'aveugle.
Je pris mes premières leçons en écoutant mes
frères lire à haute voix. On me trouvait une bonne
mémoire. A huit ans, à l'âge où le toucher est encore
très sensible, je commençai à étudier l'alphabet Braille.
Ainsi, très jeune je me familiarisai avec les deux pro-
cédés essentiels de travail dont je devais faire usage
dans la suite, la lecture à haute voix et la lecture tac-
tile.
Un séjour à l'Institution nationale des Jeunes Aveu-
gles de Paris m'inftia plus complètement à toutes les
méthodes spéciales de la pédagogie des aveugles,
mieux enseignées dans cette école que dans la plu-
part des autres, et me prépara ainsi aux études que je
devais faire dans différents lycées de Paris.
Là, pour le latin, pour le grec, bien souvent même
pour le français, les livres en relief me faisaient défaut.
Je transcrivis et fis transcrire ceux qui m'étaient indis-
pensables. Des amis dévoués m'ont aidé dans cette
tâche. La bibliothèque Braille m'a prêté de nom-
breux volumes. Mais le plus souvent, comme autre-
fois, j'apprenais mes leçons avec un secrétaire ou
avec un camarade qui me les lisait. J'usais cons-
tamment du système Braille pour noter tout ce que je
désirais conserver, pour écrire les brouillons de mes
devoirs, surtout pour prendre des notes aux cours qui
nous étaient faits en classe. Par suite de cet exercice
continuel, je maniais le poinçon avec rapidité, et,
grâce à une sténographie que j'enrichissais peu à peu
de signes nouveaux, aucune phrase des cours ne
m'échappait. Quant aux devoirs que je devais remettre
à mes professeurs, je les écrivais avec unç machine
à écrire, celle-là même dont je me sers en cet instant.
C'est une Dactyle qui ne diffère en rien du modèle
46 LE MONDE DES AVEUGLES
ordinaire : et sans doute je ne vois pas les lettres ins^-
crites sur les touches que je frappe, mais la mémoire
supplée fort aisément à ce défaut. Aussi bien, les dac-
tylographes voyants écrivent toujours sans regarder
leur clavier. La seule difficulté consistait en ce que je
ne pouvais pas me relire. Pour cet office, j'étais obligé
de faire appel à un clairvoyant.
Grâce à ces procédés, grâce aussi à la bienveillance
de maîtres excellents dont quelques-uns ont fait
preuve envers moi d'un dévouement sans limite, je-
n'ai eu aucune difficulté à suivre mes camarades, et
j'ai fait mes classes avec succès. En même temps, je
m'habituais de plus en plus à tirer le meilleur parti
possible des conditions de travail qui m'étaient faites : '
à profiter d'une lecture entendue comme d^une lecture
que j'aurais faite moi-même, à multiplier mes notes
en Braille, à les classer d'une manière à la fois métho-
dique et pratique. Tout cela devait me servir dans la
suite.
Quand j'entrai à l'Ecole Normale Supérieure, je sen-
tis tout de suite qu'un changement se produisait dans
mes études : au travail d'assimilation, qui est celui
de l'enseignement secondaire, succédait le travail* de
production, le travail scientifique. J'avoue qu'au début
une inquiétude me troubla. Il fallait aller aux sourceà,
manier une foule de livres sans aucun guide. Mes
goûts m'avaient porté vers l'histoire littéraire, et, dans
aucun genre d'études la documentation ne présente
autant de difficultés que dans l'histoire. Je regrettais
parfois de n'être pas philosophe, car je me disais (je
n'en suis plus aussi sûr aujourd'hui) qu'un philosophe
demande moins aux livres, et tire plus de son propre
fonds. La nécessité s'imposait à moi d'apprendre à user
aussi méthodiquement que possible des instruments
bibliographiques, afin de guider sûrement dans leur
maquis un secrétaire qui, désormais, devenait insépa-
rable de ma personne, qui me prêtait constamment
LE TRAVAIL INTELLECTUEL 47
ses yeux, mais des yeux de plus en plus passifs à
mesure que la besogne se faisait plus personnelle et
plus compliquée. Avant ma sortie de l'Ecole, je m'étais
attaché à Fétude de Montaigne.
II
Pour qu'on puisse comprendre en quoi ma tâche
a consisté, je me vois dans la nécessité (et j'en
demande pardon au lecteur) de rappeler brièvement
le point où en était l'étude de Montaigne quand je l'ai
abordée, et le but que je me suis proposé.
Oh avait coutume de lire les Essais de Montaigne
comme une œuvre homogène et formant bloc. Dans
su philosophie on cherchait une idée une, presque ui*
système, et, comme on y rencontrait beaucoup* de
jugements contradictoires, les uns te prétendaient
stoïcien, tandis que d'autres le faisaient épicurien :
lès uns le déclaraient sceptique, pendant que d'autres
lili attribuaient presque du dogmatisme; ceux-ci le
voulaient religieux, ceux-là l'affirmaient athée. Dans
son art, on ne se heurtait pas à moins de contrastes :
à côté de chapitres étriqués, vides d'originalité, on
trouvait les admirables Essais si personnels, si riches,
que tout le monde connaît. Il m'a paru que toutes ces
contradictions apparentes et ces oppositions pouvaient
s'expliquer, qu'elles correspondaient à des différences
de dates dans la composition des Essais, et que la
pensée de Montaigne avait varié d'époque à époque
comme sa manière d'artiste avait changé. Retrouver
autant que possible les étapes successives que sa pen-
sée a traversées, les couches qui se sont Tune sur
l'autre déposées dans son esprit par les transforma-
tions de son œuvre, en un mot retracer l'évolution de
Montaigne comme philosophe et comme artiste, tel a
donc été mon dessein.
Pour lé réaliser, la première chose à faire était de
48 LE MONDE DES AVEUGLES
déterminer la chronologie des Essais. Il fallait y
rechercher les allusions qu'ils contiennent à des évé-
nements contemporains, identifier ces événements sou-
vent obscurs, et en déterminer la date parfois au prix
de longues recherches. Sans chronologie solidement
établie, il n'y a pas d'études historiques.
Mais, pour fixer cette chronologie, et pour éclairer
l'évolution qu'elle devait nous faire connaître v il était
très important de retrouver les lectures de Montaigne.
En effet, plusieurs chapitres inspirés par un même
livre avaient chance d'être contemporains. La série
des lectures pouvait révéler beaucoup sur la série des
compositions. Je dus donc commencer par reconsti-
tuer ce que l'on pouvait retrouver de la bibliothèque
de Montaigne, et, à mesure que je replaçais les
livres sur les rayons, rechercher pour chacun les
emprunts qui lui avaient été faits.
Cette enquête, délicate et fort étendue, était donc
le point de départ nécessaire de ma tâche, et elle en
constitua la plus lourde partie. Pour comprendre
comment elle avait été possible, et comment elle pou-
vait promettre une base solide à l'édifice que je vou-
lais construire, il importe de se rappeler que Mon-
taigne citait volontiers avec beaucoup de fidélité les
auteurs dont il s'inspirait. On trouve dans les Essais
des phrases presque textuellement copiées des livres
qu'il aimait; ailleurs ce ne sont que des allusions,
mais des allusions si précises qu'on peut quelquefois
indiquer la source avec certitude. Comme en outre
Montaigne parlait avec plaisir de ses lectures et nous
a donné ses impressions sur beaucoup d'entre elles,
une semblable entreprise avait des chances sérieuses
d'aboutir. Elle avait été commencée, et bien com-
mencée par des annotateurs comme Coste et Victor
Leclerc ; il ne fallait que la continuer avec plus de pré-
cision et plus de patience.
Mon premier soin a donc été de transcrire intégra-
Life TRAVAIL INTELLECTUEL 49
lement en Braille l'œuvre de Montaigne. Ma collection
des Essais comporte une vingtaine de volumes. J'ai
pu dès lors très aisément et sans aucun secours
étranger les étudier en eux-mêmes, m'en pénétrer,
les mettre en fiches. Mes fiches, rédigées en Braille,
bien entendu, se distinguaient en trois catégories : sur
celles du premier groupe s'inscrivaient toutes les
idées qui sont exprimées dans les Essais; sur celles
du second groupe, toutes les images, les expressions
caractéristiques, les figures, en un mot, toutes les
particularités de style; au dernier groupe étaient
réservés les exemples historiques, les anecdotes et les
récits de tout genre qui pullulent dans les Essais. Puis
ces trois amas de fiches ont été classés, chacun séparé-
ment suivant Tordre alphabétique et placés dans une
caisse volumineuse qui, pendant plusieurs années, est
restée constamment à la portée de ma main.
Le mot caractéristique de chacune de ces fiches,
celui qui servait à lui assigner une place dans le clas.-
sement alphabétique, était inscrit à l'extrémité infé-
rieure, et ainsi, toutes étant disposées la tête en bas,
il me suffisait de promener rapidement les doigts sur
la tranche qu'elles me présentaient pour découvrir
immédiatement dans ces piles considérables la fiche
dont j'avais besoin. La recherche ne me prenait pas
pïus de temps, je crois, qu'elle n'en eût demandé à un,
œil exercé. Placé devant mes casiers je n'avais plus,
dès lors, qu'à relire les livres que Montaigne avait pu
connaître. Chaque fois que j'étais frappé par une
idée, une image, un exemple que j'avais rencontré
dans les Essais , j'étendais la main vers la fiche où ce
détail était inscrit. Celle-ci découverte me renvoyait à
la page exacte de Montaigne, me permettait de con-
trôler mon souvenir. Si comme je l'avais présumé, il
y avait emprunt ou allusion, j'inscrivais ma trouvaille,
toujours en Braille, sur la fiche où quelques lignes
avaient été ménagées à cet effet.
►
50 LE MONDE DES AVEUGLES
Je devais lire ainsi, pour que mon enquête fût fruc;
tueuse, presque tout ce qui avait eu chance d'inté-
resser Montaigne, et son esprit était d'une insatiable
curiosité. De son temps , les littératures latine et
grecque étaient presque entièrement vulgarisées, et
son éducation l'invitait à puiser .tout particulièrement
chez les Anciens. Il lisait, en outre, beaucoup de livres
français et italiens. C'est donc dans les ouvrages
grecs, latins, français et italiens alors publiés que j'ai
dû faire mon enquête. Le premier soin a été de
retrouver leurs titres, grâce aux instruments biblio-
graphiques que j'ai dépouillés; le second, de recher-
cher dans les bibliothèques publiques les livres qui
pouvaient m'intéresser, car ces livres sont souvent
extrêmement rares. Beaucoup d'entre eux n'ont pas
été réimprimés depuis le xvi e siècle; pour ceux même
qui Pout été, il fallait recourir aux éditions du temps,
qui diffèrent parfois sensiblement de celles qu'on a
données depuis.
Il va sans dire que rien de tout cela n'a été transcrit
en Braille. J'ai donc dû, non pas lire ces ouvrages,
mais, me les faire lire à haute voix. L'habitude
m'avait, comme je l'ai dit, rendu ce procédé de tra-
vail si familier que, pour les ouvrages qui n'ont pas
un 'caractère artistique, je préfère la lecture à haute
voix à la lecture iactile.
Et cependant, pour de pareilles enquêtes, elle pré-
sentait de réels inconvénients que je ne chercherai
pas à dissimuler. D'abord et avant tout, c'est l'impos-
sibilité de parcourir qui est la grande infériorité de la
lecture à haute voix. L'œil a vite fait d'éliminer un cha-
pitre inutile, de scruter une page et de s'assurer qu'elle
ne contient rien d'intéressant. Rien ne peut le rem-
placer dans cet office. Il fallait se résoudre à écouter
bien des développements inutiles, de peur de sauter
imprudemment par-dessus une idée importante.
Quand je me hasardais à faire des coupures, il les
LE TRAVAIL INTELLECTUEL 51
fallait courtes : il était en effet nécessaire de con-
naître à tout le moins toutes les orientations succes-
sives que prenait le raisonnement ; quand une direc-
tion était stérile, on pouvait l'abandonner, mais il
importait de ne pas laisser passer le point précis où la
pensée s'engageait dans une voie nouvelle. Parfois, je
convenais d'un signe (un coup de règle sur Ja table,
par exemple), qui faisait interrompre la phrase
entamée, et il était entendu que mon lecteur devait
reprendre plus loin, suivant la nature du livre : ou au
début de la phrase suivante, ou au prochain alinéa,
ou cinq ou six lignes plus bas. Mais ces remèdes
étaient médiocres, et ils demandaient à être employés
avec beaucoup de réserve. Une autre difficulté est que
des yeux d'emprunt n'ont jamais la docilité de ceux
qui sont directement gouvernés par notre volonté. Un
secrétaire, quelque dévoué soit-il , se- lasse d'une
besogne infiniment monotone et dont l'intérêt lui
échappe. Je ne cherche donc pas à diminuer les diffi-
cultés qu'un aveugle rencontre dans de pareils tra-
vaux. Mais à tout prendre, ce ne sont que des diffi-
cultés, non des obstacles infranchissables. Pour en
venir à bout, il suffit d'un peu plus de patience, d'un
peu plus de persévérance, et voilà tout.
Les recherches de chronologie ont pu se faire de la
même manière, et, quand les enquêtes de sources et
de chronologie ont été ache\ées, il ne restait plus qu'à
concentrer tous ces résultats, à les ramasser, à les
condenser pour en tirer les conclusions qu'ils com-
portaient et éclairer à leur lumière l'évolution deda
pensée de Montaigne. Ce n'était plus qu'une affaire de
réflexion, besogne agréable entre toutes parce qu'elle
se passait de livres et de tout secours étranger, parce
qu'elle était tout intérieure.
Pour sa lente maturation les fiches de Braille
étaient l'aliment nécessaire et suffisant, et j'ai dit
combien le maniement m'en était aisé. Ici, je crois
54 LE MONDE DES WE L'OLE 8
retouches de détail. Au reste, je crois pouvoir affirmer
que ma forme n'est pas moins imparfaite lorsque
j'écris du premier jet en Braille : au contraire, si elle
est peut-être un peu plus ferme, en revanche elle a
plus de raideur.
En somme, et c'est toujours là qu'il m'en faut reve-
nir, la mise en œuvre de ces 1.250 pages très com-
pactes ne coûte pas du tout à un aveugle l'effort pro-
digieux qu'on suppose volontiers. Si leur préparation
lointaine, si le travail de documentation qui leur sert
de fondement présentait plus de difficultés, j'en ai
assez dit pour montrer que les procédés de travail
dont un aveugle dispose aujourd'hui permettaient de
l'entreprendre sans témérité. Ils m'ont donné, je crois,
le moyen de me conformer exactement à la méthode
que tout clairvoyant désireux de traiter avec précision
le même sujet aurait été contraint de suivre. Car en
tout cela je n'ai rien inventé : tout clairvoyant aurait
dû, je pense, faire usage de quelque, jeu de fiches
analogue au mien. Je n'ai fait qu'adapter la méthode
commune, je dirais presque la méthode nécessaire,
aux conditions spéciales des aveugles. Et cette adap- v
tation était très simple, elle ne demandait pas un
grand effort d'imagination. Elle s'est faite petit à. petit,
au fur et à mesure des besoins, par tâtonnements
successifs. Elle a jailli en quelque sorte des circons-
tances.
Mon dessein n'est pas, on le conçoit, d'engager les
aveugles à faire des travaux d'érudition. Pour y réus-
sir, il faut de toute nécessité avoir le goût, la passion
de l'érudition, et, fort heureusement, peu de per-
sonnes sont atteintes de cette maladie. Fort heureu-
sement aussi il y a d'autres travaux plus accessibles
aux aveugles, et dans lesquels ils ont moins de peine
à rivaliser avec les clairvoyants. Dans tout ce que je
viens de rapporter, il faut voir non un exemple, mais
une expérience : une expérience qui, certes, n'éton-
LE TRAVAIL INTELLECTUEL 55
nera pas les aveugles (eux du moins verront bien que.
tout ici est fort simple), mais qui leur suggérera
peut-être quelques observations utiles sur certaines
applications qu'ils peuvent faire de leurs procédés
propres de travail. C'est aux clairvoyants surtout
qu'elle s'adresse : avec tant d'autres expériences qui
se renouvellent tous les jours, elle contribuera peut-
être, pour sa petite part, à leur inspirer des jugements
plus équitables sur les aveugles. Il faut tant et tant
de faits sans cesse répétés pour lutter contre un pré-
jugé, pour le faire reculer pied à pied, que nous n'en
aurons jamais assez.
Le Moi (celui de Montaigne excepté) est presque
toujours haïssable, je le sais. Mon lecteur voudra bien
remarquer que, en dépit des apparences, je l'ai entre-
tenu beaucoup moins de mes travaux personnels que
du travail des aveugles en général. J'ai voulu, par un
exemple, montrer la souplesse de nos procédés de
travail. Peut-être, après m'avoir lu, comprendra-t-on
mieux notre reconnaissance à tous pour l'inventeur
d'un alphabet auquel nous devons la libération de
nos intelligences.
DEUXIEME PARTIE
LA SUPPLÉANCE DES SENS ET L'ACTIVITÉ
DE L'AVEUGLE
CHAPITRE IV
La suppléance des sens. — Sa nature
et son mécanisme.
I
Si l'intelligence -de l'aveugle n'est pas amoindrie
par son infirmité, sa capacité d'agir est grandement
diminuée. L'homme est essentiellement un visuel.
Lui ôter la vue, c'est le priver de son principal ins-
trument d'action. Un chien qui devient aveugle con-
tinue à mener sa vie normale. Son odorat et son ouïe
suffisent à ses besognes ordinaires. La cécité n'est pas
rare dans l'espèce canine. Nous en avons tous connu
de ces pauvres chiens vieillissants dont la vue s'étemt
progressivement. A peine s'aperçoit-on de leur infîr- ^
mité. Ils ne cessent point de se conduire, de chasser,
de garder en bon ordre leurs moutons ou leurs
vaches, de mordre au jarret ceux qui s'écartent du
rang, de courir avec l'agilité que leurs muscles leur
x.
LA SUPPLÉANCE DES SEN8 57
permettent encore. Il en va de même du cheval, au
moins du cheval domestique qui, sans la vue, conti-
nua fort bien son service. La chauve-souris, devenue
aveugle, pourvoit à sa subsistance. L'homme, parce
qu'il est beaucoup moins doué que nombre de bètes
du coté de l'odorat, mais surtout parce que son acti-
vité est beaucoup plus riche et variée, est diminué et
désemparé par la perte de la vue bien plus que la plu-
part des animaux.
Ce n'est pas que l'aveugle ne puisse se livrer à bien
des occupations dont à première vue on serait tenté
de le croire incapable. La nature semble s'efforcer de
réparer le tort qu'elle lui a causé. On sait que le prin-
cipe de cette réparation est dans la suppléance des
sens, que les sens restés intacts se substituent à la
vue absente dans quelques-unes de ses fonctions. Mais
de quelle nature est cette suppléance et comment se
fait-elle, voilà ce que les clairvoyants se représentent
bien souvent d'une manière fort erronée. De là tant
de légendes qui ont cours sur les aveugles et la diffi-
culté qu'éprouve le public à se faire sur eux une opi-
nion exacte, à se représenter leurs moyens d'action,
et à accorder par conséquent à ceux qui demandent
du travail le juste degré de confiance qu'ils méritent.
La plus commune de ces légendes est celle qui nous
présente les aveugles comme discernant les couleurs
au toucher. Le simple bon sens suffit à en montrer
la puérilité. Jamais le toucher ne donnera des infor- -■
mations sur la lumière et sur la couleur, qui sont le
domaine propre du nerf optique, pas plu.3 qu'il n'en
donnera sur les parfums. Si des aveugles parviennent
fort bien à tricoter avec des laines de couleurs diffé-
rentes et à distinguer ces laines entre elles de manière
aies employer à propos, ils les distinguent non pas
par la couleur, mais par quelque autre différence
sensible au toucher, différence d'épaisseur, de poli,
de grain, de densité, de rigidité, que sais-je. S'ils les
58 LE MONDE DES AVEUGLES
nomment ensuite, comme les voyants eux-mêmes,
laine rouge, laine noire, laine blanche, c'est qu'ils
adoptent le langage de ceux qui les entourent afin de
se faire comprendre d'eux. Rien de plus. Cette puéri-
litépourtant est souvent répétée. Diderot, auquel on
a parlé « d'un aveugle qui connaissait au toucher
quelle était la couleur des étoffes », n'ose pas la criti-
quer. « J'ai lu dans un livre de classe », écrit M. Kunz,
directeur de l'Institution des aveugles à Illzach, en
Alsace, « que jadis un aveugle devint le tailleur ordi-
naire d'un roi parce qu'il avait su lui faire les plus
beaux vêtements et les mieux choisis comme couleur, ,
ayant appris à distinguer à l'aide du toucher les plus
fines différences de nuances. » Et encore :« Un savant
très distingué a assuré en ma présence avoir connu
un aveugle qui reconnaissait les couleurs à l'aide du
toucher. » En vain M. Kunz s'efforça-t-il de faire
naître un doute dans l'esprit de son interlocuteur; il .
ne put que jeter le discrédit sur son école où Ton
n'enseignait point une science aussi nécessaire.
Le P. Regnault dans ses Entretiens physiques se
chargeait de fournir une explication scientifique de
cette faculté des aveugles dont l'existence ne lui sem-
blait pouvoir être révoquée en doute, et à ce sujet il
renvoyait ses lecteurs au Journal des savants.
J'extrais les lignes que voici d'un livre qui a fait
autorité au siècle dernier, le Traité des facultés de
l'âme, de Garnier :
On fait mention, dit Bayle, d'un organiste aveugle, qui
était fort habile dans son métier, et discernait fort bien
toutes sortes de monnaies et de couleurs. Il jouait même
aux cartes et gagnait beaucoup, surtout quand c'était à lui
à faire, parce qu'il connaissait au toucher quelles cartes il
donnait à chaque joueur. Aldrovand dit qu'un certain Jean
Ganibasius de Volterre, bon sculpteur, étant devenu aveugle
à l'âge de vingt ans, s'avisa, après un repos de dix années,
d'essayer ce qu'il pourrait faire dans son métier. Il toucha
LA SUPPLÉANCE DES SENS 59
fort exactement une statue de marbre qui représentait
Cosme I er , grand-duc de Toscane, et en fit après cela une
d'argile, qui ressemblait si bien à Cosme que tout le monde
en fut étonné. Le grand-duc Ferdinand envoya œ sculpteur
à Rouie, où il fît une statue d'argile qui ressemblait parfai-
tement à Urbain VIII.
Àbercrombie dans ses célèbres Recherches sur les
facultés intellectuelles , et Taine, ensuite, dans son
traité De l'Intelligence, répètent, après Diderot, que
« .Saunderson, le mathématicien aveugle, pouvait dis-
tinguer avec la main, dans une série de -médailles
romaines, celles qui étaient vraies et celles qui
étaient fausses 1 », que «deux aveugles pouvaient dire
les noms de plusieurs pigeons apprivoisés avec les-
quels ils s'amusaient dans un petit jardin, rien qu'à
les entendre voler au-dessus de leurs tètes ».
Sans chercher à démêler la part de vérité que peut
contenir chacun des exemples précédents, tâche fort,
délicate, il suffit de considérer quelles autorités nous
les allèguent pour nous assurer qu'une grande incer-
titude règne dans les esprits sur les facultés des aveu-
gles. Quiconque se plaît à cette psychologie de fan-
taisie lira avec satisfaction le livre que James Wilson
a publié au siècle dernier sous le titre de : Biographie
des aveugles. C'est le rendez-vous de toutes les
légendes abracadabrantes qui ont eu cours sur ces
sujets. On y voit les prétendus miracles que l'ouïe et
le toucher accomplissent quand la perte de la vue
leur a donné une puissance magique. On y rencontre
des aveugles qui tiennent le rôle de cochers ; d'autres
découvrent, au bruit de son trot, la cécité d'un cheval
1. Dans leur pensée, comme dans la pensée de Diderot, ce
serait d'après le dessin de ces médailles, et non d'après le poli
des arêtes, que Saunderson aurait jugé de leur authenticité; -et
pourtant, ajoute Diderot, les médailles fausses soumises à son
examen étaient si parfaitement imitées qu'elles trompaient les
plus habiles connaisseurs voyants.
■S
60 LE MONDE DES AVEUGLES
et la révèlent à des clairvoyants qui, malgré le plus
minutieux examen, ne l'avaient pas soupçonnée. La
critique aux hésitations chagrines n'a pas effleuré ces
récits, et c'est ce qui les rend instructifs : ils nous
renseignent non certes sur ce que peuvent les sens,
mais sur ce que peuvent la crédulité et l'imagination
des hommes.
Dans toutes ces légendes, et dans certaines alléga-
tions trop légèrement reçues par des psychologues, il
faut voiries restes d'une croyance vivace chez certains
peuples primitifs. L'étonnement qu'on éprouvait à
voir certains aveugles agir et participer à la vie com-
mune leur faisait attribuer des facultés surnatu-
relles. Dans Paiicienne Grèce, non seulement Homère,
qui connaissait les destinées des dieux, mais Tirésias
et la plupart des devins avec lui étaient aveugles.
En Corée les aveugles sont encore aujourd'hui entou-
rés de respect parce qu'ils ont le don de double vtie.
Ils gagnent leur vie, et très largement nous assure-
t-on, en dévoilant aux malheureux mortels les mys-
tores de leurs destinées. En échange de la vue i dans
l'espace, une vue dans l'avenir, infiniment plus pré-
cieuse leur a été donnée. Ils développent parfois cette
faculté naturelle dans des écoles où on leur enseigne
les pratiques de l'art magique. On les emploie à exor-
ciser les âmes et à guérir les malades. En Turquie on
les utilise surtout à réciter le Coran. Ils le débitent
sans le comprendre et leurs prières passent pour être
à la divinité plus agréables que celles des autres
hommes. Aussi les recherche-t-on dans les funérailles
et dans toutes les cérémonies religieuses. En Russie
un dicton populaire assure « que c'est Dieu qui ins-
truit les aveugles et que c'est surtout en eux que ses
œuvres se manifestent ».
On ne croit plus dans les pays civilisés que l'aveugle
possède le don de la divination ou un pouvoir parti-
culier auprès des puissances célestes, mais il arrive
tA SUPPLÉANCE DES SENS 61
encore qu on accorde à ses sens une acuité miracu-
leuse. Comment concilier ces exagérations avec les
exagérations en sens inverse de ceux (et ils sont
légion) qui regardent les aveugles comme de véritables
impotents? Ceux-ci sont les esprits massifs. Tant de
faits constatés depuis cent vingt-cinq ans que Ton
instruit méthodiquement le& aveugles, tant de musi-
ciens de mérite et d'ouvriers habiles n'ont rien pu
pour les convaincre. Rencontrent-ils un aveugle
adroit, ils s'étonnent d'abord, a priori ils le regar-
dent comme un phénomène, le classent à part de ses
congénères, puis vite le souvenir même de leur éton-
nement s'efface. Il» traiteront toujours l'aveugle
comme un être étrange, qui ne jouit que d'une vie
très réduite, un être paralysé et presque anesthésié.
Ils verront en lui jusqu'au bout un meuble inutile et
encombrant.
Une notion juste de la suppléance des sens et de»
effets qu'elle est susceptible de produire, pourrait
seule prévenir ces jugements extrêmes, aussi néfastes
les uns que les autres. L'admiration sans mesure
n'est guère moins funeste aux travailleurs aveugles
que la pitiér méprisante. Elle procède de la même
ignorance. Elle a pour effet elle aussi de les tenir à
l'écart du commerce des hommes. Tant qu'une con-
naissance exacte des moyens d'action dont il dispose
et des effets qu'on en peut normalement attendre ne
se substituera point à ces impressions confuses,
l'aveugle souffrira d'être un incompris parmi ses sem-
blables, v
II
On croit volontiers que chez l'aveugle les sens sur-
vivants ont une finesse plus grande que ceux des clair-
voyants, qu'ils sont capables do percevoir des excita-
tions plus faibles. C'est ainsi qu'on interprète en
6â
LE MONDE DES AVEUGLES
général la suppléance des sens. Plusieurs psycholo-
gues ont défendu ce point de vue qui est presque uni-
versellement admis.
MM. Griesbach et Kunz ont fait à ce sujet quelques
milliers d'observations. Ils en ont conclu que cette
opinion commune est erronée 4 .
À Paide de l'esthésiomètre, ils ont comparé le tou-
cher de nombreux sujets aveugles,avec celui de sujets
1. On trouvera les articles de Griesbach dans Pflûger's Archiv,
•- t. LXXIV, pp. 577 à 638; t. LXXV, pp. 365 à 426 et 523 à 573,
sous le titre : Vergleichende Untersuchungen ûber die Sinrie-
schàrfe Blinder und Sehender. En voici les principales conclu-
sions, d'après V Année psychologique, t. VI, p. 518 :
« 1° Le pouvoir de distinction pour les impressions tactiles
est le même, au repos, chez les aveugles et chez les clairvoyants ;
la différence de perceptivi^é serait plutôt en faveur des clair-
voyants ;
« 2° Chez les aveugles-nés, l'acuité tactile est un peu moindre
que chez les voyants ; dans quelques cas, chez les aveugles-nés,
toutes les sensibilités sont défectueuses;
« 3° Les aveugles sentent moins bien à la pointe de l'index
que les voyants ; il y a souvent chez eux une différence dans
le pouvoir perceptif des deux index ; i
« 4o Chez les aveugles, il faut une plus forte excitation que-
chez les voyants, pour provoquer, surtout à la main, une sensa-
tion tactile nette;
« 5° et 8° Il n'y a aucune différence entre aveugles et
voyants, ni sous le rapport de la localisation des sons, ni sous
celui de la finesse de l'ouïe (pour les sons produits à distance);
« 6° Le pouvoir de localiser les sons varie autant chez les
aveugles que chez les' voyants, et est tout à fait individuel ;
« 7° En général, la localisation binauriculaire est plus pré-
cise que n'est la localisation monoauriculaire;
<l 9° Il n'y a pas de rapport défini, ni chez les aveugles, ni
chez les voyants, entre la faculté de localisation et l'acuité
auditive ;
« 10° Il n'y a aucune différence entre aveugles et voyants
sous le rapport de l'acuité olfactive. »
J'aurai lieu de contester plus loin, sur des points de détail,
ces conclusions de Griesbach. Du moins il a solidement établi
cette vérité, que les sens des aveugles ne sont pas supérieurs
jen acuité à ceux du clairvoyant. Les recherches de M. Marcel
Foucault ont sur ce point confirmé entièrement son opinion.
LA SUPPLÉANCE DES SENS 63
clairvoyants. On sait en quoi consiste l'esthésiomètre :
c'est une sorte de compas dont les pointes sont appli-
quées à l'endroit de la peau dont on veut mesurer !a
sensibilité tactile ; quand elles sont très rapprochées
Tune de l'autre, elles ne provoquent qu'une sensation
unique. On les écarte jusqu'au moment où elles sont
perçues séparément, et produisent par conséquent
deux sensations distinctes. L'écartement mesure la
sensibilité du sujet qui croît en raison inverse de la
distance qui sépare les pointes. Or, chez les aveugles
il n'a pas été moindre que chez les clairvoyants. Chose
singulière même, l'index des aveugles, le doigt lec-
teur, celui qui est le plus exercé, s'est montré moins
sensible que les autres doigts. De même, un bruit
donné n'est pas perçu par un aveugle à une distance
plus grande que par un clairvoyant.
L'opinion contraire était si bien reçue comme un
axiome que pendant longtemps les expérimentations
les plus consciencieuses ne manquaient pas de la
vérifier. Czermak, Goltz, Gaertner, Hocheisen, Stern
l'ont tour à tour corroborée par leurs observations.
Nos appareils de laboratoire pensent; ils partagent
nos préjugés 1 . L'esthésiomètre a souvent proclamé
la supériorité du sens du lieu de la peau chez l'aveugle.
En bonne logique cette supériorité, chez un aveugle-
sourd, devenait écrasante. Chez Laura Bridgman
qui était privée de quatre sens on se devait de cons-
tater, et on a constaté en effet, une sensibilité tac-
tile esthésiométrique deux ou trois fois plus grande
que celle des personnes normales. Malheureusement
des mesures ont été prises depuis su/ d'autres aveugles-
sourds, et elles n'ont pas du tout confirmé ces résul-
tats. Même chez Helen Keller la sensibilité tactile
1. Suivant la manière dont l'expérimentation est conduite,
suivant la matière dont les pointes de l'esthésiomètre sont cons-
tituées et suivant leur acuité, l'examen esthésiométrique donne
des résultats très variables.
G4 IE MOXDS DES AVEUGLES
n'a pas paru à M. Jastrow être notablement supé-
rieure à la normale.
C'est là une constatation instructive. Nous savions
sans aucun doute qu'il ne suffît p^s de devenir aveu-
gle pour qu'aussitôt l'acuité des autres sens se trouve
doublée. Nous savions que la suppléance ne cache
aucun miracle, qu'elle n'est pas une sorte de com-
pensation providentielle et mystérieuse par laquelle
la Nature dédommagerait ses victimes. Nous tenions
pour certain qu'elle est due exclusivement à l'exer-
cice intense auquel les sens survivants sont soumis.
Mais on pouvait croire que l'effet de cet exercice
était de rendre les organes sensibles à des impres-
sions moindres. A considérer l'acuité singulière que,
dans le somnambulisme et dans certaines maladies,
chacun des sens, l'ouïe et le toucher principalement,
sont susceptibles d'acquérir, une pareille hypothèse
n'avait rien d'invraisemblable. En fait elle ne sq véri-
fie pas. Bien que les limites de l'acuité sensorielle ne
soient pas marquées par des bornes immuables, il ne
semble pas que l'acquisition se fasse de ce côté. L'ex-
citation minimum nécessaire pour provoquer une sen-
sation tactile ou auditive n'est pas moindre chez
l'aveugle que chez le clairvoyant 1 .
^Talions pas dire cependant avec MM. Griesbach et
Kun^qu'elle est plus grande. Le paradoxe a des séduc-
tions dangereuses. Les tables d'observation* qu'ils
ont dressées sont étrangement constantes à procla-
mer contre toute attente l'infériorité sensorielle des
aveugles. Non seulement leur toucher et leur ouïe,
mais leur odorat aurait perdu de son acuité. L'olfac-
tomètre de Zwaardemaker consiste essentiellement
1. Des observations analogues faites sur les sourds-muets
par M. Ferrari semblent nous autoriser à généraliser cette con-
clusion et à dire que la perte d'un sens rib rend pas les autres
sens susceptibles d'être impressionnes par des excitations plus
faibles.
&
LA SUPPLÉANCE DES SENS 65
en un tuyau de caoutchouc que l'on bouche au moyen
d'un tube de verre et que l'on recouvre entièrement
à l'aide d'un second tube également en verre. Quand
le caoutchouc 'est recouvert sur toute sa surface il ne
laisse échapper aucune émanation susceptible d'im-
pressionner l'odorat, mai^ plus on le fait sortir de sa
gaine et plus ses émanations se font abondantes.
Pour impressionner l'odorat des aveugles il faudrait
en moyenne, nous assure-t-on, découvrir le caout-
chouc de l'olfactomètrç davantage que pour impres-
sionner l'odorat des clairvoyants.
Il ne faut pas conclure de ces observations que
chez les aveugles la puissance de perception est dimi-
nuée et que, quand un sens se perd, les autres
tendent par cela même à s'émousser. Ce serait, je
crois, partager une erreur dans laquelle les psycho-
physiciens tombent trop souvent lorsqu'ils expéri-
mentent sur les aveugles. Nous ne saurions trop leur
rappeler qu'il y a aveugle et aveugle, qu'à ne pas
distinguer entrer les différentes catégories on s'expose,
à de graves mécomptes. Beaucoup d'aveugles doivent
leur infirmité à une constitution débile, à des tares
profondes telles que la tuberculose, la syphilis ou
l'alcoolisme, à une hérédité de parents consanguins.
D'autres ont perdu la vue par suite de quelque
maladie qui a gravement affecté des organes essen-
tiels, le cerveau, la moelle épinière, le système
nerveux tout entier. Tous ceux-là sont des aveugles
sans doute, mais d'autres infirmités se joignent chez
eux à la cécité. La cécité n'est pas la cause de ces
infirmités. Nous ne pouvons pas la rendre respon-
sable de la déchéance qu'elles entraînent. Si nous
voulons mesurer ses effets, qui ne voit que nous
devons les étudier chez les aveugles sains, chez des
aveugles qui ne sont qu'aveugles?
Quand M. Binet nous assure que chez nsfàibre
d'aveugles il a trouvé un crâne moins développé que le
66 LE MONDE DES AVEUGLES
crâne moyen des clairvoyants, je suis persuadé que
ses mesures sont exactes, mais aussi qu'elles ne prou-
vent rien et je n'en conclus pas avec lui que la cécité
est une cause de dégénérescence cérébrale; il faudrait
savoir si ses sujets ne sont pas aveugles parce que
dégénérés, 1 et non dégénérés parce qu'aveugles. Il eût
fallu écarter avec soin les anormaux de tout degré
pour ne pas fausser nos résultats. Il eût fallu exa-
miner non des aveugles pris au hasard, mais des
sujets qu'un accident, qu'une blessure eût privés de
la vue, des aveugles traumatiques comme on dit quel-
quefois.
Si les tables de Griesbach sont si défavorables aux
aveugles, c'est parce que, sans doute, dans un souci
mal compris d'impartialité scientifique, on a.évité de
faire un choix parmi les sujets examinés, on a reçu
sinon des dégénérés complets, du moins des 'demi-
dégénérés, des êtres incomplets, plus ou moins endom-
magés par des misères individuelles ou des tares ata-
viques. Voilà pourquoi la prétendue infériorité des
aveugles sous le rapport des sens n'apparaît que lors-
qu'on considère les moyennes. A regarder non plus
des groupes mais les individus, tel aveugle rivalise
fort bien en acuité de sensation avec n'importe quel
voyant. Cela aussi les tables de Griesbach le mon-
trent fort bien. Donc la cécité ici n'est pas en cause,
et c'est ne voir qu'un côté du problème que de dire
avec MM. Griesbach et Kunz que, lorsqu'un sens dis
paraît, les autres s'émoussent par sympathie, f
III
Les deux théories se réfutent l'une l'autre : il
semble bien que la perte de la vue soit sans influence
directe sur l'acuité des autres sens. La doctrine du
vicariat des sens, qui en dernière analyse voudrait
nous faire admettre qu'un individu doué du seul sens
LA SlPTUiANCE DES SENS 67
du goût parviendrait à une vie. aussi riche que les
êtres normaux, paraît aussi peu justifiée que la doc-
trine opposée en vertu de laquelle Laura Bridgman,
qui n'avait que le seul sens du toucher, n'aurait pu tirer
de ce sens unique que désinformations négligeables.
En revanche, la cécité peut placer l'individu dans des
conditions favorables ou défavorables à la culture de
tel ou tel sens. C'est alors d'une suppléance d'ordre
purement psychologique qu'il peut être question..
Beaucoup d'enfants aveugles sont lamentablement
négligés par leurs parents. Je sais une fillette qui, à
près de quatre ans, n'a pour ainsi dire pas encore
quitté sa petite chaise. Chaque matin le père et la
mère, obligés d'aller gagner le pain de la famille, l'y
attachent jsolidement afin de la mettre à l'abri des
heurts. De la sorte ils s'assurent que la petite infirme
ne se fera pas de mal. Une sœur de quelques années
plus âgée "a la 'charge de veiller sur elle. Mais l'enfant,
on le conçoit, ne songe qu'à s'amuser : à peine ses
parents ont-ils quitté la maison qu'elle court le village
avec ses camarades. Le soir, quand tous se retrou-
vent, on détache la petite aveugle pour la porter au
lit. Ai-je besoin de dire que, malgré ses quatre
ans, elle n'a- encore nulle notion de propreté, qu'elle
n'a appris à se servir ni de ses jambes, ni presque
de ses mains ? Il est clair que si l'on n'y met ordre
tous ses sens s'assoupiront dans une sorte de léthargie.
La cécité en sera-t-elle la cause? Oui, sans doute,
mais la cause tout à fait indirecte. Elle a ôté aux
sens de cette enfant l'occasion de s'exercer, et par-
tant de se développer. Mais supposez qu'au lieu de
la tenir ainsi à la chaîne on se soit efforcé de la mêler
le plus possible à la vie, qu'on l'ait obligée à se rendre
compte de tout, à tenir son rôle dans les jeux de ses
sœurs, à faire mille choses par elle-même. Alors, tout
au contraire, la cécité l'aurait contrainte à exercer
d'une manière exceptionnelle son toucher et son
68 . LE MONDE DES AVEUGLES
ouïe, et elle aurait ainsi favorisé leur développement.
Car la cécité peut parfaitement favoriser le déve-
loppement de l'oûïe et surtout du toucher. Heureuse-
ment même, elle est pour eux une occasion de se
développer beaucoup plus souvent qu'une occasion de
s'émousser. Dire que chez l'aveugle le toucher ne
devient pas sensible à des excitations plus faibles, ce
n'est pas dire qu'il ne se perfectionne pas. Il y a
d'autres manières pour lui de se perfectionner. Je ne
sais si MM. Griesbach et Kunz n'ont point trop oublié
cette distinction. Ils semblent trop soucieux de démon-
trer que le toucher de l'aveugle est inférieur à celui
du clairvoyant. Que l'aveugle ne perçoive, en général,
qu'une seule sensation quand les âeux branches de
l'esthésiomètre sont écartées d'un millimètre et demi,
il est possible; cela n'empêche pas qu'il est capable
de tirer de son toucher des services exceptionnels.
Que son index réclame même un écartement plus
grand que les autres doigts, je le veux encore. Gela
n'empêche pas que ce même index rie parvienne à
percevoir jusqu'à deux mille et deux mille cinq cents
points de Braille à la minute, à les percevoir s^vec
assez de netteté pour en bâtir des lettres, des mots et
des phrases, tandis que l'index d'un clairvoyant inex-
périmenté distingue à grand'peine le nombre de points
dont une lettre est composée. L'esthésiomètre donne
de précieuses informations, mais il ne faut lui faire
dire que ce qu'il peut dire. La psychophysique nous
renseigne avec exactitude sur les opérations les plus
simples, mais les plus complexes échappent le plus
souvent à ses moyens d'investigation et à ses mesures^
Quand l'entendement s'applique aux données simples
des sens, il les enrichit de sa substance, il les combine
avep des éléments multiples, il leur donne une signi-
fication et une portée nouvelles. C'est par la manière
dont elles sont interprétées par l'entendement de
l'aveugle que ces perceptions de l'ouïe et du toucher,
LA SUPPLÉANCE DES SENS , 69
identiques en substance à celles du clairvoyant, rem-
portent pourtant en général de beaucoup sur elles.
Un officier, qui voit évoluer à la fois sous ses yeux
un nombre d'hommes souvent très~ élevé, aperçoit
parfois dès le premier regard jeté sur cette foule
d'uniformes une irrégularité même insignifiante dans
la tenue d'un soldat, un bouton qui manque, des
chaussures de fantaisie, des cheveux trop longs, que
sais-je encore. Elle a échappé pourtant au promeneur
qui, depuis une heure, concentre sqd attention à
suivre tous les mouvements des hommes. Serait-ce
que la vue de l'officier est plus perçante? Mesurez-la,
vous constaterez qu'il n'en est rien. Peut-être même
est-elle plus faible. Mais, grâce à une éducation spé-
cial, sa conscience sait mettre eh relief, parmi les
données des sens, celles qui intéressent l'exercice de
sa profession. Pour un blanc qui débarque en Chine,
tous les jaunes se ressemblent d'abord ; au bout de
quelques jours la pratique lui a appris déjà à les dis-
tinguer. Est-ce à dire qu'en ce peu de temps sa vue,
s'est affinée?
Cette supériorité de l'aveugle, bien entendu, est
tout accidentelle. Elle vient des conditions de vie qui
lui sont faites, et il suffirait que le clairvoyant se
soumît aux mêmes exercices pour se l'assurer. Jean-
Jacques Rousseau voulait que son Emile fût aussi
adroit qu'un aveugle dans Tôbscurité, et qu'il con-
duisît tous ses sens au plus haut degré de perfection-
nement dont ils sont capables. Ce que lés circons-
tances font, la volonté peut le faire. Elle y parvient
pourtant moins aisément : toute la vie, en effet,
jusque dans ses moindres actions, contribue à déve-
lopper le toucher de l'aveugle. Un clairvoyant devrait
se condamner à une existence bien artificielle pour se
mettre dans des conditions aussi favorables. Que
dirions-nous d'un homme qui jouirait de ses deux yeux
et qui s'obligerait néanmoins à ne lire que des livres
/
72 LE MONDE DES AVEUGLES
besoin d'en observer les moindres caractères 'tactiles.
Le clairvoyant n'a que faire d'y attacher son atten-
tion puisqu'un regard rapide suffît à le renseigner.
L'impression visuelle cache çt, en quelque sorte,
annule l'impression tactile.
Le même phénomène se remarque encore, au
second degré si je puis dire, chez les aveugles-sourds.
On dirait que la suppléance des sens, dont le rôle est,
non de créer sans doute, mais de mettre en lumière
des ressources de plus en plus cachées à mesure que
nous descendons l'échelle des infirmités, s'ingénie à
leur trouver de nouvelles compensations. Derrière les
sons et masquées par eux à la conscience des enten-
dants, elle découvre des impressions tactiles nou-
velles, comme elle en découvre pour les aveugles-
cntendants derrière les objets de la vue. Les
aveugles-sourds tirent des vibrations mille indica-
tions précieuses. Par les vibrations seules ils perce-
vront que la porte de l'appartement s'ouvre ou se.
ferme, qu'un tambour bat à quelques mètres devant
eux. Us reconnaissent non seulement qu'une troupe
de soldats pisse dans la rue, mais qu'une personne
s'avance vers eux. Au mouvement particulier qu'elle
imprime au parquet, les plus habiles distinguent
même quelle est cette personne pour peu qu'elle soit
de leurs familiers.
M. Malossi, aveugle-sourd depuis l'âge de six ans,
est mécanicien à l'Institut des aveugles de Naples, et
c'est d'après les vibrations tactilement perçues qu'il
dirige les mouvements de ses machines. A poser
la main simplement sur la nuque d'un de ses compa-
gnons, son toucher lui apprend s'il parle ou garde le
silence, s'il rit ou pleure. M. Guégan, bien que sa
surdité soit complète, m'assure qu'il est parfois
arraché brusquement à son sommeil par les pas d'un
visiteur qui pénètre dans sa chambre; il n'est pour-
tant alors en communication avec le plancher, sans
/
LÀ SUPPLÉANCE DES SENS , 73
doute un peu mobile, que par les pieds de son lit.
A toucher légèrement les organes extérieurs de la
parole chez leurs interlocuteurs, on sait que certains
aveugles-sourds parviennent fort bien à suivre une
conversation. Helen 'Keller, à cet effet, pose simple-
ment le pouce sur le larynx, l'index sur les lèvres et
le troisième doigt sur le rebord de l'une des narines.
M. le professeur Stem, dans la visite qu'il lui a ren-
due, s'est ainsi parfaitement fait comprendre d'elle,
bien que sa barbe et sa prononciation imparfaite de la
langue anglaise fussent des obstacles sérieux, et bien
que plusieurs noms propres se fussent glissés dans
le dialogue. ,11 a assisté à une conversation aisée et
rapide entretenue par Helen Keller au moyen de ce
procédé avec l'une de ses amies. ;
Elle connaît et distingue au toucher les bruits de
diverses machines et les cris des différents animaux,
comme nous les distinguons à l'audition. Bien plus,
dans les cris d'un même animal elle démôle bien des
nuances différentes : du miaulement au ronronne-
ment le chat a pour elle aussi diverses manières de
s'exprimer, et l'aboiement de colère ne se confond
pas pour ses muscles sensibles avec le jappement de
caresse. Il va de soi qu'elle touche de même les vibra-
tions musicales en posant simplement la main sur
un instrument, piano ou violon, faculté qu'elle par-
tage d'ailleurs avec beaucoup d'autres aveugles-
sourds.
Un contact direct avec le corps en vibration n'est
pas nécessaire. Quand M. Stern fut reçu chez Helen
Keller, deux coups frappés sur la rampe avertirent
l'aveugle-sourde de la ' présence d'un visiteur. Au
cours de l'entretien, elle remarqua le passage d'un
train qu'on entendait dans le voisinage.
De même, lorsque les aveugles-sourds sont doués
d'un odorat fin, les besoins de la pratique leur font
discerner dans les parfums des nuances subtiles qui
74 LE MONDE DES AVEUGLES
échappent aussi bien aux aveugles-entendants qu'aux
clairvoyants/ Pour Helen Koller, chaque personne a
son parfum particulier qui la fait reconnaître. Il en va
de même pour Yves Guégan et pour Marie Ilpurtin.
De cette dernière, M. Félix Thomas nous dit, par
exemple :
Son odorat est si subtil qu'il lui fait reconnaître les per-
sonnes bien avant qu'elle ait eu le temps de les toucher.
Il semble même que chacune ait pour elle une odeur parti-
culière, un signe distinctif comme chaque fleur a son par-
fum qui ne la trompe jamais. La prie-t-on, par exemple, de
se rendre à l'ouvroir pour transmettre un avis à quelqu'une
de ses compagnes, vivement elle se dirige vers la place
habituelle occupée par son amie, et, si elle ne l'y trouve
point, on la voit aussitôt qui s'arrête, tourne la tête lente-
ment et cherche, en respirant, un indice aui la renseigne.
Il est bien rare alors qu'elle cherche longtemps.
Toutes ces nuances subtiles des parfums et toutes
ces vibrations, l'aveugle-entendant les percevrait sans
doute lui aussi si les bruits qui emplissent ses oreilles
ne le dispensaient pas, bien plus ne le détournaient
pas de les remarquer. Comme ceux qui n'entendent
pas il distinguerait sans doute ses amis au contact
de leur main s'il ne trouvait dans leur voix un guide
plus sûr. Nécessairement il doit trouver des ressources
plus grandes encore dans les déchets de sensations
que méprise le trop riche et dissipateur clairvoyant.
Et puis, en' vertu du même principe, lorsqu'il s'agit
non plus d'apprécier l'écartement de deux pointes
mais de percevoir simultanément trois sensations ou
davantage, de démêler au toucher les divers éléments
d'un relief, l'aveugle reprend l'avantage sur le clair-
voyant. Le professeur Cesare Colucci de Naples a mis
cette supériorité en pleine lumière au moyen de ses
expériences. Sitôt que nous passons de la sensation
simple à des sensations plus complexes le rôle de
'esprit intervient dont la fonction première est de
LA SUPPLEANCE DES SENS 7ï>
synthétiser les données des sens. Il bâtit ainsi les
représentations des objets qui sont nécessaires à ses
opérations. Il semble communiquer au doigt son avi-
dité de savoir. *
A son commandement, voyez comme l'index et le
médius activent et coordonnent leurs mouvements
d'investigation. Ils explorent l'objet dans tous les
sens pour s'en faire une idée d'ensemble. Puis les
voilà qui s'attachent aux différentes parties; là effleu-
rant seulement la surface, ici la pressant avec insis-
tance, la frottant à diverses reprises, allant et revenant
sur eux-mêmes, détaillant les moindres reliefs et se
glissant dans toutes les sinuosités. Voyez, en revan-
che, à l'approche des objets dangereux ou fragiles,
combien ses mouvements se font mesurés, sûrs,
maîtres d'eux-mêmes. Vous tremblez de suivre l'in-
dex au bord d'une lame aussi tranchante ; il ne court
aucun risque. Il a la précision d'un scalpel. L'œil du
peintre tâte avec les mêmes alternatives de minutie
et d'impatiente avidité le modèle dont il veut impré-
gner son imagination, mais jamais le doigt du voyant
ne se fait à ce point le prolongement de son cerveau.
L'attention a donc pour rôle, en stimulant l'activité
du doigt, de procurer à l'aveugle des sensations tac-
tiles plus complexes, et surtout de conduire dans le
plein jour de la conscience des sensations tactiles qui
d'ordinaire passent inaperçues. Le rôle de l'associa-
tion sera de donner à ces sensations tactiles une
riche signification.
La faculté qu'a l'aveugle d'associer très richement
les données du toucher entre elles et avec des élé-
ments psychiques de toute nature, est à ia fois la
conséquence et le principe de cette avidité avec
laquelle il palpe les objets. C'est parce que le doigt
76 LE MONDE DES AVEUGLES
enquête avec précision que les éléments de connais-
sance fournis par lui sont propres à s'associer en vue
de la pratique, et c'est, en revanche,' parce que l'esprit
a besoin d'éléments tactiles pour bâtir ses idées au
moyen d'associations, que le doigt travaille avec tant
d'activité.
L'esprit néglige bien souvent chez les voyants les
matériaux fournis par le toucher. Ce n'est pas que le
rôle du toucher soit médiocre dans leur formation
intellectuelle. Les psychologues ont montré que c'est
lui qui fait l'éducation de la vue et que nous lui
devons les connaissances des propriétés essentielles
des corps. Mais si sa part est grande dans le dévelop-
pement de l'intelligence, une fois que l'intelligence
est arrivée à maturité, son activité se réduit en géné-
ral, et les renseignements qu'il apporte, relativement
en petit nombre, restent dans le demi-jour de la sub-
conscience. L'esprit n'en tire presque rien parce qu'il
trouve dans les données de la vue tous les matériaux
dont il a besoin pour construire ses idées.
Chez l'aveugle, au contraire, où les matériaux
visuels font défaut, l'esprit amasse les éléments
fournis par le toucher, les éclaire les uns par les
autres, les combine et les associe de mille manières.
Des doigts lui viennent ses aliments les plus substan-
tiels, il n'a garde de les négliger. Si le clairvoyant
heurte son genou contre la muraille, s'il touche son
fauteuil de la main, immédiatement les images visuelles
de son genou et de son fauteuil se dressent dans son
cerveau. Il en voit la couleur et la forme. C'est dire
assez que les images tactiles sont pour lui sans prix;
elles ne font qu'évoquer les images visuelles, celles
dont il fait constamment usage. Bien mieux, suppo-
sez-le dans l'obscurité. Il se lève la nuit, il cherche
son bougeoir sur sa table. Cette fois, du moins, pen-
sez-vous, il n'a plus que le toucher pour se guider.
Vous vous trompez- C'est encore la vue qui le secon-
. LA SUPPLÉANCE DES SENI 77
dëra surtout. Immédiatement l'image de la table et
des objets avoisinants se présente devant 7 ses yeux
dans les ténèbres, et c'est d'après cette image, d'après
les objets qu'elle lui montre qu'il coordonne tons ses
" mouvements. Heurte-t-il son pouce sur l'encrier,
l'image de l'encrier se détache dans sa vision, grou-
pant autour de lui la statuette de Tanagra, le buvard,
le classeur, le bougeoir, dans les positions respectives
qu'ils occupaient la veille au soir, et lui fournit ainsi
un utile point de repère. Chez l'aveugle il en est tout
autrement. Même dans la veille c'est au moyen de
représentations dont tous les éléments ont été fournis
par lé toucher qu'il coordonne ses mouvements. Les
données qu'il lui doit sont tenues de s'agréger en
systèmes de plus en plus complexes, et de ces sys-
tèmes elles forment le noyau de même que les don-
nées visuelles forment le noyau de toutes les repré-
sentations du clairvoyant. v
C'est par cette faculté d'association que s'explique
ce que l'on appelle volontiers le miracle de la lecture
chez les aveugles. La lecture des aveugles n'a rien de
plus prodigieux que la lecture des clairvoyants ; seu-
lement, comme elle nous est moins familière, nous
l'admirons davantage. Sans nul doute, s'il fallait que
chacun des points fût perçu distinctement et dans la
pleine lumière de la conscience, les mots se succé-
deraient avec une singulière lenteur et il faudrait bien
du temps pour arriver au bas d'une de ces pages
toutes criblées de petites bosses comme les feuilles
où nos vers à soie déposent leurs œufs. Il n'en est
i rien, ni les points, ni les lettres, ni même les mots,
je dirais presque ni les phrases dans leur contenu ne
sont distinctement perçus. L'esprit va droit au sens,
à la pensée qui seule l'intéresse. Toute lecture rapide
suppose une somme prodigieuse d'associations grâce
auxquelles un petit nombre de ses éléments suffit à
suggérer la lettre, un petit nombre de lettres à suggé-
78 LE MONDE DES AVEUGLES
rer le mot, un petit nombre de mots à suggérer la
phrase ; Pesprit tirant de son propre magasin et sup-
pléant tout ce qui, dans cette opération, reste dans
l'ombre de la subconscience. Et les choses ne se
passent point pour l'aveugle autrement que pour le
clairvoyant : lui aussi va droit au sens et ne s'attarde
pas à percevoir chacun des signes qui, par l'inter-
médiaire des yeux, révoquent dans la pensée.
VI
. Dire que les données du toucher sont combinées
dans de multiples associations, c'est dire qu'elles
tiennent une grande place dans la mémoire de
l'aveugle. Plus est grandie nombre des éléments de
conscience auxquels une impression est agglutinée,
plus aussi elle a de chances de revivre. Tout ce qui
est isolé dans la conscience périt, et dans la vie psy-
chique aussi il est vrai de dire que l'union fait la
force.
On sait combien est imprécise l'expression vulgâre
« avoir de la mémoire ». Il y a non une mémoire,
mais des mémoires, autant de mémoires, disent cer-
tains psychologues que nous avons de sens. La mémoire
auditive et la mémoire des mouvements du larynx sont
souvent assez développées chez l'aveugle, mais sur-
tout la mémoire tactile chez lui est caractéristique. Il
est des aveugles qui retiennent avec une singulière
précision les moindres accidents du terrain, et ils en
tirent grand parti pour se diriger. Le profit escompté
explique et la multiplicité des associations dans les-
quelles ces impressions s'intègrent, et leurs facultés
de reviviscence.
M. lé D r Desruelles a étudié récemment un cas inté-
ressant de mémoire tactile chez un aveugle-né, le
jeune Fleury, qui, sans être à proprement parler un
calculateur prodige, présente des aptitudes notables
LA SUPPLÉANCE DES SENS 79
pour le calcul mental. Presque inculte, médiocrement
intelligent, présentant des signes de dégénérescence,
il ne se distingue, comme la plupart des calculateurs
de son espèce, et en particulier comme Inaudi, le plus
célèbre d'entre eux, que par cette faculté de compter
mentalement. Elle suppose upe' hypertrophie de la
mémoire. Mais tandis que chez les autres la mémoire
hypertrophiée est ou la mémoire visuelle, ou la mé-
moire auditive, ou la mémoire motrice-laryngée, chez
notre aveugle la mémoire tactile plus que toute autre
semble être utilisée. En calculant, il touche ses
chiffres comme d'autres les voient ou les entendent.
Ce n'est pas antérieurement à toute instruction,
comme Inaudi, que Fleury s'est découvert son talent
naturel de calculateur, mais seulement lorsqu'on lui
a appris à connaître les chiffres tactiles de Braille. Il
se représente, nous assure-t-on, pendant qu'il opère,
les petits cubes qui servent à les figurer. Encore
aujourd'hui il retient mieux les nombres quand il les
a lus que quand il les a entendu énoncer.
L'interrogatoire de Fleury, dit M. Desruelles, nous donne
en outre des renseignements précieux sur sa mémoire, et
son attitude bigarre pendant qu'il calcule ne peut s'expli-
quer que par cette mémoire tactile. Il nous dit que, lorsqu'il
calcule, il se représente l'appareil Braille * (composé de carrés
de plomb), qu'il compte sur ses doigts, et, en effet, son
attitude s'explique par ses déclarations. Lorsqu'il fait une
opération ses doigts remuent avec une extrême rapidité.
Avec la main droite il tient les doigts de la main gauche
les uns après les autres, l'un représente les centaines, un
autre les dizaines, un troisième les unités. Fébrilement, il
promène les doigts sur le bord de sa veste, et il est curieux
de le voir suppléer à ses images tactiles par des sensations
qui correspondent à celles qu'il aurait en touchant ses
1. Il s'agit évidemment ici de l'appareil appelé cubarithme,
qui est dû non à Braille, mais à MM. Oury, Matteï et Emile
Martin, et dans lequel les chiffres sont représentés au moyen de
petits cubes.
80 LE MONDE DES AVEUGLES
cubes. Il ne paraît pas écouter, comme le faisait Inaudi en
calculant; toute son attention est fixée aux mouvements de
ses doigts et aux souvenirs éveillés et avivés par les sensa-
tions qu'il a en les touchant. Il semble donc bien que ce
sont les images tactiles qui dominent pendant ces opéra-
tions et que sa mémoire est à type tactile prépondérant.
Miss Helen Keller semble nous présenter un autre
cas bien remarquable de mémoire tactile. Etant sourde
et aveugle, elle se sert coutumièrement de l'alphabet
manuel des sourds, et c'est par la maib qu'elle entend
les conversations, qu'elle participe à la vie ambiante
et que la plupart de ses idées lui çont venues.
« Quand un pasfcage de ses livres l'intéressé, nous
dit-on, ou qu'elle désire le fixer dans sa mémoire,
elle se le répète rapidement sur les doigts de la main
droite, quelquefois aussi ce jeu des doigts est incon-
scient, elle se parle à elle-même dans l'alphabet
manuel. Souvent, quand elle se promène dans le hall
ou la véranda, on peut voir ses mains se livrer à une
mimique effrénée, et les mouvements rapides de ses
doigts forment comme un multiple battement d'aile*
d'oiseau. » Cette particularité se retrouve même
chez son institutrice, qui a contracta une grande habi-
tude de converser avec elle. « Miis Sullivan déclare
que son élève et elle se souviennent dans leurs doigts
de ce qu'elles ont dit. » Comme dans le cas de Fleùry,
nous constatons ici une grande mémoire motrice en
même temps qu'une mémoire tactile exceptionnelle.
VII
Tout ce que nous venons de dire pour le toucher,
nous pourrions le répéter pour le sens de l'ouïe et
nous avons lieu de remarquer qu'en ce qui le con-
cerne, les choses se passent de même. Nous verrons
l'aveugle observer et utiliser, pour se conduire, des
impressions sonorçs extrêmement ténues que le clair-
LA SUPPLÉANCE DES SENS * 81
voyant perçoit lui aussi mais qu'il néglige. Nous
verrons ces impressions, grâce à des associations
multiples, lui fournir des renseignements que le clair-
voyant demande habituellement à la vue. C'est ainsi
que, pour apprécier les dimensions d'une salle il
écoute le bruit de ses pas sur le plancher et leur
répercussion sur les parois. Le clairvoyant lui aussi
a observé bien évidemment que les bruits résonnent
tout autrement à l'air libre et dans un puits resserré.
Il ne lui faut pas un grand effort d'imagination pour
comprendre qu'entre ces deux termes extrêmes il doit
exister une échelle ininterrompue de sonorités qui,
par d'insensibles variations, vont de l'un à l'autre.
Mais 11 n'a pas eu besoin d'observer les sonorités
diverses et leur relation aux dimensions des pièces
closes où elles se produisent, parce qu'immédiate-
ment et sans effort sa vue mesure l'horizon. Aussi
ne les connaît-il point.
Pour l'ouïe, comme pour le toucher, le progrès est
incontestablement dû au même principe, à l'activité
de l'esprit qui interprète, enregistre et organise avec
une économie plus parfaite les données sensorielles.
Voilà comment il faut comprendre le vicariat des
sens. L'esprit a pour fonction d'unifier les éléments
qui lui sont fournis par les sens, de les coordonner,
de les synthétiser en vue de l'action. Avide d'action,
il aspire par toutes les fenêtres ouvertes l'aliment
dont il vit, il réclame impérieusement à tous les
sens les matériaux qui lui sont nécessaires. Soumis
aux sens, il les commande au besoin et les trans-
forme pour son usage. Nos perceptions, qui nous
semblent venir exclusivement du dehors, sont en
fait construites en bonne partie par lui. « Percevoir,
dit M. Bergson, finit par n'être plus qu'une occasion de
se souvenir. » L'élément venu du dehors est immédia-
tement submergé par un flot de souvenirs, et c'est
ce flot qui donne à la sensation toute sa signification.
6
82 LE MONDE DES AVEUGLES
Chez le clairvoyant, dont les yeux sont ouverts sans
cesse, toutes ces réserves de conscience qui anime-
ront et vivifieront les impressions externes sont des
images visuelles, et, de l'extérieur, les impressions
visuelles presque seules ont la force de les évoquer en
foule. Les sensations tactiles n'éveillent que peu ou
point d'écho. Elles restent mortes, ou ne reçoivent
qu'un commencement de vie. Elles ne sont que fai-
blement interprétées. Chez l'aveugle, dont les yeux
sont clos, l'esprit bâtit de manière tactile tout le
substratum de la conscience, et ce sont les impressions
tactiles qui ébranlent profondément toute la masse
cérébrale. Elles reçoivent un maximum d'interpréta-
tion. Elles sont enrichies de tout l'acquis de la per-
sonnalité.
Ce sont deux mondés hétérogènes. Aussi le clair-
voyant, auquel toute cette vie des impressions tactiles
est étrangère, s'imagine souvent avec peine ce que peut
être l'activité de l'aveugle. Il y voit un mystère. Il est
tout imprégné de cette persuasion que si ses yeux se
fermaient, sa vie active se briserait et sa conscience
se viderait en quelque sorte de son contenu. Com-
ment en serait-il autrement, puisque tout en lui est
vision ? Il ne se dit pas que l'esprit qui veille en lui
rattacherait sa vie d'hier à celle de demain, relierait
les impressions visuelles du passé aux impressions
auditives et tactiles qui de jour en jour prendraient
plus d'importance, et de jour en jour seraient fécon-
dées davantage. Jusque chez les aveugles-sourds, il
sait opérer le miracle d'une vie complète. Il se cram-
ponne au peu d'organes qui nous restent, et, riche
des hérédités accumulées, il en tire des ressources
inattendues.
Dans l'hypothèse du sens commun, qui voit dans
la suppléance des sens une sorte de compensation de la
nature, à quelle prodigieuse finesse ne parviendraient
pas les sens de ceux qui, à la privation de la vue,
LA SUPPLÉANCE DBS SENS 83
joignent encore la privation de l'ouïe ! Les faits la
confondent. A M. Khnz, en revanche, qui prétend
que la perte d'un sens tend à émousser les autres
sens, je demanderai comment il est possible que tant
d'aveugles devenus sourds continuent à se servir aussi
habilement que par le passé de leur odorat et de
leur toucher; comment quelques sourds-aveugles,
frappés dès la première enfance, lorsqu'on a pu percer
l'épaisse couche de ténèbres dont leur esprit est enve-
loppé, et éveiller en eux la pensée assoupie, sont
parvenus à un si haut degré de culture et à une adresse
relativement si remarquable. Exciter l'activité vitale,
le désir de vivre, le besoin d'agir, tout est là. Le ren-
dement des sens, si l'on peut ainsi s'exprimer, pour
peu que les organes soient sains, dépend de l'énergie
psychique plus que de tout autre facteur peut-être. Ecou-
tez Helen Keller, dont les yeux sont hermétiquement
clos, les oreilles éternellement silencieuses, murée
dans sa prison d'airain, écoàtez-la nous dire : « Il me
semble parfois que toutes mes fibres sont des yeux
ouverts pour percevoir l'immense foule des mou-
vements de cette mer de vie dans laquelle nous
plongeons ».
/
/
CHAPITRE V
Le sens des obstacles.
I
L'une des manifestations les plus typiques de cette
suppléance des sens nous est fournie par ce qu'on
appelle communément le sens des obstacles ou encore,
très improprement comme nous le verrons, le tou-
cher à distance. Il s'agit de cette faculté qu'ont la
plupart des aveugles de pressentir à quelque distance
la présence des objets auprès desquels ils passent ou
contre lesquels ils sont sur le point de se heurter. Us
localisent, en général, sur le front ou sur les tempes
ces sensations, et seuls ou presque seuls sont perçus
les objets qui se trouvent à la v hauteur du visage. Un
aveugle doué de cette faculté, rencontrant un «arbre
sur son chemin, au lieu de se jeter dessus s'arrêtera
fort bien. à un ou deux mètres de lui, quelquefois
davantage, le contournera, et poursuivra ensuite sa
route avec assurance. Tous ceux qui ont étudié les
aveugles ont signalé ce fait. Il est mentionné déjà
dans la Lettre de Diderot sur les aveugles.
On a cru reconnaître là des sensations d'un ordre
nouveau. On a parlé, d'un sixième sens des aveugles,
et ce terme de sixième sens est même le plus com-
munément employé pour désigner ces phénomènes.
C'était toujours l'ancienne conception de la sup-
LE SENS DES OBSTACLES 85
pléanee : réclusion d'une faculté nouvelle venait pré-
server l'aveugle des accidents auxquels l'exposait son
infirmité.
En fait, si les nombreux physiologistes qui, depuis
une dizaine d'années, ont étudié le sens des obsta-
cles sont fort peu d'accord entre eux et en fournis-
sent des explications très diverses, personne n'admet
plus qu'il y ait là des sensations sui generis. Il est
vrai que M. Wœlffïin parle d'une sensibilité particu-
lière du nervus trigeminus et d'émanations des objets
qui n'auraient pas encore été étudiées, mais tous les
autres observateurs s'accordent pour rapporter ces
impressions à des sensations déjà connues, sensations
de pression, sensations de température, sensations
d'audition. Les divergences ne commencent que lors-
qu'il s'agit de choisir entre ces différents ordres de
sensations.
On doit admettre aussi que le sens des obstacles
n'est pas propre aux aveugles. On a constaté son
existence chez un bon nombre de clairvoyants. La
plupart d'entre eux, sans doute, n'en ont pas cons-
cience. Il est, en effet, constitué d'impressions si
' sourdes que sans un effort d'attention elles ne sont pas
perçues. Or, elles sont inutiles au clairvoyant que ses
yeux avertissent de si loin de la présence d'un objet.
Faute d'emploi elles restent donc chez lui incultes
et généralement inaperçues. Mais quelques personnes,
en se "livrant à des promenades nocturnes, dans une
profonde obscurité, en ont observé en elles-mêmes
des traces plus ou moins développées. M. Kunz les
a reconnues chez quelques sujets en leur bandant les
yeux.
M. G..., dont le 'champ visuel est depuis quelques
années singulièrement réduit, m'écrit que, lorsque
les obstacles occupent ce champ visuel, leur présence
lui est révélée par la vue seule, mais que, lorsqu'ils
sont placés en dehors, des sensations au front et aux
86 LE MONDE DBS AVEUGLES
tempes lui permettent de les deviner. Dans ce dernier
cas, la puissance inhibitrice de la vue est mise en
pleine lumière.
On peut donc conclure que, ici encore, il n'y a rien
de nouveau chez l'aveugle que l'utilisation de pro-
priétés physiologiques que le voyant possède et qu'il
néglige.
Je ne conclus pas de là, d'ailleurs, avec M. Kunz,
que, à quelque âge qu'on devienne aveugle, on a des
chances égales de posséder le toucher à distance. Ce
sont là des exagérations que l'expérience confond. En
fait,^il est des aveugles tard venus à la cécité qui n'en
sont pas privés, mais ils sont relativemeut peu nom-
breux, et ce sont en général des aveugles frappés dans
la jeunesse qui évitent les obstacles avec le plus de
sûreté et qui les pressentent aux plus grandes
distances.
II
Circonscrit de la sorte, le problème ne paraît plus
présenter de grandes di/ficultés. Pour choisir entre
les diverses causes proposées, entre les impressions
de chaleur dont parle le D r Crogius, les sensations
de pression que soutient M. Kunz,, et les sensations
d'audition qui ont M. Truschel pour principal avocat,
il semble qu'il n'y ait qu'à interroger quelques aveu-
gles, et, au besoin à faire quelques expérimentations
destinées à contrôler leurs assertions.
Mais les aveugles interrogés hésitent et se contre-
disent. Si la grande majorité d'entre eux affirme qu'il
s'agit d'un toucher à distance, les plus réfléchis, ceux
qui ont l'habitude de Pobservatioà, sont obligés
d'avouer que le phénomène leur paraît complexe et
qu'ils en ignorent la cause. Et puis l'expérimentation,
toujours délicate en psychologie quand elle cherche
à mettre en évidence non les phénomènes, mais leurs
LE SENS DES OBSTACLES 87
causes, se heurte ici à un obstacle partculier : les
sensations à étudier sont extrêmement instables.
Elles s'altèrent avec les moindres variations des conr
ditions externes ou des dispositions internes du sujet.
L'état atmosphérique suffît à les modifter grandement.
La fatigue, un mal de tête, une préoccupation les
réduisent parfois dans des proportions incroyables. A
deux minutes d'intervalle j'ai vu un même sujet
pressentir une planche qu'on lui tendait à m ,90, puis
ne plus la percevoir qu'à m ,35 ou m ,40, sans que
rien en apparence ait été changé dans les conditions
de l'expérience.
Malgré ces difficultés nous sommes en droit de
penser, je crois, que l'audition fait en bonne partie
les frais de ce prétendu toucher à distance. La pre-
mière impression est trompeuse. Les aveugles per-
çoivent par l'oreille ce qu'ils pensent percevoir par la .
peau. Je ne veux pas dire qu'en certains cas un rayon-
nement de chaleur ou la pression de l'air ne puissent
pas augmenter la sensation auditive : si l'obstacle est
à une température plus élevée que le milieu dans
lequel il plonge, si nous avons affaire à une ampoule
électrique allumée, par exemple, il est clair que la
chaleur qui s'en dégage impressionnera le front. Si,
après avoir longé un mur continu qui vient tout à
coup à s'interrompre, je traverse une rue tombant
perpendiculairement sur mon chemin, le plus souvent
un léger courant d'air me soufflant au visage m'aver-
tira par une sensation de pression que l'obstacle
n'est plus là. Mais, en règle générale, les objets ne
semblent pas dégager de rayons de chaleur qui soient
sensibles et la couche d'air qui se trouve comprimée
entre le front et l'obstacle ne paraît impressionner
que faiblement une peau normale.
Je sais bien que M. Kunz, qui soutient la thèse
contraire, nous dit avoir établi son opinion sur vingt
mille expériences. Mais, nous aussi, nous ayons un
38 LE MONDE DES AVEUGLES
grand nombre d'expériences à lui opposer, et le nom-
bre ici n'est pas tout. Les vingt mille expériences de
M. Kunz ne nous troublent pas parce que, à les bien
interpréter, elles ne sont pas en contradiction avec
notre proposition. M. Kunz en conclut que le toucher,
à distance est caupé par des maladies de la peau, la
variole, la rougeole, une Forte scarlatine. Presque tous
les voyants chez lesquels il Ta rencontré avaient eu la
scarlatine et, d'autre part, il ne Ta trouvé chez aucun
aveugle traumatique. Voilà qui est bien. Que certaines
affections cutanées laissent après elles une hyperes-
thésie du toucher manifeste dans les parties de la
peau qui sont ordinairement au contact de Pair, je le
veux bien. Les physiologistes remercieront M. Kunz
d'avoir étudié cette question. Elle est pour eux d'un
réel intérêt. Mais celle dont nous nous occupons est
différente. Au temps où de nombreuses cécités étaient
causées par la scarlatine et la petite vérole, les cons-
tatations de M. Kunz auraient été d'une importance
considérable pour les aveugles. Aujourd'hui il n'en
est plus de môme. Le problème qui intéresse la psy-
chologie des aveugles est celui-ci : beaucoup d'aveu-
gles qui ne sont qu'aveugles, qui ne traînent pas les
lourds souvenirs d'un passé pathologique, sentent les
obstacles à quelque distance au moyen d'impressions
qu'ils localisent dans la face. D'où proviennent ces
impressions?
La sensibilité de pression est grande à la pulpe des
doigts et sur les lèvres. A en croire les expériences
de M. Grogius, d'accord en cela avec l'opinion com-
mune, elle est même chez de nombreux sujets plus
grande sur la pulpe des doigts que sur le front. Si
les impressions qui nous occupent sont vraiment et
exclusivement des sensations de pression, n'est-il pas
étrange que jamais un aveugle ne se soit rencontré
qui fût capable de percevoir un objet devant sa main
ou à proximité de ses lèvres? Prenez l'aveugle au
LE SENS DES OBSTACLES 89
toucher le plus délicat, et qu'il avance, la main tendue,
vers un mur. Jamais ses doigts les plus sensibles ne
percevront le mur, je ne dis pas à un ou deux mètres,
comme ii arrive souvent pour le front, mais môme à
un millimètre de distance. La sensation ne commence
qu'avec le contact immédiat. C'est que quelque autre
facteur intervient dans la sensation à distance, et ce
facteur n'est autre que l'audition. \
Plusieurs observations me semblent imposer cette
conclusion. La première est que, si on a soin de bou-
cher hermétiquement les oreilles, la perception
cesse. Si une vague impression de l'objet subsiste,
l'occlusion des narines la supprimera aussitôt. Le
sujet est debout devant moi à deux mètres de dis-
tance environ. J'approche très lentement de son visage,
de manière à déplacer l'air aussi doucement que pos-
sible, une planche de m ,60 de longueur sur m ,50 de
largeur, fixée à l'extrémité d'une gaule. A m ,80 de
son front environ il m'arrête, il sent distinctement la
présence d'un objet. Trois fois je recommence l'expé-
rience, et les trois fois j'obtiens un résultat sensi-
blement pareil. Tandis que la planche reste immobile
et qu'il en perçoit la présence continue, je l'engage à
se boucher les oreilles et le nez : immédiatement
toute sensation disparaît. Je déplace l'objet sans qu'il
en ait la moindre conscience. Je l'approche progres-
sivement. 11 vient heurter son front avant d'avoir été
perçu.
Le sujet ne connaît pas la pièce où nous opérons;
jamais il n'y est venu, et il ignore la position respec-
tive des meubles. Je le prends gar les épaules et je
le pousse vers la bibliothèque. A O^o de l'obstacle
il s'arrête et en affirme la présence. Je lui fais pour-
suivre son chemin. Le voilà qui s'engage dans un
renfoncement où il est entouré de trois côtés par
deux pans de mur se coupant à angle droit et par le
rebord de ma bibliothèque. Il se sent tout enveloppé
90 LE MONDE DES AVEUGLES
de corps étrangers. C'est comme un voile épais qui
tombe sur son visage. La sensation est à son maxi-
mum d'intensité. Je l'ipvite à nouveau à se boucher
les oreilles et le nez : immédiatement le voile se lève.
Je le retire en arrière ; je lui fais faire quelques tours
sur lui-même afin de le désorienter, puis, .les
oreilles et le nez toujours bien clos, je le pousse de
nouveau dans l'angle de tout à l'heure. 11 avance,
sans s'en douter, le voilà le nez contre le mur,
et il ignore encore où il est. ^a même expérience
reprise sur divers sujets, tous sains, me donne les
mêmes résultats.
Une autre preuve nous est fournie par ce fait que
les aveugles-sourds ne possèdent pas en général le
sens des obstacles. Je sais bien que M. Kunz déclare
l'avoir constaté chez plusieurs sujets 1 , mais j'ai déjà
dit pourquoi ces constatations ne sont pas décisives.
D'ailleurs, M. le D r Marage nous assure que cer-
tains sourds, qui n'entendent ni les sons musicaux
ni la voix articulée, perçoivent bien certains bruits
très faibles, et, par conséquent, à son avis, si l'on
rencontrait un aveugle-sourd à la peau saine qui
perçût les obstacles à distance, il n'en faudrait pas
nécessairement conclure que le& oreilles sont étran-
gères à sa perception. Quoi qu'il en soit, tandis que
sur dix aveugles normaux, six ou sept en moyenne
disposent des impressions frontales et faciales dont
nous parlons, sur onze aveugles-sourds que j'ai pu
interroger, tous intelligents et cultivés, il n'en est pas
un qui les connaisse. Bien mieux : trois les ont con-
nues au temps où, déjà aveugles, ils n'étaient pas
encore privés de l'audition. Ils déclarent tous les trois
1. Helen Relier, de Boston, et Eugenio Malossi, de Naples,
qu'on a quelquefois comptés parmi ces sujets, m'ont écrit per-
sonnellement l'un et l'autre qu'ils ne possèdent pas le sens des
obstacles.
US 8ENS DES OBSTACLES 91
que la surdité les leur a supprimées 4 . Si elles fussent
venues du toucher, elles n'auraient pu que se déve-
lopper, semble-t-il, car l'attention se serait portée
sur elles avec d'autant plus de force que leur con- '
cours devenait plus nécessaire. Bien des aveugles ont
constaté que quand leur oreille durcit ou souffre d'un
mal passager, le sens des obstacles s'émousse et
s'atrophie. J'en sais un qui, pour remédier à ce "' mal
croissant, contracta peu à peu, sans en avoir cons-
cience d'ailleurs, l'habitude de produire un bruit léger
et continu en claquant ses doigts les uns contre les
autres. Tant il est vrai qu'une perception auditive est
la condition de la perception des obstacles.
Je pourrais alléguer encore que, lorsqu'un grand
bruit se produit tout à coup, lorsqu'une cloche se met
à sonner à toute volée à peu de distance, l'aveugle
se sent pçrdu, il ne perçoit plus les obstacles. Mais
ce fait-là n'est peut-être pas décisif, parce que le
trouble de l'aveugle peut provenir d'une sorte d'étour-
dissement causé par une excitation sensorielle trop
intense. En revanches comment expliquer qu'un
silence trop complet semble être défavorable à la
sensation des obstacles? On ne voit pas que le silence
qui, loin d'étourdir l'attention, ne peut que faciliter
son travail, puisse troubler les opérations du toucher.
Tous les aveugles savent que quand le sol est couvert
de neige et ne résonne plus sous leurs pas, les points
de repère qui les guident habituellement dans leurs
"promenades leur échappent.
1. Ce nombre de trois paraîtra peu élevé. Il convient de ne
pas oublier :
1° Que chez certains sujets la cécité n'est pas antérieure à la
surdité ;
2° Que chez ceux-là mêmes qui ont été aveugles avant d'être
sourds, souvent des affections graves et prolongées des organes
auditifs ont précédé la perte complète de l'ouïe.
Ainsi s'explique qu'une proportion relativement si faible
d'aveugles-sourds ait connu le sens des obstacles.
92 . LE MONDE DES AVEUGLES
Mais voici qui est plus singulier encore : un bruit
monotone, discret et régulier semblé développer plus
que toute autre circonstance les sensations d'obstacle.
Une fontaine qui coule paisiblement à quelque dis-
tance, un bruit continu de voiture dans le lointain, le
crépitement d'un feu de bois dans la cheminée, sont
des aides parfois précieuses.Voilà qui nous laisse devi-
ner la genèse du phénomène. La fontaine, la rue pas-
sante, le feu, sont des sources permanentes d'où
s'échappent incessamment des ondes sonores. Ces
ondes sont arrêtées, déviées, réfléchies par les obsta-
cles qui avertissent ainsi de leur présence une oreille
exercée.
Mais, dira-t-on, si le silence réduit la sensation de-
l'obstacle, il ne la supprime pas. Comment donc rap-
porter cette sensation à de» phénomènes auditifs?
C'est que le silence absolu n'existe peut-être guère.
L'atmosphère est peuplée de sonorités indistinctes,
infiniment sourdes, que nous ne percevons pas direc-
tement tant elles nous sont devenues habituelles.
Elles sont pour nous le silence. Pour en prendre
quelque conscience, le seul moyen que nous ayons
est peut-être de les supprimer ou tout au moins de
les réduire et de les rendre sensibles par le contraste.
M. le D r Imbert à fort bien mis cela en évidence.
Choisissons avec lui, comme sujet d'expériences, un
clairvoyant qui n'a jamais soupçonné avoir, à quelque
degré que ce fût, la sensation des obstacles, mais
dont les impressions sont déliées et la faculté d'ob-
servation aiguisée. Nous lui bandons les yeux de
manière à intercepter complètement la lumière. Puis,
alternativement, à des intervalles irréguliers, nous
abaissons à m ,10 ou m ,15 de son oreille, puis nous
relevons au-dessus de sa tète un carton d'épaisseur
moyenne. La pièce où nous opérons est parfaitement
silencieuse. Le sujet ne manque pas de nous avertir
néanmoins de chacun des mouvements que nous fai-
LIS SENS DES OBSTACLES 93
sons. Il sait fort bien quand le carton est en face de
son oreille. Si la sensation s'éteint, nous n'avons qu'à
rapprocher l'obstacle pour la raviver. Que s'est-il
passé? Suivant toute apparence, le carton a intercepté
ces sonorités confuses, éparses dans l'atmosphère,
dont nous parlions tout à l'heure. Il a rendu plus
complet le silence que nous jugions à tort absolu. Et
qui donc ignore qu'il y a des silences plus profonds
que d'autres?
III
■
Qu'il s'agisse d'ondes interceptées ou d'ondes réflé-
chies, je crois pour toutes ces raisons que ce sont les
oreilles principalement qui donnent aux aveugles ces
sensations d'un ordre particulier que nous appelons
sensations d'obstacle. Cette opinion semble conforme
aux résultats auxquels sont parvenues les investiga-
tions des naturalistes relativement aux chauves-souris.
Aveugles, les chauves-souris se conduisent fort bien
au milieu des obstacles sans jamais se heurter. Pour
elles aussi on a parlé d'un sens mystérieux qui per-
cevrait certaines émanations des objets. Mais on
constate que quand on leur bouche hermétiquement
les oreilles, les chauves-souris deviennent incapables
de se diriger, et il semble aujourd'hui que leur pré-
tendu sixième sens se confond avec le sens de l'ouïe.
Ce qu'il y a de particulier toutefois dans les sensa-
tions d'obstacle, c'est que, d'ordre auditif, elles ne
sont pas reconnues comme des impressions auditives.
M. Truschel, à mon gré, n'a pas suffisamment établi
la ligne de démarcation entre ces sensations d'obs-
tacle et les sensations proprement auditives, et la
confusion qui en résulte ôte à ses démonstrations
beaucoup de leur force probante.
J'ai jadis prétendu qu'elles étaient des sensations
de pression. Je me fondais en cela sur le témoignage
94 LE MONDE DES AVEUGLES
impérieux de la conscience qui les localise le plus
souvent sur le front et sur les tempes. J'étais aussi
très frappé par cette constatation que, si Ton intercepte
les sensations de pression en couvrant le visage d'une
étoffe, la sensibilité aux obstacles disparaît comme lors-
qu'on intercepte les sensations auditives et olfactives.
L'objection ne me paraît plus sans réplique. D'abord
il n'en est pas toujours ainsi; ensuite et surtout il
importe de ne pas oublier qu'en couvrant de la sorte
le visage, on produit une sensation forte de contact
qui trouble profondément l'état sensoriel du sujet.
Puisque la sensation d'obstacle se localise sur le
visage, il est naturel que, imprécise et fuyante comme
4 elle est, elle soit étouffée par une sensation faciale
aussi précise et aussi impérieuse 4 .
Les expériences et les observations que je viens de
rapporter réduisent à mon gré considérablement le
rôle que j'attribuais aux sensations de pression. Je ne
dis pas qu'elles aient éliminé toute participation de
ces sensations aux phénomènes qui nous occupent, je
dis seulement que chez tous les sujets normaux que
j'ai pu étudier l'élément auditif était de beaucoup
prépondérant; que chez eux la sensation de pression,
si elle existe, est si ténue qire, du moins lorsqu'ils
ne sont pas à l'air libre, à elle seule elle serait inutili-
sable. En plein air, même chez les sujets les plus nor-
maux, le rôle des sensations de pression paraît incon-
testable, et d'ailleurs nous sentons tous que l'atmo-
sphère cause en nous des impressions légèrement
différentes suivant que nous nous trouvons dans un
endroit clos et resserré ou dans un espace largement
ouvert. Tout clairvoyant a remarqué que ses sensa-
tions cutanées sont différentes dans une épaisse forêt
et dans un champ. Il est vraisemblable a priori que
1. Les expériences que j'ai tentées sur des sujets sains en
leur badigeonnant le visage avec une solution de cocaïne, ne
m'ont donné aucun résultat appréciable.
LE SENS DBS OBSTACLES 95
quelque chose de cette différence subsiste lorsque,
dans une pièce vaste, nous passons du centre à la
périphérie. D'autre part on peut estimer que cer-
taines impressions cutanées particulièrement intenses
dont M. Kunz a reconnu l'existence chez des sujets
anormaux n'ont pas été créées de toutes pièces par la
maladie, qu'à l'état normal y correspondent des
impressions si fugitives qu'elles n'arrivent pas à la
conscience, mais qui sont hypertrophiées par certaines
affections de la peau. Chez les sujets sains elles
pourraient être sans doute d'intensité variable. Le
plus souvent pourtant elles ne seraient perçues qu'à
. la condition d'être renforcées et considérablement
amplifiées par des impressions d'une autre nature
qui généralement sont des impressions auditives, mais
qui, à la rigueur, pourraient être des impressions
d'un gênée différent.
Je n'ai parlé tout à l'heure que de onze aveugles-
sourds interrogés par moi. En fait, j'ai encore à pro-
duire le témoignage d'un douzième sujet, et celui-là
possède le sens des obstacles. Sa surdité pourtant est
complète et chez lui aucune indication ne peut venir
de l'oreille. Pour M. Yves Guégan, ce sont les sensa-
tions olfactives qui jouent le rôle que remplissent
ailleurs les sensations auditives. Son odorat est très
subtil. « Ce matin, m'écrivait-il le 24 mai dernier,
étant à la fenêtre de ma chambre, j'ai perçu à l'odeur
de son sac que le facteur venait d'arriver un étage
au-dessous de moi. » Je ne conclus pas de là que sa
surdité a développé chez mon sujet le sens olfactif,
car aux jours de chaleur le parfum du cuir est péné-
trant, mais j'admire l'art avec lequel il en use. Bien
qu'il localise, lui aussi, dans le front, les sensations
<jui l'avertissent de la présence des obstacles, c'est
grâce à ses impressions olfactives, semble-t-il, que
M. Guégan les perçoit. Chaque fois qu'un rhume de
cerveau le prive de son odorat, il devient incapable
96 LE MONDE DES AVEUGLES
de se reconnaître. Sur ma demande, il a bien voulu se
prêter à une expérience.
J'ai fait, mé dit-il, enlever de la salle à manger la table
et les chaises, et, pour éviter que l'épreuve ne soit troublée
par les effets de ma mémoire musculaire, qui est d'une
extrême précision, "je me suis fait porter sur le dos d'un
ami qui m'a promené, fait tournoyer en tous sens, et enfin
déposé en différents endroits de la pièce. Chaque fois je
devinais exactement la position que j'occupais et j'étais
capable de dire à quelle distance approximativement je me
trouvais de tel ou tel meuble ou des murs. J'ai recommencé
la même expérience après m'être soigneusement bouché le
nez avec une petite pince. Alors je ne pouvais plus me
reconnaître et je me suis heurté la tête dans la lampe qui
est suspendue au milieu de la pièce. Il a fallu qu'on m'ouvre
une fenêtre pour que, grâce au contact de l'air frais, il me
fût possible de me retrouver.
Le cas de M. Guégan est unique à ma connais-
sance, ce qui ne veut pas dire du tout, bien entendu,
qu'il soit unique en réalité. Tant que des observations
similaires ne viendront pas s'y joindre, il sera témé-
raire (l'en rien conclure. Si pourtant nous nous hasar-
dons à l'interpréter, il nous invite à penser qu'excep-
tionnellement l'odorat peut jouer, dans le sens des
obstacles, le même rôle que l'ouïe, rôle qui peut-être
consiste à intensifier les impressions tactiles trop
faibles pour être utilisables à elles seules. Ce n'est là
encore qu'une fragile hypothèse. Du moins l'expé-
rience de cet aveugle-sourd si exceptionnellement
doué, loin d'infirmer notre théorie, semble plutôt la
corroborer 1 .
1. Marie Heurtin, la célèbre aveugle-sourde de Larnay, près
Poitiers, ne semble pas être moins bien douée sous le rapport
de l'odorat que M. Guégan. Elle m'assure pourtant qu'elle ne
perçoit les obstacles qu'en plein air et à dé faibles distances.
Son cas mériterait d'être étudié. Elle m'écrit que, au point de
vue des sensations d'obstacles définies par elle comme sensa-
LE SENS DES OBSTACLES 97
Même une fois admise l'existence très vraisem-
blable de sourde sensation de pression, il reste que
nous ne sommes pas en mesure de nous expliquer
suffisamment comment la sensation d'obstacle, sur-
tout auditive en son principe, se localise ainsi dans la
région de la face 1 . Car ceux-là mêmes qui en ont
reconnu l'origine auditive (et c'est le cas pour quel-
ques-uns des plus intelligents) persistent à avouer cette
localisation. Le témoignage de tous les aveugles sur
ce point est incontestable. Chez les uns la région
intéressée semble être surtout la tempe, chez d'autres
c'est le front 2 ; mais la localisation est toujours si
nette que beaucoup d'aveugles se refusent à admettre
l'hypothèse d'une illusion. Et pourtant cette illusion
apparaît clairement dans une expérience comme
celle-ci : je place à m ,70 de mon front la planche
tions frontales et faciales, elle est dans un état de notable infé-
riorité sur ses camarades, les aveu gles-en tendantes de Larnay,
qui, en général perçoivent fort bien les obstacles à l'intérieur
même du couvent. De sa propre initiative elle rend sa surdité
responsable de cotte infériorité.
1. J'ai écrit précédemment « dans la peau de la face », mais
c'est là un lapsus de conséquence que je tiens à rectifier. Il ne
s'agit pas, en effet, d'une sensation cutanée analogue à celle
que donne le contact immédiat d'un objet. Pressés de préciser
leur impression la plupart des aveugles répondent qu'il s'agit
non de la peau du front ou de la tempe, mais de la partie fron-
tale de la tête et ils avouent qu'il leur est impossible d'indiquer
des points déterminés.
2. M. Kunz a remarqué déjà que la plupart des aveugles pré-
sentent le front à l'obstacle qu'ils cherchent à percevoir avec
précision, et il en a tiré des conclusions en faveur de sa thèse.
M. Truschel, influencé sans doute par sa théorie qui cherche
dans les impressions auditives la cause des sensations d'obs-
tacle, prétend au contraire qu'en règle générale, c'est de préfé-
rence le côté de la tête qui se présente vers l'objet à percevoir.
Mes observations personnelles donnent sur ce point raison à
M. Kunz; mais je n'en tire point les mêmes conclusions que
lui. C'est peut-être pour faire participer les deux oreilles à la
sensation que l'aveugle est, inconsciemment d'ailleurs, poMé à
se présenter de face à l'objet.
1
98 LE MONDE DES AVEUGLES
dont nous parlions tout à l'heure. Je n'en ai aucune
sensation. Mon attention a beau se concentrer, je ne
perçois rien. Je fais glisser alors mon médius sur
mon pouce, de manière à provoquer un léger bruit
des doigts. Immédiatement la sensation d'obstacle
envahit toute la surface de mon front. Seul le milieu
auditif a été changé; la cause de la sensation ne
peut être que d'ordre auditif, et pourtant la sensation
paraît exclusivement tactile. Si, au contraire, je remue
les doigts sans produire aucun bruit, aucune sen-
sation n'est perçue.
Les physiologistes nous rendront peut-être quelque
jour compte de ce phénomène 4 . Déjà nous savons
que la localisation des sensations est un acte psycho-
logique des plus complexes, qui suppose une inter-
prétation de la sensation, tout un raisonnement et
qui, par conséquent, est sujet à de nombreuses
erreurs. Nul n'ignore que l'amputé localise sa dou-
leur à l'extrémité du membre qu'il n'a plus. Il sem-
4. Il va de soi que je n'ai aucune prétention à l'expliquer.
Je ne veux que faire deux remarques qui peut-être en dimi-
nueront Tétrangeté.
La première est que la localisation des impressions audi-
tives prête à bien des illuwons. M. Urbantschinsch (Pfliigers
Archiv, 4904, vol. 101, p. 454), par exemple, a observé que,
lorsqu'on conduit un son aux deux oreilles à la fois au moyen
de tubes acoustiques, le son n'est pas localisé dans les deux
oreilles, mais en général il se forme ce qu'il appelle « un
champ auditif subjectif » qui siège au milieu de la tête. Il a
remarqué en outre que lorsque le son est aigu, le champ
auditif subjectif se déplace vers le front, tandis que lorsqu'il
devient plus grave un déplacement contraire se produit vers
l'occiput. Voilà qui nous aide peut-être à imaginer la localisa-
tion d'impressions d'ordre auditif dans la région frontale.
Ma seconde remarque sera que les impressions dont il
s'agit, sont, dans la vie normale, dépourvues de toute utilité
pratique, et c'est pourquoi elles sont si complètement négli-
gées, ignorées même des clairvoyants. Elles ne deviennent
utiles que par le fait de la cécité. L'aveugle d'autre part ne
leur demande aucune information objective, aucun renseigne^
LE SENS DES OBSTACLES 99
ble que dans le cas qui nous occupe, la sensation
est attribuée à la région qui aurait à souffrir de l'obs-
tacle, si sa présence n'était signalée. Bien des bruits,
d'ailleurs, provoquent en nous des sensations étran-
ges. La scie qui grince sur la pierre nous fait courir
des frissons dans le dos ou nous agace les dents.
Toute sensation est susceptible de produire dans
l'organisme des contre-coups variés, d'y éveiller
des sous-sensations par leur nature très différente
d'elle-même.
ment sur les choses qui l'entourent. Elles ne l'intéressent qu'à
un point de vue tout subjectif, dans la mesure où elles peuvent
préserver son front et son visage des heurts qui les menacent.
Cette finalité des impressions d'obstacle qui seule leur donne
l'existence peut favoriser des associations intimes entre elles
et des sensations frontales et faciales. Celles-ci donneraient en
quelque sorte leur forme à celles-là. Deux circonstances favo-
risent peut-être cette théorie. Celle-ci d'abord que nous n'avons
pas été en mesure d'éliminer complètement l'hypothèse de
sensations de pression subconscientes que des sensations audi-
tives pourraient renforcer et mettre en pleine conscience ; cette
autre ensuite que la sensation d'obstacle tend à s'accompagner
d'une représentation de l'objet, d'une représentation étendue
par conséquent. Cette extension de l'objet est même peut-être
sa qualité essentielle puisqu'elle mesure le danger couru par le
visage, et suggère les moyens de l'éviter. Or, la représentation
en extension, inférée seulement des impressions auditives et
incapable de se fusionner avec elles, s'harmonise au contraire
fort bien avec des impressions frontales et faciales étendues
comme elles. Elle se projetterait en quelque sorte sur la partie
du corps intéressée.
CHAPITRE VI
La faculté d'orientation.
I
Suppléance du toucher et de l'ouïe, sensation des
obstacles qui n'est, semble-t-il, qu'une application
particulière de la suppléance de l'ouïe, nous tenons
maintenant les principaux moyens dont l'aveugle dis-
pose pour s'orienter dans l'espace. Il en faut cepen-
dant joindre un troisième, la mémoire musculaire.
Voilà les trois guides qui permettent à nos aveugles
de se diriger dans les lieux qu'ils fréquentent habi-
tuellement, quelquefois à la grande stupéfaction de
ceux qui les observent pour la première fois.
Tout aveugle dont la santé est bonne doit circuler
avec aisance et sûreté dans les demeures qui lui sont
familières. Il doit pouvoir s'en assimiler très rapide-
ment de nouvelles. Si son audition est parfaite ; pour
peu qu'on l'y exerce assez jeune, il est en mesure de
se conduire dans un village et même dans les quar-
tiers des grandes villes où la circulation n'est pas
intense.
Gardons-nous toutefois des exagérations : quelques
hâbleurs (il en est parmi les aveugles) aimeraient à
faire croire que, sans un point de vue, ils traversent
seuls la place de la Concorde. Sans doute, il en est
d'exceptionnellement adroits; il en est aussi d'exeep-
LA FACULTÉ D'ORIENTATION 101
tionnellement hardis. Mais un tour de force dont le
succès dépend de la fortune plus que de l'adresse de
qui l'entreprend n'a jamais rien prouvé, et comme
l'enjeu de la partie n'est rien de moins ici qu'une vie
humaine, fort peu s'y risquent, en réalité : les aveu-
gles qui se plaisent ainsi à conter qu'ils se hasardent
dans les quartiers périlleux oublient volontiers
d'ajouter qu'ils se font aider à tous les passages
difficiles.
Débarrassée de ces extravagances et réduite à sa
véritable portée, l'aptitude des aveugles à se diriger
n'a plus rien de mystérieux. Elle est infiniment moins
surprenante, sans aucune comparaison possible, que
la faculté d'orientation dont font preuve les pigeons
voyageurs et les oiseaux migrateurs. Pour ces ani-
maux, la science hésite. Elle se demande si elle est
en présence d'un sens spécial qui aurait son siège
dans les canaux semi-circulaires de l'oreille et son
principe d'excitation dans le magnétisme terrestre, ou
si tout s'explique par une utilisation plus parfaite des
facultés habituelles de l'intelligence animale : vue,
mémoire, odorat, ouïe et toucher.
Dans le cas de l'aveugle, cette seconde explication,
qui d'ailleurs prévaut même pour le pigeon, est incon-
testablement la bonne. L'analyse rend compte de tous
les éléments qu'elle comporte. Tout clairvoyant obser-
vateur peut en reconnaître en lui les germes, s'il
étudie avec patience ses propres impressions lorsqu'il
circule dans l'obscurité. Ils lui sont cachés, en géné-
ral, par l'image visuelle qu'il a des lieux traversés.
Dans le cas de l'aveugle, il y a seulement une prise
de possession plus complète par la conscience de ces
impressions fugitives, prise de possession qui a pour
effet de les amplifier, surtout de les coordonner et de
les interpréter en vue de l'action.
Suppléance des sens, sensation des obstacles et
mémoire musculaire se combinent dans des propor-
102 LE MONDE DES AVEUGLES
tions très variables suivant les individus dans la
faculté d'orientation.
II
On a tendance, en général, à exagérer l'importance
de la sensation des obstacles 1 . Elle ne donne jamais
Sur les objets que des indications extrêmement pauvres.
Elle ne dit absolument rien de leur nature, et toutes
les expériences tentées pour distinguer le bois du
verre ou des divers métaux ont complètement échoué.
Elle trompe constamment sur la distance où ils se
trouvent du sujet. Elle ne dit que leur présence,
leur orientation, et aussi leur étendue, mais seule-
ment leur étendue en largeur, non en hauteur ou
en épaisseur. Encore ne la donne-t-elle pas immé-
diatement. Pour la mesurer, il faut se déplacer
devant l'objet, constater où l'impression de voile
commence à être sentie, où elle cesse.
Un des pans de mur de mon cabinet de travail est
occupé par deux casiers de livres, séparés par une
bibliothèque fermée. Je prends un de nos sujets par
la main et je lui fais suivre cette rangée de meubles à
environ m ,50 de distance. Bien que la porte de la
bibliothèque fermée dépasse de m ,10 à peine les dos
des in-folios pressés sur les rayons ouverts, il me
déclare immédiatement que la muraille n'est pas uni-
forme et qu'il y perçoit différents reliefs. De ce que
sont ces meubles il n'a pas la moindre idée, il sait
seulement qu'il y a des meubles. En deux mots je les
lui décris, et je le prie de préciser le point où com-
mence chacun d'eux. Nous reprenons notre marche.
Au bout de quelques pas il s'arrête : « Le voile
1. A en croire M. Truschel, par exemple, la faculté de se
conduire chez l'aveugle viendrait presque entièrement du sens
des obstacles. Cette opinion erronée ôte, à mon avis, beaucoup
de leur portée pratique aux conseils qu'il donne.
la faculté d'orientation 103
s'épaissit, me dit-il, à la muraille nue succède le
premier casier qui marque une forte saillie. » Quel-
ques pas plus loin : « Le voile s'épaissit encore,
reprend-il, s'il n'y a pas dans les rangées de livres
quelque interruption qui me trouble, ici commence
la bibliothèque fermée. » Je le prie de préciser davan-
tage encore. Il fait un pas à droite, un pas à gauche,
penche la tête et arrête le front exactement devant
l'intervalle de 3 à 4 centimètres laissé vide entre les
deux meubles. Al'autre extrémité, même succès, même
précision. Le voile se détend à deux reprises. Le sujet
a donc une conscience claire de l'étendue de chaque
meuble.
Cette observation nous montre fort bien l'usage que
l'aveugle peut faire de la sensation des obstacles. S'il
pénètre dans une chambre nouvelle pour lui, elle
lui permettra d'en suivre les contours et d'en mesurer
les dimensions, elle pourra lui épargner aussi quel-
ques heurts, encore serait-il nécessaire pour cela
qu'il avance avec précaution, car il faut beaucoup
plus d'attention pour percevoir les obstacles incon-
nus que ceux dont l'existence a été signalée aux sens
par la mémoire. Mais elle ne lui donnera sur la topo-
graphie de la pièce où il entre et sur les meubles qui
la garnissent que des informations bien vagues et
presques inutilisables. Pour qu'il s'en fasse une idée
claire, il faudra ou qu'il les touche ou qu'on les lui
décrive.
En revanche, dans un appartement familier, elle lui
permettra de se diriger en s'appuyant, en quelque
sorte, sur les obstacles qu'il rencontre, elle lui don-
nera la sensation de la présence des objets qui l'avoi-
sinent. Grâce à elle il longera un mur même séparé
de lui par une plate-bande assez large, sans le tou-
cher, presque avec l'illusion de le toucher. Il comptera
les portes et les fenêtres qui y sont pratiquées pourvu
que ces portes et ces fenêtres soient en retrait de quel-
106 LE MONDE DES AVEUGLES
maisons, où les parquets sont relativement unis, sou-
vent les petites défectuosités ou particularités ne font
pas défaut, et si le plancher n'y change que rarement
de nature, les tapis, paillassons, toiles cirées, nattes
de toute espèce y fournissent de multiples indications.
Poser le pied sur le rebord d'un tapis suffît souvent
pour qu'aussitôt apparaisse la place de chacun des
objets contenus dans la pièce. Un rideau, une por-
tière, frôlés simplement du coude, ne fournissent pas
moins d'indications. De même, poser délicatement
le doigt sur l'angle d'une table, sur le bras d'un fau-
teuil ou sur tout autre meuble à place fixe (et dans
une maison ordonnée presque tous les meubles
occupent une position déterminée) suffit pour dresser
dans l'esprit de l'aveugle l'image de la pièce tout
entière. Pour qui connaît la table, en effet, dans la
position d'un de ses angles est impliquée la position
de sa surface et de ses quatre côtés, dans la position
de la table la position des murs de la pièce, et de la
position des murs se déduit la position normale de
chacun des meubles.
IV
La mémoire musculaire procède autrement. Sa
méthode à elle n'est pas de fournir des points de
repère. Elle ne suppose aucune déduction, même
inconsciente. Ses effets sont de fixer les mouve-
ments par l'habitude de les enchaîner les uns aux
autres et de rendre ainsi l'orientation comme méca-
nique.
Chacun peut reconnaître en soi des traces de mé-
moire musculaire. C'est elle qui fait que, sans comp-
ter les marches et sans les regarder, nous savons
quand nous arrivons en haut de notre escalier. Nos
jambes ont enregistré en quelque sorte le nombre
de contractions qu'elles ont à faire. De même
LA FACULTÉ D'ORIENTATION 107
que la hauteur d'un escalier, elle retient fort bien les
dimensions d'une pièce, l'écartement de deux murs.
Elle invite sourdement l'aveugle à répéter avec une
parfaite régularité les mouvements qui lui sont deve-
nus habituels.
L'un des exemples les plus frappants de ce que
peut la mémoire musculaire nous est offert par l'écri-
ture vulgaire. Ecrire une phrase est une opération
très complexe, qui comporte un nombre considérable
de mouvements dont chacun exige une extrême pré-
cision. Nous savons combien de peine il en coûte à
l'enfant, quel travail persévérant lui est nécessaire
pour qu'il parvienne à écrire couramment. Ces mêmes
mouvements, lorsque la mémoire musculaire les a
enregistrés, deviennent pour l'homme fait si aisés, si
rapides, qu'il est capable d'écrire sans fatigue des
heures entières, à une vitesse vertigineuse. Supposez
qu'il perde soudainement la vue : en s'aidant d'un
guide-main fort simple il pourra continuer à écrire
comme par le passé sans le contrôle du regard. La
mémoire de la main suffira à assurer la lisibilité.
Une seule condition pour cela est nécessaire : qu'il ne
cesse pas d'écrire, qu'il n'interrompe pas durant
quelques années son activité, afin que les muscles
ne perdent pas l'empreinte de l'habitude acquise.
Les muscles des jambes et des pieds conservent le
souvenir des mouvements qu'ils exécutent comme les
muscles des doigts et des mains.
La mémoire musculaire semble être développée
surtout chez les êtres d'instinct. A voir l'aisance avec
laquelle certains chiens aveugles, encore jeunes, se
meuvent au milieu des obstacles, la Sûreté avec
laquelle ils montent et descendent les escaliers qui
leur sont connus, on conjecture non sans raison
qu'elle doit guider et commander leurs mouvements.
Elle est souvent grande aussi chez les sauvages. Lors-
qu'au lieu de se confier à ses suggestions instinctives
108 LE MONDE DES AVEUGLES
on coordonne tous ses mouvements au moyen de
signes extérieurs perçus par la conscience, on la désa-
grège peu à peu, on finit par lui ôter toute sûreté. La
vue, qui fournit tant de points de repère et à si bon
compte, lui est particulièrement funeste, et chez les
clairvoyants civilisés son rôle semble se réduire con-
sidérablement. Les sujets à type visuel, qui sont
légion, estiment qu'il leur faut voir leurs membres
pour les mouvoir avec agilité, mesurer de l'œil leurs
gestes et guider leurs mains du regard.
Chez les aveugles, surtout chez ceux qui ont été
frappés de bonne heure par la cécité et dont l'enfance
n'a pas été négligée, le type moteur semble être
beaucoup plus répandu et la mémoire musculaire est
moins atrophiée. Même chez eux, l'habitude d'inter-
préter les impressions de toute nature qu'ils reçoivent,
de se guider d'après les obstacles perçus à distance,
quelquefois de compter leurs pas, tend à réduire son
rôle, mais ils en tirent plus de services en général.
L'aisance de leurs mouvements s'explique principa-
lement par elle. Plus est fidèle la mémoire muscu-
laire de l'aveugle, plus les gestes qu'il fait pour
atteindre les objets sont souples et assurés, plus
aussi sa démarche est libre et ferme.
Le rôle de la mémoire musculaire, dont l'impor-
tance très variable selon les individus est toujours
difficile à apprécier, nous est rendu manifeste prin-
cipalement par les aveugles-sourds. Car les aveugles-
sourds eux-mêmes ne sont pas complètement dépour-
vus de ressources pour se diriger : s'ils sont privés
des sensations auditives, et presque toujours des
sensations d'obstacles, il leur reste du moins les
impressions olfactives et tactiles, et surtout la mémoire
musculaire.
Nous avons vu tout le secours que M. Guégan tire
des odeurs. Pour lui beaucoup de meubles ont des
odeurs caractéristiques qui lui permettent de les dis-
LA FACULTÉ D'ORIENTATION 109
linguer, et par suite de s'orienter. Nous avons vu
aussi que ses organes tactiles perçoivent beaucoup
de phénomènes que nous ne percevons guère que par
Pouïe. « Je ne traverse jamais une rue, m'éerit-il, sans
m'arrêter quelques secondes pour m'assurer qu'au-
cune voiture ne passe, ce que je devine d'après les
vibrations du sol sous mes pieds. Je retire des
vibrations une foule d'indications; je les perçois
si nettement qu'elles me donnent l'illusion d'en-
tendre. »
C'est pourtant surtout avec le degré de fidélité de la
mémoire musculaire que varie chez les aveugles-
sourds la faculté de se diriger, et elle varie de sujet
à sujet plus encore que chez les aveugles-entendants.
Ceux qui sont bien doués de ce facteur essentiel cir-
culent dans la maison avec aisance et rapidité, sans
porter la main sur les objets qui les entourent, et ils
ne se heurtent que lorsque leur attention fléchit.
Marie Heurtin se dirige sans hésitation dans toutes les
parties du couvent de Larnay qu'elle habite. Mais,
qu'une de ses camarades vienne la distraire pendant
le trajet et troubler le travail intérieur de sa mémoire
musculaire, aussitôt elle se sent égarée.
Il est même des aveugles-sourds qui se hasardent
seuls hors de leur demeure pour de petits parcours.
M. Guégan, à Brest, se rend coutumièrement sans
guide de son domicile au domicile d'un de ses amis.
Il lui faut pour cela traverser une petite place, la
place Saint-Sauveur, au milieu de laquelle est un
square entouré d'un mur bas et ouvert seulement à
ses quatre extrémités. Guidé par sa mémoire muscu-
laire il s'engage exactement dans une des portes sans
jamais se heurter aux piliers qui la bordent, ressort
par une autre après un parcours d'environ 70 mètres.
Il s'arrête au bord de la rue de l'Église pour s'assurer
qu'elle est libre, la traverse, puis s'enfonce dans une
rue adjacente, la rue des Remparts, qu'il suit d'un
110 le monde des aveugles
pas alerte sa-ns même prendre le trottoir et il s'arrête
précisément devant la porte de son ami. A la cam-
pagne, dans le pays que ses yeux ont vu jadis, il se
hasardait dans sa jeunesse au milieu des routes, seul
et sans canne. L'invasion des automobiles et des bicy-
clettes le condamne aujourd'hui à plus de prudence :
il suit le bord des chemins, et ne parcourt plus que de
courls trajets. On parle d'un aveugle-sourd à Osna-
briick qui, chaque jour, se rendait seul de son atelier,
situé au centre de la ville, à son domicile dans les
faubourgs.
S'il en est ainsi de quelques aveugles-sourds, nous
ne devons plus nous étonner de trouver parfois beau-
coup d'adresse chez des aveugles-entendants. Je tiens
pourtant à prévenir les exagérations. A suivre Fénu-
mération que nous venons de faire des ressources
dont dispose l'aveugle pour se diriger, le lecteur
pourrait être induit en un optimisme excessif. Peut-
être voit-il déjà tous les aveugles, gi richement dotés
de points de- repère, courant sans encombre parmi
les obstacles. Mais tous ces moyens d'action, dont
nous devions montrer le mécanisme dans des condi-
tions favorables de fonctionnement, sont fragiles, et
(il convient de ne pas l'oublier) souvent partiellement
paralysés par les circonstances.
Dans la pratique il faut compter sans cesse avec
les obstacles trop bas pour être perçus. Il faut
compter avec les fléchissements de l'attention qui
deviennent dangereux lorsqu'on est au milieu d'obs-
tacles qui se meuvent rapidement (personnes affairées,
bicyclettes) et quelquefois sans se faire entendre. Il
faut compter par-dessus tout avec les grands bruits
qu'on n'évite guère dans les villes qui suppriment la
sensation des obstacles et émoussent les impressions
LA FACULTÉ D'ORIENTATION 111
de tout genre. Les bruits se taisent pendant la nuit.
Aussi ai-je vu des aveugles qui, lorsqu'ils veulent
s'assimiler un parcours nouveau dans Paris, choi-
sissent pour l'étudier, les heures où la grande ville
est assoupie. Là, dans les ténèbres, ils retrouvent
tous leurs moyens d'action. Ils notent à loisir les acci-
dents du sol et les obstacles qui peuvent leur servir
de points de repère, et ils en sont plus forts le lende-
main pour se hasarder au milieu des agitations et du
tapage de la rue.
Ces difficultés expliquent pourquoi un exercice
commencé jeune et continué avec persévérance est
nécessaire à l'aveugle qui veut développer sa faculté
de direction et conquérir la circulation libre ou rela-
tivement libre dans une ville. Môme ceux (et c'est
de beaucoup le plus grand nombre) qui bornent leur
ambition à se mouvoir, avec une parfaite aisance, dang
des locaux vastes çt nombreux et à s'en assimiler sans
peine de nouveaux, doivent faire bonne garde pour
écarter les ennemis qui les guettent sans cesse : c'est
d'abord une timidité très ordinaire aux aveugles, qui
vient de Pamour-propre comme toutes les timidités,
d'un souci exagéré de ne trahir sa cécité par aucune
gaucherie et qui paralyse étrangement les mouve^
ments ; ensuite la paresse de l'oreille et les affections
de l'ouïe môme les plus légères qui se traduisent
immanquablement par une diminution d'adresse ;
plus que tout peut-être une vie trop sédentaire et
l'abus du travail mental dont l'effet ordinaire est
d'alourdir les mouvements, de rendre les membres
hésitants et gauches et de désagréger la mémoire
musculaire.
CHAPITRE VII
La gymnastique et les jeux.
I
On conçoit par ce que nous venons de dire combien
est précieuse à l'aveugle une bonne éducation phy-
sique, et combien aussi il lui est essentiel d'entretenir
par un exercice régulier l'agilité de son corps. Pour
s'acquitter des actions les plus simples de la vie,
même pour s'orienter, quand les mouvements des
membres ne sont pas guidés et comme soutenus par
la vue, un appareil moteur excellent est nécessaire;
et chez l'aveugle l'appareil moteur est exceptionnel-
lement menacé.
L'enfant aveugle est souvent vif, remuant, pétulant
comme les clairvoyants de son âge. Il n'est pas rare
qu'il joue et qu'il s'agite avec passion. Mais trop sou-
vent aussi cette vivacité naturelle se calme de bonne
heure. L'enfant devient homme avant l'âge. Ses
membres s'alourdissent. Les jeux, l'exercice même
ont perdu pour lui tout attrait.
Parfois, par la volonté de parents bien intentionnés
mais mal avisés, l'enfance elle-même de l'aveugle est
sédentaire. On veut éviter tout risque au petit infirme,
et pour lui on voit partout des risques. Alors les
muscles ne se développent pas. Les mouvements sont
incertains et comme sans but. La tenue du corps tout
LA GYMNASTIQUE ET LES J3UX 113
entière est gauche et pitoyable. Souvent la santé en
est altérée. L'intelligence elle aussi souffre grave-
ment d'être emprisonnée dans un corps aussi débile.
Le développement physique est en moyenne chez
l'aveugle notablement inférieur à ce qu'il est chez le
clairvoyant du même âge. Cette infériorité se constate
aussi bien sous le rapport de la force que sous le rap-
port de l'agilité. M. Allen, directeur de l'Institution des
Aveugles de Boston, a vérifié que les élèves de son
établissement sont au-dessous de la normale par le
poids, par la taille et par les dimensions de la cage
thoracique. La lumière est peut-être un aliment pour
le système nerveux ; à tout le moins elle favorise les
échanges et elle est utile au bon fonctionnement des
organes, et l'on a pu se demander si sa privation ne
devait pas nuire au corps tout entier. Mais la lumière
dans laquelle nous baignons ne pénètre pas en nous
par les yeux seuls : tous nos pores la boivent à longs
traits. Les infériorités physiques de l'aveugle sans
aucun doute proviennent principalement de ce que la
cécité détourne des exercices physiques et de la cul-
ture du corps. Elle agit donc comme une causa indi-
recte et dont les effets peuvent être conjurés.
C'est pourquoi dans toutes les bonnes écoles spé-
ciales une place importante est faite à la gymnastique
dans les programmes, et l'on s'efforce de faire jouer
les élèves, de leur faire prendre le plus d'exercice
possible. Ce n'est pas seulement leur santé qu'on pré-
serve et qu'on améliore ainsi, c'est encore leur
adresse qui leur est si nécessaire dans toutes les cir-
constances de la vie, et, comme nous le verrons
dans la suite, jusque dans la mise en œuvre de leurs
facultés intellectuelles. A ce point de vue, les insti-
tutions anglaises et américaines laissent loin derrière
elles toutes les autres. D'elles nous sont venus les
exemples à suivre. En particulier, le Royal Normal
Collège de Londres grâce à l'initiative personnelle de
116 LE MONDB DES AVEUGLES
fort bien. Dans les institutions anglo-saxonnes où l'on
est moins timoré, où Ton se sent encouragé par une
opinion publique qui toujours prend le parti des
sports, les accidents ne sont pas plus nombreux,
m'assure-t-on, que dans les écoles de clairvoyants.
II
Mais les jeux et diverses sortes de sports sont sou-
vent plus recommandables encore à l'aveugle que les
exercices de gymnastique. On a cherché à se rendre
compte, d'abord au congrès de Bruxelles en 1902,
puis au congrès de Manchester en 1908, de ce que
l'aveugle pouvait faire en ce genre. Tous les jeux et
exercices qu'on y a examinés, et dont on trouvera les
listes dans les comptes rendus de ces deux congrès,
ont été expérimentés. Ils ont fait leurs preuves.
Nombre d'entre eux sont excellents parce qu'ils déve-
loppent à la fois toutes les facultés chez les aveugles
et en particulier cette suppléance des sens, qui est
la clef de leur activité.
Quand l'aveugle tient dans sa main sa barre fixe ou
sa corde lisse, il est l'égal du clairvoyant. Il ne lui
faut que de la force et de l'agilité. La vue ne lui ser-
vira de rien pour exécuter les tractions qu'il doit faire^
et il n'a pas besoin d'y suppléer par d'autres sens.
La danse, outre l'agilité, a le mérite de développer,
bien plus que la plupart des exercices de gymnas-
tique, la mémoire musculaire. Elle est pratiquée dans
beaucoup d'écoles spéciales, aussi bien en France et
en Allemagne qu'en Angleterre. Des danses très
variées peuvent être exécutées par des aveugles.
vous n'êtes pas aussi limités. » — Je lui dis que je serais
désolé que nous eussions ainsi les bras liés, que la vie de
l'aveugle n'est que trop monotone, et que nos méthodes
demandent l'aiguillon de nouveaux actes, de nouveaux enthou-
siasmes et l'inspiration de l'entourage. »
LA GTMNA8TÏQUB ET LBS «UX 117
Beaucoup d'entre eux s'y montrent toujours lourds et
disgracieux ; il en est pourtant dont les mouvements
sont aisés et agréables aux yeux. Pour les régler,
ceux qui n'ont pas vu ne peuvent que faiblement,
semble-t-il, s'aider de représentations spatiales du
corps humain, 11 leur faut surtout une conscience
interne très vive de leurs images musculaires et une
mémoire très développée de ces mêmes images. Plus
ils perfectionnent cette conscience et cette mémoire,
plus il leur est facile de distinguer avec précision les
attitudes et les mouvements que le maître Joue des
attitudes et des mouvements qu'il blâme, de rete-
nir l'image des premiers pour les reproduire, de les
corriger aussi par des retouches successives. Tout
exercice d'adresse suppose Un travail de ce genre.
Mais ici un nombre considérable de muscles y sont
intéressés à la fois et c'est pourquoi la danse donne
aux mouvements plus de justesse et de sûreté, pour-
quoi aussi elle redresse tant de contenances disgra-
cieuses qui sont ordinaires aux aveugles.
Mais pour sauter et pour courir en plein air l'aveu-
gle n'a pas seulement besoin de force, d'agilité, de
précision dans les mouvements, il lui faut faire appel
à toutes les ressources de ses sens. Là il les met en
œuvre dans des circonstances exceptionnellement dif-
ficiles, il les développe aussi à la faveur des stimu-
lants les plus puissants qui puissent exciter une acti-
vité physique : l'initiative personnelle, l'émulation,
l'ardeur du jeu, la nécessité d'agir promptement. De
là l'utilité des jeux et des exercices sportifs pour entre-
tenir en lui la spontanéité au milieu des obstacles
matériels qui sans cesse tendent à l'étouffer.
La difficulté et l'utilité de ces exercices ne sont
d'ailleurs aucunement proportionnels à la surprise
qu'éprouvent les clairvoyants à les voir pratiquer par
des aveugles.
On s'étQjme souvent, par exemple, que F aveugle
118 US MONDE DES AVEUGLES
monte à bicyclette, — à bicyclette-tandem s'entend.
Si Ton réfléchissait cependant on verrait que son rôle
y est tout passif, ou que son activité se limite à action-
ner les pédales conjointement avec son compagnon.
Aussi ce sport est-il accessible au plus maladroit.
Nombre de nos accordeurs, installés dans des villes,
font leurs tournées en campagne à bicyclette ou à tri-
cycle en compagnie d'un enfant qui leur sert de guide.
Dans nos écoles, on fait usage de trains à six ou neuf
places sur lesquels même les élèves les moins dispos
de leur corps aiment à entreprendre de longues pro-
menades. Le seul cas où l'aveugle cycliste ait à faire
preuve d'adresse est le cas d'accident; quand la
chaîne de la machine vient à manquer dans une des-
cente, il faut quelquefois savoir sauter en dépit de la
vitesse, et si la route est encombrée faire usage de
tous ses sens pour sauter où il convient et comme
il convient. Le hasard y a sa bonne part. D'après les
expériences très nombreuses qui sont venues jusqu'à
moi il a jusqu'à présent fort bien fait les choses et il
mérite notre confiance pour l'avenir.
Les risques sont un peu plus grands avec le cheval,
autre exercice qu'on s'étonne beaucoup de voir pra-
tiquer par quelques aveugles, et où leur rôle pourtant
est presque aussi passif. Tout le mérite du succès est
à l'animal, non à celui qui le monte. Parfois l'aveugle
accompagne simplement un autre cavalier que son
cheval est habitué à suivre. Souvent aussi il s'en
remet à l'intelligence de sa monture, qui évite les
obstacles pour son maître en même temps que pour
elle-même et qui sait ménager l'espace nécessaire à
une jambe entre son flanc et les objets qu'elle côtoie.
« Aucun compagnon n'est indispensable », nous dit
M. Littlewood, directeur d'une école d'aveugles à
.Liverpool, «car j'ai connu un aveugle qui allait à
cheval dans les rues de Bangor, et M. Mines, un
membre de notre comité, a fait à cheval, aller et
LA GYMNASTIQUE ET LES JEUX 119
retour, le voyage de Haie, soit une distance de seize
milles (vingt-cinq kilomètres) pour se rendre à notre
pique-nique annuel ». Dans ce cas il est clair que la
part d'initiative du conducteur est plus grande : il
lui faut tendre toutes ses puissances de perception
pour reconnaître les lieux qu'il traverse de manière
à donner à son cheval quelques indications très
simples. Quand l'aveugle se contente de suivre un
guide, ou encore de se promener dans un endroit
clos sans but déterminé (ce sont les cas ordinaires)
avec un cheval doux et bien dressé l'exercice est si
simple qu'il est pratiqué même par des aveugles-
sourds, aussi bien d'ailleurs que le tandem et la nata-
tion. Helen Keller se plaît à ces trois sports.
Dans la natation, la difficulté qui semblerait devoir
arrêter un aveugle-sourd c'est la difficulté d'orien-
tation. M. Yves Guégan m'assure qu'il en vient fort
bien à bout en prenant comme point de repère la
position du soleil et la direction du vent. Les aveu-
gles entendants ont, en outre des mômes guides, les
bruits du bord qui les aident bien davantage. La
piscine de natation est fort en faveur au Royal
Normal Collège. On a tant de confiance dans le pro-
fit que les élèves peuvent tirer de ce sport qu'on y
fait faire des exercices de sauvetage. Ce n'est pas à
tort puisqu'un ancien élève du collège de Worcester,
M. Siddal, écrit : « J'ai connaissance de deux sauve-
tages, et je crois même de trois, opérés à la nage par
des élèves du collège de Worcester. Je sais qu'un
homme a sauvé deux vies dans la Savern, et qu'un
autre a empêché un jeune homme de se noyer dans
une fosse ».
Les Anglais préconisent encore le canotage, les
ascensions en montagne, le patinage, et tous ces
sports ont leurs partisans aveugles. J'y pourrais joindre
les sauts de toute nature à pieds joints ou à pieds
libres, le saute-mouton approché. Tous certes sont
120 LE MONDE DES AVEUGLES
très profitables, chacun à sa manière. Mais le psycho-
logue s'instruira davantage à suivre des yeux les jeux
qui demandent plus d'adresse, ceux où il faut courir
ou bien encore où il faut viser juste.
Pour que des aveugles puissent courir sans danger
il suffit d'aménager des pistes en gazon, en sable, en
bitume, et d'en écarter soigneusement tous les obs-
tacles. Si le coureur s'écarte de la bonne direction,
immédiatement son pied, qui ne sent plus la piste,
l'en avertit, et de plus en plus il s'habitue à suivre la
ligne droite. Cette piste d'ailleurs court souvent à
quelque distance d'un mur qui lui est parallèle, et la
présence en est rendue sensible par le sens des
obstacles. Pour éviter les autres coureurs on écoute le
bruit de leurs pas, mieux encore la sonnerie des
brassards à grelots dont leurs bras ont été munis à
cet effet. Ainsi tous les sens de préservation sont en
éveil à la fois. Rien ne peut mieux les préparer à
toutes les tâches. De la sorte bien des genres de
courses peuvent être pratiqués : course en sac, course
à cloche-pied, course aux œufs, course aux patins à
roulettes, etc.
Le brassard à grelots est spécialement nécessaire
dans les jeux où, comme aux barres, au chat-perché,
le but est d'atteindre un adversaire ou de l'éviter. Là,
le rôle de l'oreille se fait plus important encore et les
brusques et perpétuels changements de direction que
suppose le jeu constituent un exercice d'adaptation
des plus profitables. Tous les muscles du corps doi-
vent obéir avec un maximum de rapidité aux infor-
mations de l'ouïe. Au jeu de colin-maillard l'aveugle
est un Colin fort estimé, précisément parce que chez
lui les mouvements sont dans la dépendance de l'ouïe
et du toucher. Il y joue avec d'autres aveugles sans
doute, mais il y joue surtout avec des voyants qui
l'écartent volontiers de leurs autres jeux comme inha-
bile, mais qui le recherchent en celui-ci et qui ne
LA GYMNASTIQUE ET LBS JEUX 121
trouvent jamais la partie si amusante que quand c'est
l'aveugle qui donne la chasse.
Les jeux de quilles, de balle, de ballon, mêlent dans
des proportions variées l'exigence de l'adresse à l'exi-
gence de l'agilité. Ils ont tous ce trait commun cepen-
dant, tout en maintenant le corps dispos, de faire
passer au premier plan la discipline des muscles,
l'adaptation précise des mouvements à des conditions
spatiales qui sont connues par l'ouïe ou par le tou-
cher. C'est par le toucher ou par l'ouïe, en effet, que
16 but est rendu sensible.
Le jeu de quilles est disposé sur une planche suré-
levée et le joueur déduit la position des quilles visées
de la position de la planche et de la direction de ses
rebords qu'il perçoit avec sa main. Il suffira dès lors,
pour rendre le jeu tout à fait pratique, d'empêcher
au moyen de quelques dispositifs spéciaux que la
balle et les quilles ne s'écartent et ne se fassent trop
longuement rechercher. Des bords surélevées retien-
nent la boule dans les limites du jeu; à l'extrémité
de sa course elle tombe sur un plan incliné placé
au-dessous du jeu qui la ramène par une pente
douce jusqu'au joueur. Quant aux quilles on les
attache avec des ficelles fixées dans le jeu de manière
à ne leur permettre de se déplacer que dans un rayon
relativement restreint.
Dans les jeux de balle le but peut être rendu
sonore par divers procédés, notamment au moyen
d'un dispositif analogue à celui de nos réveille-matin.
Souvent le but auquel doivent s'adapter les mouve-
ments est la balle elle-même ou le ballon que le
joueur est tenu à tout instant de ressaisir. On place
alors à l'intérieur un objet sonore, un grelot par
exemple, ou bien encore, comme on l'a préconisé au
congrès de Manchester, une poignée de pois secs qui,
paraît-il, font un tapage à souhait. Il va de soi que,
tant que U balle est dans l'air» le grelot garde lç
122 Ï.E MONDE DES AVEUGLES
silence; il faut qu'elle roule à terre ou rebondisse à
petits coups pour que l'oreille la suive. On doit en
conséquence adapter les règles des jeux de paume ou
de football à ces conditions qu'impose l'oreille. Ainsi
modifiés ils jouissent d'une grande faveur dans cer-
taines institutions. Le tennis lui aussi s'est plié à
ces exigences 1 , et M. Siddall nous assure qu'il en a
tiré, ainsi que du hockey, autant de plaisir que n'im-
porte quel clairvoyant et autant de profit que de
nul autre exercice ; il souhaiterait de trouver ces deux
jeux en faveur dans toutes les écoles spéciales. « Le
cricket, d'après M. Illingworth, est le sport le plus
en vogue à l'asile des aveugles de Henshaw. Les gar-
çons jouent au cricket avant le repas du matin et à
tous les moments de loisir qu'ils ont pendant la jour-
née. Quand ils ne sont pas occupés à leurs leçons le
matin, vous les trouverez au cricket, et ils y jouent
le soir jusqu'au moment du coucher 2 . »
Il va de soi que dans tous ces jeux d'adresse,
l'aveugle n'est pour le clairvoyant qu'un partenaire
tout à fait médiocre. Le son se propage près d'un
million de fois moins vite que la lumière, et la loca-
1. On surélève le filet de quelques centimètres et le principe
du Jeu est alors de faire passer la balle par-dessous. Il y a faute
chaque fois qu'elle rebondit sur le filet ou qu'elle passe au-
dessus, faute aussi chaque fois qu'elle vient à mourir c'est-à-
dire qu'elle s'arrête et que par suite son grelot cesse de se
faire entendre. A cela près les règles peuvent être les mêmes
que dans le tennis ordinaire. Inutile d'ajouter qu'on fait usage
d'une raquette spéciale.
2. Pour les lecteurs français auxquels les jeux de hockey et
de cricket ne sont pas familiers, il n'est pas inutile de rappeler
en quoi ils consistent.
« Le hockey se pratique sur une pelouse ayant 90 mètres de
long et 45 mètres de large. Les joueurs sont armés d'une crosse,
aplanie dcns sa partie courbe. Il s'agit de faire passer une balle
de cuir... entre les deux poteaux de buts, plantés aux deux extré-
mités du champ de jeu. Les buts qui sont placés au centre
des deux plus petits côtés du rectangle délimités à la chaux
sur le sol, 3ont constitués par deux poteaux plantés à 4 mètres
LA GYMNASTIQUE ET LES JEUX 123
lisation dans l'espace est beaucoup moins précise par
Fouie que par la vue. Aussi des mouvements qui
sont dirigés par l'ouïe et qui cherchent à atteindre
des objets placés à quelque distance ne pourront
jamais prétendre à la même sûreté que ceux que la
vue commande. Il n'en est pas moins intéressant pour
le psychologue de constater que la suppléance des
sens permet à certains aveugles de jouer à ces divers
jeux avec assez de succès pour qu'ils leur soient très
agréables. A la Perkins Institution, à Boston, les,
parties de football se prolongent avec une extrême
animation durant des journées entières. A Worcester
Collège, dans les beaux temps du jeu de tennis, des
partenaires jouaient jusqu'à épuisement, m'assure
M. Siddall, et beaucoup étaient obligés de changer de
linge à la fin du match.
III
C'est comme préparation aux difficultés pratiques
de tout genre que la vie oppose aux aveugles que ces
jeux et exercices sont d'un intérêt primordial.
l'un de l'autre, reliés par un cordeau blanc à 2 m , 10 au-dessus
du sol. *
Le cricket se joue « sur un terrain plat d'assez longue étendue.
A chaque extrémité on plante en terre, vjs-à-vis l'un de l'autre,
trois bâtons distants de quelques centimètres. Sur leur partie
supérieure, on place un autre bâton, que la moindre secousse
fait choir. Le portique ainsi formé se nomme le guichet. Les
joueurs, divisés en deux camps et armés chacun à leur tour
d'un long battoir, s'efforcent de toucher avec la balle le guichet
des adversaires et de le renverser. » (Larousse.)
L'adaptation de ces jeux suppose elle aussi bien entendu
quelques modifications : c'est ainsi que pour le hockey aux
crosses se substituent des instruments de jet moins dange-
reux, à la pelouse un terrain durci où la balle se fera mieux
entendre, et que les buts sont constitués par des bordures en
bois ou en pierre qui s'étendent d'une extrémité à l'autre du
terrain de jeu.
124 LB MONDE DES AVEUGLES
Malheureusement chez nous la plupart des aveugles
s'en détournent. Beaucoup témoignent d'une véri-
table répugnance pour toute éducation physique, et
naturellement ce sont ceux qui en ont le besoin le plus
urgent qui s'y montrent le plus paresseux. Les mala-
droits sont légion. Puisque, même chez nous, les
aveugles à type moteur passent outre, et puisque
l'exemple des Àuglo-Saxons nous prouve qu'il est
possible de développer les qualités motrices chez
un beaucoup plus grand nombre d'entre eux, il serait
important de réagir plus que nous ne le faisons.
Notre infériorité sur ce point n'est pas seulement
une question de race. Je crois que notre système sco-
laire porte sa part de responsabilité. Outre la timidité
des directeurs que j'ai mentionnée plus haut, il faut
signaler l'absence quasi totale en France d'écoles
enfantines. C'est dans ses toutes premières années, au
temps où sa vivacité naturelle l'y pousse et où une
prudence excessive ne le paralyse pas, que l'aveugle
doit prendre l'habitude du mouvement. Ce temps
passé, il est généralement trop tard. Nos institutions
qui reçoivent les élèves à neuf ou dix ans, ou même
davantage, ne peuvent trop souvent que constater
un mal déjà fait. A l'Ecole Braille, la seule école enfan-
tine que nous possédions jusqu'à présent, l'enseigne*
ment de la gymnastique a donné des résultats aussi
favorables qu'en aucune institution étrangère, et le
maître qui a organisé cet enseignement résume ainsi
son expérience :
Bien plus qu'avec les enfants clairvoyants, il y a ici tout
à faire. Il faut apprendre à l'aveugle à se servir de ses
membres, et surtout l'empêcher de s'abandonner à une
immobilité craintive aussi préjudiciable à la santé de son
corps qu'au dévelbppement de son intelligence. Les enfants
qu'on nous présente sont tristes, timides. Les articulations
manquent de souplesse. La démarche est hésitante. Il s'agit
de leur donner l'assurance et l'aisance des mouvements, dft
LA GYMftAStlQUB ET LES JEUX 125
les mettre à même, par des exercices préparatoires, de suivre
des leçons avec fruit. Il est bien rare qu'au bout de quelque
temps le plus lent n'arrive pas à prendre part à des exer-
cices graduellement plus difficiles, jusqu'au moment où il
devient malaisé de dire si Ton a affaire à des aveugles ou à
des clairvoyants. On a pu voir... à quelle perfection dans
les mouvements d'ensemble on peut arriver avec de la
patience et une attention soutenue.
A défaut d'écoles enfantines rationnellement orga-
nisées, il est d'un prix inestimable pour l'enfant
aveugle d'être entouré de parents qui l'encouragent à
courir et à se risquer un peu, de frères ou de cama-
rades qui l'entrainent à jouer avec eux et à par-
ticiper à tous leurs ébats. Sa vie tout entière en
sera transformée. Il n'est pas d'éducation physique
sérieuse, même pour les voyants, qui ne comporte
quelques risques. A supposer que les risques
courus par l'aveugle soient plus grands que ceux
de ses camarades, les bénéfices qu'il tire de l'édu-
cation physique, en revanche, sont incomparablement
supérieurs à ceux que les autres en peuvent attendre
et hors de proportion avec les dangers auxquels elle
l'exposent.
Tous ceux auxquels a été donnée une enfance
remuante et même un peu hasardeuse s'en sont féli-
cités par la suite. M. Campbell qui, né aux États-
Unis, perdît la vue à trois ans et demi, ne tarit
pas sur les souvenirs de ses premières années de
cécité :
J aimais passionnément la chasse et la pêche, nous dit-il.
En compagnie de mes frères j'escaladais les rochers les
plus escarpés. Je devins ainsi un grimpeur exercé. Un jour,
étant très loin de la maison, nous décidâmes de quitter le
sentier battu, et de dévaler par une montagne rocailleuse,
en nous suspendant aux branches des arbres. Je pouvais
grimper sur n'importe quel arbre en étreignant son trône
dans mes bras. Mes ennemis les plus redoutés dans mes
CHAPITRE VIII
Indications sur l'activité physique de l'aveugle.
I
L'étude de la faculté d'orientation vient de nous
offrir un exemple de la manière dont s'opère chez les
aveugles la suppléance des sens. Pour bien mesurer
tous les effets de cette suppléance deux enquêtes
seraient à entreprendre.
La première porterait sur les occupations dont
s'acquittent habituellement les aveugles (soins de toi-
lette, balayage, cuisine simple, etc.), et sur les métiers
manuels qu'ils exercent d'ordinaire (accord des pianos,
brosserie, vannerie, cannage et rempaillage des
chaises, tour, cordonnerie, fabrication de balais en
sorgho, etc.). Pour chacune de ces occupations et
chacun de ces métiers, il faudrait suivre jusque dans
le détail technique les moindres manipulations de
l'aveugle, noter en quoi elles diffèrent de celles des
clairvoyants, et comment, dans chaque cas particu-
lier, il est suppléé à l'action de la vue. On connaîtrait
ainsi les effets courants de la suppléance, ceux qui se
constatent chez tous les sujets normaux.
L'autre enquête aurait pour objet de rechercher ses
effets les plus rares, les limites de sa puissance chez
quelques individus exceptionnellement doués. On choi-
sirait pour cela les sujets qui Résignaient par quelque
l'activité physique de l aveugle 120
aptitude particulière et on étudierait avec une extrême
précision leurs moyens d'action. H existe un aveugle
électricien, par exemple, un autre est coutelier, un
autre à travaillé comme menuisier et comme ébéniste
dans plusieurs ateliers de clairvoyants et exactement
dans les mêmes conditions que ses compagnons. Il y
aurait grand profit à savoir comment ils se sont acquit-
tés ou s'acquittent encore , de leurs tâches respec-
tives. Et le profit serait peut-être pratique autant
qu'intellectuel : telle aptitude, qui aujoupd'jhui nous
apparaît comme individuelle, est susceptible peut-
être de devenir, je ne dis pas commune, mais moins
singulière, et peut-être il suffit de l'examiner de
près pour montrer que beaucoup de sujets peuvent
se l'approprier.
Mats ici, ne nous y trompons patf, tout est â Faire.
Non que les récits et descriptions de semblables cas
singuliers fassent défaut, mais il n'en est pas ou fort
peu que l'on puisse accepter sans contrôle. Pour ce
qui est des occupations ordinaires, chacun peut nous
fournir des renseignements. 11 existe d'ailleurs des
manuels pour accordeurs aveugles, pour brossiers,
pour cordonniers, qui nous révèlent leurs procédés.
Lorsqu'il s'agit de capacités particulières nous avons
toujours des mystifications à redouter, mystifications
voulues ou non d'ailleurs. Ou c'est l'intéressé lui-
même qui cherche à se faire valoir, ou c'est un
témoin émerveillé qui nous clame son inintelligente
admiration. Dans ces descriptions, il n'y a aucune pré-
cision. Et puis, allez aux sources : neuf fols sur dix
vous verrez le prodige fondre entre vos doigts. Il ne
faut qu'un oubli, que négliger de confesser l'aide d'un
clairvoyant pour tel pas difficile, et l'action la plus
simple se transforme aussitôt en un miracle.
Obtenir la parfaite sincérité du témoignage n'est pas
la seule difficulté d'une semblable enquête. Il y faut
encore une compétence multiple pour suivre le menui-
n
130 LE MONDE DES AVEUGLES
sier, le coutelier, l'électricien, chacun dans le détail
technique de sa spécialité. Voilà ce qui la rend déli-
cate à entreprendre.
Elle est pourtant nécessaire. Ce ne serait pas con-
naître la puissance de la suppléance des sens que de
n'en retenir que les formes les plus vulgaires. Si nous
voulons nous représenter vraiment la situation des
aveugles et les conditions physiques que leur fait la
cécité il nous faut savoir entre quelles limites s'étend
leur faculté d'agir. Aussi les deux études sont égale-
ment désirables. Elles se complètent l'une l'autre.
Il ne saurait être question de les entreprendre dans
les pages qui vont suivre. Je ne veux que réunir quel-
ques faits qui pourront orienter les recherches de
ceux qui les entreprendront, et qui, en montrant ce
que peuvent les aveugles, assoupliront les imagina-
tions et donneront une idée plus juste de la sup-
pléance.
II
Pour sa vie intellectuelle nous avons vu l'aveugle
se constituer un outillage très particulier, et nous
^vons constaté qu'il n'a pu développer son activité
qu'à la condition de renoncer aux instruments des
voyants pour s'en faire d'autres très distincts, bien à
lui, adaptés, aux exigences du toucher. Nous pourrions
craindre que pour la vie matérielle, de même, un
milieu spécial et artificiel ne lui soit nécessaire, qu'il
ne soit obligé de tout transformer à son usage, de se
créer, pour vivre et pour agir commodément, un
outillage particulier, adapté lui aussi aux exigences du
toucher. Il n'en est rien. Ici la suppléance des sens
est assez souple pour ne nécessiter qu'un minimum
de dispositifs spéciaux. Ses objets familiers sont à peu
de chose près ceux de tout le monde.
C'est que, pour la plupart, les instruments les plus
l'activité physique de l'aveugle 131
indispensables de la vie matérielle des clairvoyants,
précisément parce qu'ils servent à des fins matérielles,
, tombent à la fois sous le sens du toucher et sous le
sens de la vue. C'est en tant que tangibles qu'un seau,
qu'un broc, qu'une cuvette, qu'une assiette sont utili-
sables. Le toucher, sens fondamental d'où tous les
autres dérivent, est le sens par excellence de la con-
servation de la vie. Il est mêlé à tous les actes essen-
tiels. Beaucoup des objets dont nous nous servons ne
sont, comme il apparaît si clairement dans la cuillère
et dans la fourchette, que des appendices et des subs-
tituts de la main dont ils multiplient et perfectionnent
les facultés, de même qne la main n'est que la forme
la plus parfaite sous laquelle se présentent à nous îes
organes tactiles. Ils restent donc en contact avec la
main et empruntent d'elle toute leur valeur.
Bien que les clairvoyants se représentent visuelle-
ment ces objets et que la vue leur semble même indis-
pensable pour en faire usage, le rôle de la vue en ce ,
qui les concerne, très précieux çans doute, apparaît
pourtant comme accessoire. Elle permet d'entrer en
contact avec eux à de grandes distances, mais dans un
contact imparfait et qui ne saurait que très incom-
plètement remplacer le contact direct, car un clair-
voyant ne tire d'une fourchette les services essentiels
qu'il attend d'elle que lorsqu'il la tient en main. Elle
sert surtout à rendre le maniement des objets plus sûr
et plus rapide. Elle ne modifie que rarement d'une
manière profonde les rapports qui nous lient aux
objets de première nécessité.
Je dis aux objets de première nécessité, c$r, à
mesure qu'elle se développe, la civilisation crée sans
cesse de nouveaux besoins; elle imagine aussi des
instruments de plus en plus artificiels pour les satis-
faire. Moins ces objets sont nécessaires et simples,
plus ils ont tendance à se dégager du toucher, le sens
utilitaire par excellence, pour s'adresser aux sens
132 LE MORDE DES AVEUGLES
élevés. L'outillage de la vie se complique par suite
de jour en jour, et ses relations au toucher, d'abord,
si étroites, se détendent d'autant. Dans le magasin «
ainsi enrichi des objets familiers il en est assurément
un bon nombre que les clairvoyants ne considèrent
que par leurs qualités visuelles : tels sont des instru-
ments de jeu comme les cartes, les dominos, les
échecs; tels sont encore des instruments de mensu-
ration : la montre, le thermomètre, le baromètre, etc.
Je ne prétends pas que dans tous les cas absolu-
ment où l'œil ne joue qu'un rôle d'adjuvant l'art du
toucher suffise à le suppléer sans s'aider d'aucun dis-
positif spéciai*. Le plus léger frottement déplace
les pions au jeu de dames. L'aveugle à force d'atten*
tion peut les toucher et &$ rendre un compte exact de
la position des deux adversaires sans déranger la
partie. Cette ^préoccupation pourtant ralentirait consi-
dérablement le jeu et en ferait une-fatigue. L'aveugle
fait donc usage d'un jeu de dames où les pions, au lieu
d'être simplement posés dans leurs cases respectives,
y sont légèrement maintenus au moyen d'une poinle
qui s'engage dans une cavité correspondante. Il en va
de même pour d'autres jeux, le jeu d'échecs ou le loto
par exemple.
L'extrême ténuité de certains objets peut être un
obstacle & la suppléance aussi bien que leur extrême
mobilité. Des aveugles adroites, en s'âidaut de la
pointe de la langue, parviennent à enfiler des aiguilles
même très fines. Elles ont pourtant grand avantage à
1. D'une façon générale, dans les outils et instruments de
travail de toute nature, marteau, tenailles, ciseau, balai, pin-
cettes, etc., l'aveugle recherche un manche aussi court que
possible. De la sorte il les dirige plus sûrement, et les impres-
sions musculaires qu'il reçoit de son travail sont plus précises.
Or, ces impressions musculaires l'aident à contrôler ce qu'il
fait, et, dans les cas où il ne peut toucher sans danger ou sans
grave inconvénient, elles constituent môme son unique moveq
de contrôle.
i
l'activité physique de l'aveugle 133
se servir d'aiguilles dont le chas est fendu à l'extré-
mité, dites aiguilles d'aveugles et dont l'emploi leur
est commun d'ailleurs avec nombre de personnes
âgées.
Ce sont là des cas exceptionnels car l'extrême ténuité
et l'extrême niobilité constituent même pour le clair-
voyant des entraves dans la vie courante, çt il les évite
autant que possible. Même nombre d'objets que, soit
à cause de leur température, soit pour les dangers
qu'ils comportent, soit pour leur fragilité, le voyant
estime ne pouvoir employer que grâce au secours de
la vue, sont en fait parfaitement utilisables pour 4
l'aveugle.
Certes, la chaleur oppose des difficultés aux aveu-
gles. * On les voit cependant s'occuper du feu dans
leurs intérieurs sans s'aider pour cela, d'instruments
spéciaux. Us le préparent, l'allument, l'entretiennent.
Le pétillement de la flamme et le rayonnement de
la chaleur leur fournissent souvent d'utiles indica-
tions. Us usent du gaz pour se chauffer ou faire leur
cuisine. Pas. n'est besoin dp fabriquer pour eux des
lampes à alcool d'une forme spéciale ; ils emploient fort
bien des modèles qui sont dp.ns le commerce, en ayant
soin seulement de choisir les moins dangereux. Sans
doute il ne leur est pas possible de toucher du doigt la
bûche qui brûle dans la cheminée pour se rendre
eompte si elle est bientôt consumée. Le toucher indi-
rect remédie à cette difficulté: en palpant avec l'extré-
mité des pincettes, l'aveugle perçoit et la position du
combustible et son état. S'agit-il de faire bouillir de
l'eau : ce sera l'oreille qui l'avertira du moment de
l'ébullition.
Le feu l'oblige à prendre plus de précautions qu'un
autre : il est toujours tenu de fournir une plus grande
somme d'attention. Mais rien dans nos maisons n'est
pour lui d'un usage périlleux. II n'est pas d'objet
pointu ou tranchant qu'on ne doive lui laisser entre
136 LE MONDE DES AVEUGLES
chines industrielles qu'invente notre civilisation
raffinée sont ou si complexes, ou si dangereuses, ou
supposent tant de précision dans leur maniement,
qu'elles sont en pratique interdites à l'aveugle. Les
objets de la maison doivent être maniés non par des
spécialistes mais par tout le monde. Ils ne sont
pratiques qu'à la condition d'être d'un emploi facile
et sûr. Aussi même les derniers dons qu'ait fait à
nos maisons l'industrie humaine, l'ascenseur, le télé-
phone, la machine à écrire sont-ils parfaitement uti-
lisables par l'aveugle. Je ne parle pas du phonographe
qui semble imaginé pour lui permettre de conserver,
lui aussi, les portraits! des personnes qui lui sont
chères, portraits auditifs où l'aveugle retrouvera les
mêmes émotion» que le voyant dans son album de
photographies.
Si nous le transportons dans la demeure d'un clair-
voyant, sans doute bon nombre d'objets, objets de
luxe pour la plupart, qui servent au plaisir des yeux,
seront perdus pour lui. Dans le salon, si les bibelots
fragiles abondent, il se sentira gêné et comme con-
traint, à cause de l'attention extrême dont il devra
accompagner tous ses mouvements. Mais quand il
aura appris la place de chaque chose, travail de sup-,
pléance par la mémoire qui lui est indispensable, il
aura tout ce qui lui est nécessaire pour vivre et
agir.
Et si maintenant nous le reconduisons jusque
chez lui, nous remarquerons à peine que le maître
du logis est privé du plus précieux des sens. Sans
doute quelques aveugles exceptionnellement mala-
droits ont éprouvé le besoin de faire dans leur
demeure certaines transformations à leur usage.
J'en sais un qui dans toutes ïes all^s de son
jardin a fait tendre des fils de fer qu'il suit de la
main pour se diriger. Ce sont là des précautions
qu'un clairvoyant peut approuver, mais dont un
l'activité physique de l aveugle 13/
aveugle normal ne fait que rire. Chez lui, seul son
cabinet d'étude a un aspect original avec ses gros
livres blancs criblés de points, avec sa mappemonde
en relief, avec ses étranges appareils d'écriture parmi
'lesquels l'œil cherche en vain l'encrier. Dans toutes
les autres pièces, si l'aveugle habite seul la maison,
, l'ordre extrême avec lequel chaque chose est à sa
place et la pauvreté de l'ornementation pourront frap-
per un observateur attentif. Du moins nous ne trou-
vons rien que des objets familiers. Si personne n'attire
\ notre attention, nous ne remarquerons pas même les
très légères particularités que présentent le baromètre,
le thermomètre, les cartes à îouer et les jeux de
dames ou d'échecs.
X
III
r
i
Ainsi muni du môme matériel d'objets familiers
que les clairvoyante l'aveugle se livre chez lui à des
occupations très variées. Je ne prétends pas qu'il
puisse se passer complètement de toute aide : la vie
sociale ^st ainsi organisée que nous en avons tou$
besoin, et lui plus que tous les autres ; mais tous les
actes indispensables lui ëont accessibles, et avec eux
beaucoup d'autres moins nécessaires.
Et d'abord il prend entièrement soin de sa per-
sonne. Il doit ne dépendre que de lui-même pour tous
les soins de toilette et d'habillement. La femme aveu-
gle ajuste entièrement seule sa coiffure, et l'homme,
quand il est adroit, se rase sans aide. Aucune pièce
de son costume, cravate bu autre ne doit être en
désordre; devant la tache seule il est sans déiense
car pour le miroir il n'y a pas de suppléant : il faut
l'œil du voyant pour la signaler.
A table, il est sans excuse s'il ne mange pas avec
une propreté parfaite. Bien que sa timidité l'empêche
souvent de le faire devant des étrangers, il est par-
138 LE MONDE DES AVEUGLES ,
fai'ement en mesure de couper sa viande : le toucher
indirect par l'intermédiaire du couteau et de la four-
chette lui permet de donner aux bouchées leur juste
dimension et, s'il s'est trompé, le poids de sa four-
chette l'en avertit. Il peut même choisir seul son
morceau dans le plat, rriais cet exercice suppose une
investigation un peu longue. Pour assujettir dans son
assiette les aliments solides qui ont toujours ten-
dance à fuir devant la fourchette, il use d'une bouchée
de pain qu'il tient entre le pouce et l'index de la main
gauche. Il emplit sa carafe aisément, renseigné par le
son de la hauteur approximative où monte le liquide.
Pour se verser à boire en revanche, l'indication audi-
tive est souvent insuffisante, à cause de la forme
du verre. Mais le poids le renseigne; surtout le doigt
délicatement posé sur le rebord du verre perçoit le
moment où le liquide affleure. Une petite pièce de cuir
rendrait avec avantage le même service. Peler les fruits
ou les éplucher ne présente aucune difficulté. Seuls
les poissons aux arêtes multiples sont très embar-
rassants.
Pour les soins du ménage les aptitudes des aveu-
gles sont très variables. Il en est qui les ont assumés
dans leur maison presque entièrement. Tel aveugle
qui a perdu la vue à trente-trois ans, ne pouvant sup-
porter d'être inutile aux siens, s'est chargé peu à peu
de l'entretien de la maison. Faire les chaussures,
épousseter les meubles, balayer, cire:* les parquets et
les boiseries, faire les lits, préparer et entretehir les
feux, coudre des boutons et faire des reprises sim-
ples, mettre la table, laver et essuyer la vaisselle et
les couverts, par degrés tout est rentré dans ses
attributions. 11 a même fini par prendre à sa charge
la lessive. Pour permettre à ses compagnons d'infor-
tune de profiter de son expérience, il a consigné tous
les procédés de détail qu'il a imaginés dans un manuel
à leur usage. Le psychologue y trouvera à glaner. La
l'activité physique de l 1 aveugle' 139
poussière se touche, la boue de même, et l'aveugle qui
fait le ménage ne doit pas craindre de se salir les
mains et de se les laver. Mais le linge taché ne se
distingue pas toujours au doigt du linge propre :
aussi quand l'aveugle fait la lessive, s'il n'a pas à côté
de lui un clairvoyant pour lui désigner les parties
qui appellent particulièrement ses soins, il lui faut
employer plus de savon et user l'étoffe plus que
ne le ferait un clairvoyant.
L'exemple de ce courageux aveugle, qui n'est pas
unique d'ailleurs, nous montre tout ce que peut faire
la femme aveugle dans son intérieur. L'expérience
nous a donné de ce côté de si belles espérances que,
de toutes parts, on réclame des écoles spéciales de
donner aux jeunes filles une sérieuse préparation mé-
nagère. Un mouvement en ce sens, parti peut-être de
l'école de Janesville aux Etats-Unis où l'on a obtenu
des résultats fort encourageants, s'est vigoureusement
propagé depuis quelques années. Puisqu'il est reconnu
v que l'ouvrière aveugle n'arrive qu'exceptionnellement
à fournir un travail rémunérateur et à se suffire à
elle-même, plutôt que de consacrer tous ses efforts à
la poursuite d'un but impossible à atteindre, l'école
fera bien de la mettre à même de rendre le plus de
services possible dans la maison paternelle, et de
s'y assurer ainsi une place meilleure. Même la musi-
cienne trouvera son profit dans un tel enseignement.
Outre toutes les occupations ci-dessus mention-
nées, combien il en est encore que la femme aveugle
peut assumer : ranger les ustensiles de cuisine, mou-
dre le café, écosser les poià, fendre les marrons, plier
le linge, que sais-je encore? Chez les sœurs de Saint-
Paul, rue Denfert-Rochereau à Paris, des religieuses
aveugles font la vaisselle, transportent les repas, à .
travers beaucoup de portes, d'escaliers et de détours,
ée la cuisine aux chambres des dames pensionnaires,
desservent et nettoient les tables, essuient les meu-
140 LE MONDE DBS AVEUGLE 3
bles, lavent les vitres, balayent les escaliers, contri-
buent largement an blanchissage du linge qu'elles
étendent ensuite sans secours. Une aveugle peut habil-
ler et déshabiller les enfants, les faire manger, pren-
dre à peu pr$s tous les soins qui les concernent. J'en
sais une qui a élevé trois petits frères et sœurs pres-
que entièrement. J'en sais d'autres qui se sont impro-
visées gardes-malades, faisant prendre les potions,
préparant les tisanes, redressant les oreillers, reta-
pant le lit. J'en sais même qui ont assumé en graûde
partie les fonctions de cuisinières, pour une cuisine
très simple, bien entendu. Elles jugent si la viande
est cuite par la résistance qu'elle offre à, leur four-
chette. Le repassage seul paraît impossible, sans faire
courir au linge des risques sérieux 1 . Ces résultats,
qui ne sont encore qu'accidentels, pourraient être
généralisés. Sans doute, il n'est pas question de
faire de nos aveugles des servantes à gages : jamais
leur travail ne sera assez sûr, ni surtout assez
rapide pour cela; mais on en peut faire de pré-
cieuses auxiliaires dans la maison.
Dans la même mesure, et toujours comme activité
annexe, non comme métier, le jardinage est pratiqué
par beaucoup d'aveugles. M. Yves Guégan fait de la
culture des fleurs et des légumes sa principale occu-
pation. Dans certaines écoles chaque élève a son coin
de terre à. cultiver, et la plupart s'en tirent bien. Dans
les mêmes écoles, on pratique parfois l'élevage des
volailles, et je sais un aveugle qui s'en est fait un
métier lucratif. Il affirme quMl peut s'acquitter seul
de toutes les besognes nécessaires 2 . En Amérique,
1. On peut repasser toutefois des mouchoirs de poche et
autres choses faciles en faisant usage d'un fer modérément
chaud.
2. Un autre aveugle, dont on a parlé au congrès de Man-
chester, s'adonnerait à l'apiculture, mais je n'ai pas sur lui de
renseignements précis. ,
l'activité physique db l aveugle 141
tfh préconise en Outre le soin de la laiterie, l'élevage
des porcs, l'apiculture, la culture des champignons
et des légumes. Un élève de l'Institution de Brantford
(Ontario) s'exprime ainsi sur les occupations aux-
quelles il se livre dans la ferme de ses parents :
Quand je suis arrivé chez moi, l'année dernière au mois
de juin, c'était un peu la morte-saison et je n'avais pas
grand'chose à faire; mais au bout de quelques jours je fus
très occupé. Je me levais le matin entre 5 et 6 heures, j'al-
lais chercher les chevaux au pâturage et les ramenais à,
l'écurie pour les faire boire et leur donner du foin et de
l'avoine; puis je les nettoyais et lesTiainachais. Ensuite je
versais le lait dans le séparateur et j'allais déjeuner. Après
le déjeuner, je donnais à manger aux veaux, aux poules et
aux porcs et je menais les vaches au pâturage. Certains
jours j*apportais de Peau à la maison, je battais le beurre
ou je m'occupais de la machine à laver. Au milieu de la
matinée, je portais de l'eau fraîche et un repas aux hommes
qui travaillaient dans les champs. Vers 11 heures, je donnais
à manger à tous les animaux,'' puis je montais èp cheval et
j'allais appeler les hommes pour le repas. Dans l'atorès-midi,
je coupais les mauvaises herbes et les chardons dans la
clôture, ou bien je lavais les voitures et les harnais, ou je
coupais du 'bois. J'avais aussi l'emploi de valet d'écurie ; si
le cheval devait sortir, c'était toujours moi qui l'attelais et
le dételais. Le soir, le même travail revenait : nourrir tous
les animaux, pomper de l'eau pour les chevaux et le bétail,
traire les vaches, mettre le lait dans le séparateur et recon-
duire les* chevaux au pâturage. A l'époque de la fenaison,
j'aidais à mettre le foin en meules et à le rentrer dans la
grange. Pendant la moisson, je passais les gerbes pour faire
des meules. Quand les pommes de terre furent arrachées,
j'en remplis des seaux que je vidais dans les sacs pendant
que d'autres les ramassaient. Quand le maïs fut coupé,
j'aidai à le mettre en tas; puis je récoltais les betteraves et
les navets...
Dans un ménage, lisons-nous dans Le Louis Braille, le
mari aveugle doit aussi bien que le mari clairvoyant, secon-
4er sa femme dans une certaine mesure. Il peut, le matin,
144 LE MONDE DBS AVEUGLES
Le lendemain, je repars pour Bordeaux par le rapide du
jour; le train est entièrement composé de grandes voitures
avec issues aux deux extrémités seulement. Dans ce cas, le
train est généralement pourvu d'un employé spécialement -
attaché au service des voyageurs et qui se tient en perma-
nence dans les couloirs. Il sait les parties du train les moins
encombrées, m'y conduit, case mes colis. Cet homme, dans
l'intérieur des voitures, me résout toutes les difficultés dans
les grands voyages : c'est lui qui me conduit au wagon-res-
taurant et me ramène ; si je passe la frontière, il me recom-
mande. & l'employé étranger qui le remplace,. Un grand
voyage 7 de Paris ou sûr Paris est ainsi des plus simples. Au
départ je me rends compte des issues, du maniement des
portes, de la place du cabinet de toilette, toutes choses très
variables selon le modèle de la voiture. Sans cette petite
exploration préalable, j'aurais parfois bien des surprises.
J'arrive â Bordeaux. Un guide qui m'est envoyé par une per-
sonne de connaissance m'attend à la' sortie. Je me rends à
l'hôtel où j'ai retenu ma chambre. J'y monte aussitôt, je
congédie mon guide en lui indiquant mon heure pour le
lendemain matin. Quand le garçon monte mes colis, je le -
prie de m' accompagner à l'endroit nécessaire. J'observe
attentivement l'orientation des couloirs, les détours souvent
assez compliqués; quelquefois même ir faut changer d'étage.
Je fais le voyage inverse jusqu'à ma chambre : cette
manœuvre me suffit pour que je puisse ensuite la faire
seul.
Le garçon parti j'inspecte ma chambre, je déballe mes
colis, ma machine à écrire, mes papiers. Après avoir fait un
peu de toilette, je sonne le garçon et le prie de m'accom-
pagner à la salle à manger. Je demande une petite table
séparée. Je parle aux garçons avec beaucoup de correction.
Je trouve généralement chez eux empressement et préve-
nances. Le garçon me lit le menu, je choisis. Je dois savoir
parfois un peu attendre. D'ailleurs, quoi qu'il arrive je me
garde de la moindre observation malveillante. Mon repas
terminé j'épie le moment favorable où le garçon peut me
reconduire au pied de l'escalier. De là le plus souvent, je
puis retrouver ma chambre. Jamais je ne me mêle à la con-
versation des voyageurs qui, bientôt, ne font plus attention
h moi.
l'activité physique de l'aveugle 145
Vingt-quatre heures plus tard je partais pour Rochefort,
ligne de l'Etat, directe régulièrement ; mais, ce soir-là, à
l'embranchement de Royan et tout à fait exceptionnelle-
ment tout le monde change de train. Je fus surpris en
plein travail de correspondance, tous mes papiers défaits.
Les voyageurs, surpris comme moi, se pressent, se bous-
culent. Grand désarroi dans la gare. Mon compartiment
s'était rapidement vidé. Je me montre à la portière et j'at-
tends : beaucoup de monde se presse, mais personne ne
vient à mon aide. Je m'écrie : « Un facteur? » Cela me
réussit.
En arrivant à Rochefort, je n'avais point d'hôtel retenu.
Je demande à l'homme qui me débarque de me conduire à
l'omnibus du meilleur hôtel de la ville. Quand je descends,
surprise exprimée par un silence gênant ; cela ne dure pas
longtemps mais il y a un instant désagréable; c'est très
différent quand je me suis annoncé par une lettre...
J'arrête ici les notes de mon témoin qui fait encore
un détour par Niort et Saint-Maixent, revient coucher
à Parthenay, et rentre à Paris sans incidents. Il n'est
pas des plus aventureux. J'en sais qui se piquent,
à la descente du train, guidés par leur seule oreille,
de suivre la foule jusqu'à la sortie, et de se hasarder
sans aide à pied dans une ville dont ils ne connais-
sent que le plan. Ma conviction est qu'ils n'y réussis-
sent que très mal, au prix de bévues humiliantes et
de risques sérieux. Les aveugles qui ont le souci de
leur sûreté autant que de leur dignité évitent le plus
possible ces audaces qui, en les exposant, attirent
l'attention sur leur infirmité. Si, en voyage, ils
s'aident beaucoup de la suppléance des sens, ils
savent aussi que dans de nombreuses circonstances
ils doivent faire appel au concours des clairvoyants.
Comme activité d'ordre professionnel, parmi les
nombreux exemples d'aptitudes particulières qu'il
146 LE MONDE DES AVEUGLES
serait facile de citer, j'en retiendrai deux qui sont l'un
et l'autre facilement contrôlables et dans lesquels les
hommes du métier pourront en connaissance de
cause démêler le jeu de la suppléance des sens.
M. Béraud. électricien et mécanicien aveugle à
Marseille, s'exprime ainsi sur ses travaux :
Je m'occupe, depuis dix-sept ans déjà, d'électricité et de
mécanique en amateur et quelquefois même en profes-
sionnel. Quoique j'aie suivi avec succès au Conservatoire
de Marseille les cours de violon et d'harmonie, j'avoue que,
bien souvent, j'aurais mieux aimé passer mon temps avec
des électriciens, . toucher à tout dans leurs ateliers ou faire
une bonne promenade à tandem ou à quadricycje à moteur.
Dès l'âge de'quinze ans, j'avais fait, dans notre appartement
assez vaste, une petite installation de sonneries électriques.
Elle se compliquait de différentes dispositions : plusieurs
sonneries, appels et réponses à trois fils, contacts de sûreté,
commutateurs à plusieurs directions ; plus tard, un tableau
indicateur à quatre numéros.
Entre temps, je questionnais des hommes de métier, je
me faisais lire des ouvrages d'électricité. Mon père me §t
alors remarquer que, si mon installation fonctionnait par-
faitement, elle n'était pas très bien faite; je la réinstallai
selon les règles du bon goût : fils assortis aux papiers et
aux tentures, fils bien droits et bien tendus, le plus cachés pos-
sible, disparaissant quelquefois dans des saignées faites aux
murs ou sôSis des moulures. Mon tableau indicateur étant
posé dans un passage obscur, je dus installer, dans l'inté-
rieur, une lampe électrique qui permettait de voir quelle
était la fiche sortie. Celle-ci éclairait la lampe en paraissant
et Téteignait en disparaissant.
Cette installation terminée et approuvée par des gens du
métier et par mon père qui est architecte-entrepreneur, je
fis mes débuts en téléphonie. Après avoir étudié un plan de
pose qu'un ami me fit sur une planche avec des fiqelles et
des pointes, j'installai deux petits postes primaires. Je rem-
plaçai plus tard mes appareils par de plus modernes à
bobines d'induction. A cette époque je possédais un petit
phonographe à cylindres. Il y a dix ans, la machine par-
l'activité physique de l'aveugle 147*
leuse n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui ; aussi je rêvai
un diaphragme reproducteur capable de purifier les ondes
sonores sortant de cet appareil chargées de mauvaises
vibrations. Après bien des tâtonnements, en combinant un
diaphragme de sapin très mince avec un microphone Mildit,
j'obtins une audition téléphonique d'une très grande
pureté.
Je réussis à. munir tous nos becs de gaz de robinets élec-
triques. Ces robinets allument automatiquement le gaz
lorsqu'on les ouvre. La négligence de nos employés, qui
souvent fermaient mal ledit robinet, causait de fâcheux
courts-circuits; je fis alors une bobine d'extra-courant
munie d'un avertisseur de court-circuit.
Mon avertisseur de boîte aux lettres est un petit appareil
qui, posé dans le fond de cette boîte, met en branle une
* sonnerie électrique dès que le moindre poids vient à y
tomber. Une carte de visite suffit. CeJ appareil est le plus
simple du monde : il se compose d'un pèse-lettres ordinaire,
lequel est muni d'un contact très sensible; il fonctionne très
régulièrement...
J'ai eu souvent l'occasion de faire des installations d'élec-
tricité chez des clients de mon père. Seul, un demi-ouvrier
quelconque pris au hasard à notre atelier de menuiserie
m'aide dans mes travaux. Tout en visitant en détail les
appartements, comme le ferait un électricien clairvoyant,
pour me rendre compte de ce que le client désire y installer
et aussi pour faire, dans mon esprit, le plan de ma cana-
lisation de fils, je remarque au passage, saos en avoir l'air,
la place des meubles, des tableaux et objets, etc. A partir
de ce moment, je travaille seul au besoin dans une pièce,
pendant que mon aide s'occupe dans une autre, et je mani-
. pule très bien échelles et fils. Il est cependant des cas où
il est d'abord indispensable de travailler à deux, et d'autres
cas où il faut absolument des yeux. J'a£ fait d'assez nom-
breuses installations dans de très grands appartements et
pour des personnes qui ne laissaient rien passer; je les ai
toujours satisfaites, et il ne m'est jamais arrivé d'accidents
bien graves.
Une installation qui me donna beaucoup de mal est celle
que je fis dans la petite église de la Gavotte, près Marseille.
J'avais là à poser des fils à 1 une très grande hauteur contre
148
LE MONDE DES AVEUGLES
les murs ; il fallait éviter des tableaux, des statues, des orne-
ments de toutes sortes. Les installations de maisons neuves
sont naturellement très faciles, à condition de ne pas être
gêné par des ouvriers d'autres corps de métier comme cela
arrive souvent.
Tout cela dit, je ne conseillerai pas toutefois à mes cama-
rades d'infortune de choisir comme métier celui de monteur-
électricien, non plus que celui, de mécanicien pour cycles
et autos. Cependant, je crois que Ton devrait pousser les
aveugles aux travaux manuels, même s'ils ne doivent
jamais gagner leur vie par eux. Famille et amis m'ont tou-
jours encouragé à me débrouiller tout seul. Je suis sûr que
si un plus grand nombre d'aveugles développaient leur
adresse manuelle, les résultats obtenus étonneraient bien
des gens.
En ce qui concerne mes travaux mécaniques, je dirai
simplement qu'après le tandem à pédales et le quadricycle,
je montai une moto-sacoche dans un fort tandem ordinaire.
J'obtins de très bons résultats avec le tandem-moto. Je
montai un tricar léger avec un vieux cadre Werner, etc.
Très fréquemment mes amis viennent me chercher ou
m'apportent leurs machines pour que je les répare. On sait
qu'au Salon, de l'automobile, en 1910, à Paris, je fis, sous
les yeux du public, divers travaux de montage, réglage,
réparations de bicyclettes et motocyclettes Régence. J'ai
construit en partie moi-même mon Tandem-moto Régence
actuel. Cette machine m'a valu et me vaut encore des
succès. Avec elle, mon pilote et moi, nous sommes classés
seconds au meeting automobile du Ventoux en 1911.
Les principaux travaux que j'arrive à très bien réussir en
mécanique sont les suivants : montage complet de tous les
genres de roues à rayons métalliques tangents (filetage des
rayons et perçage des jantes compris) ; démontage, remon-
tage, réglage, mise au point de tous les genres de moteurs
de motocyclettes, ainsi que bon nombre de réparations de
moteurs à explosion en général; réparation de pneuma-
tiques de tous les genres. J'arrive très bien à souder les
câbles pour transmissions souples de freins et autres.
L ACTIVITÉ PHYSIQUE DE L AVEUGLE 149
VI f
Pour être singulier, le cas de M. Béraud n'est pas
unique. J'apprends qu'à Magdeboûrg, M. Moûnnich a
installé des télégraphes et téléphones privés et des
éclairages électriques sans avoir fait un réel appren-
tissage du métier d'électricien. Une habileté de cet
ordre, d'ailleurs, bien que l'imagination en soit plus
frappée à première vue, me surprend moins, je
l'avoue, que l'adresse d'un ébéniste qui ne recule
devant aucune des difficultés du métier. Elle est
aussi beaucoup moins susceptible d'applications pra-
tiques, car, disons-le encore plus fermement que ne
le fait M. Béraud : nos écoles spéciales ne peuvent
pas songer un instant à préparer des ouvriers élec-
triciens. Trop de complicités et de bienveillances leur
seraient nécessaires, je ne dis pas pour s'acquitter de
leurs fonctions proprement dites, mais pour faire face
aux difficultés à côté, si je puis dire, par exemple
pour circuler au milieu des multiples bibelots que
l'ouvrier électricien frôle sans cesse en travaillant.
L'aveugle n'est que son propre électricien et au
besoin l'électricien de ses amis. Au contraire, tout
progrès réalisé pat l'aveugle en menuiserie ou en
ébénisterie le servira grandement pour la facture des
pianos, et l'on sait que beaucoup de nos accordeurs
sont en même temps des facteurs.
M. Claudius Démonet tient à Vichy un important
magasin de pianos et de lutherie. Occupé pendant
tout l'été à fournir les baigneurs de pianos et à par-
courir à tandem les campagnes voisines pour y faire
de nombreux accords, il consacre la saison d'hiver à
la facture. ,
Alors son atelier et son magasin sont remplis
d'instruments démontés, pianos et harmoniums, aux-
quels il fait les réparations les plus to.t\&^>. \\V»r
150 LE MONDE DES AVEUGLES
vaille sans le concours d'aucun ouvrier si bien qu'il
est facile de contrôler ce qu'il est capable d'exécuter
par lui-même. Quiconque le désire peut le voir à
l'œuvre et surprendre ses procédés de travail. On peut
admirer aussi chez lui divers ouvrages d'ébénisterie
et de lutherie qui sont entièrement de sa main. Nul
ne lui rend visite sans être émerveillé des résultats
qu'il obtient.
Démonet est aveugle de naissance. Ses parents
ignoraient qu'il y eût pour leur enfant des écoiefe
spéciales. Aussi ne reçut-il durant ses premières
années qu'une instruction de fortune: Mais Un grand
besoin d'activité, qui est le salut de l'aveugle* le
poussait à prendre beaucoup de mouvement, à tou*-
cher et à démonter tous les objets qu'il rencontrait, à
apprendre presque seul à jouer de la vielle, puis de
la clarinette, surtout à travailler le bois, sans direc-
tion mais avec passion.
À neuf ans il n'avait encore que son couteau comme
unique instrument. Frappés du parti qu'il en tirait,
ses parents lui concédèrent l'usage de quelques outils
simples. Il put dès lors fabriquer pour s'amuser, des
cages d'oiseaux, de / petits moulins à vent, un minus-
cule métier de tisserand, qui faisait l'étonnement de
son entourage. On m'assure qu'à douze ans, il était en
mesure de se fabriquer de toutes pièces des outils
variés tels que : rabots, varlopes, bouvets, outils à
moulures, etc., qu'il en faisait pour ses petits com<-
pagnons en paiement du bois dont ils le fournissaient,
qu'à treize ans et demi il exécuta seul un grand lit
style Renaissance qui est conservé dans sa famille. ,
jurant son adolescence il fabriqua, outre divers
travaux d'ébénisterie, des violons et des vielles qu'il
vendait aux gens du pays. Il travailla pendant quatre
ans, de quinze à dix-neuf ans, chez un menuisier de
Langy (Allier), au milieu de compagnons clairvoyants.
Son salaire fut d'abord d'un franc par jour, puis
' l'activité physioue de l aveugle 151
s'éleva progressivement jusqu'à deux francs. De dix-
neuf à vingt-trois ans il fut employé chez un menui-
sier de Jaligny, qui le rétribua à raison de 65 francs
par mois en plus de son coucher et de sa nourriture.
Ces salaires étaient, dans ta) région, ceux des ouvriers
clairvoyants du même âge, et, avec un peu moins de
rapidité, il est vrai, Démonet parvenait à faire exac-
tement les mêmes travaux qu'eux. Personne en par-
ticulier ne coupait le bois avec plus de précision. On
assure qu'il a fait absolument seul à cette époque,
entre autres meubles ouvragés, une belle commode à
pans coupés arec une plinthe sculptée, et deux
armoires à coins grecs, appliques et frontons
sculptés. t
À vingt-trois ans seulement Démonet fréquenta
une école spéciale où il compléta son instruction
primaire mais où surtout il commença ses études de
facture pour les terminer à Paris, à la maison Focké.
Le travail des pianos et des harmoniums devenait dès
lors sa principale occupation. C'est l'extraordinaire
habileté dont il a fait preuve en facture, plus encore
que ses capacités comme accordeur, qui lui a permis
d'acheter un important magasin sur le point de som-
brer, et de le relever en moins d'un an, en le doublant
du principal atelier de réparations qui soit dans toute
la région. Aujourd'hui, après quatre ans d'efforts, la
maison Démonet est très prospère, et il ^l'est pas de
travaux, quelque compliqués fussent-ils, que ne lui
confient ceux qui ont éprouvé "ses services. Les
pianos entièrement démontés qui encombrent ses
deux magasins, les tables d'harmonie décollées, les
sommiers séparés des barrages, des pièces d'harmo-
nium éparses et même disloquées, disent éloquem-
ment tout ce que font ses doigts habiles. J'ai vu ua
spécialiste refuser de croire qu'ils peuvent d'un har-
monium à clavier fijce faire un harmonium à clavier
transpositeur, qu'ils peuvent préparer eux-mêmes
154 LE MONDE DES AVEUGLES
rétablir cette communication. La pensée qui est tout
intérieure est aussi souple et rapide chez l'aveugle
que chez le voyant. Il en est de même des mouvements
des plus simples. Mais, plus il veut s'extérioriser pour
agir au dehors, plus la tâche supplémentaire est com-
pliquée.
Quand les objets à manier sont multiples, dispersés*
changeants, la .suppléance des sens n'arrive pas à
le mettre en contact avec eux dans les conditions
requises. La difficulté de prendre connaissance rapi-
dement d'un milieu et de s'y adapter, l'écarté de bien
d'autres métiers tout autant que du métier d'élec-
tricien.
Il en reste assez sans doute qui s'exercent dans un
milieu déterminé, toujours le même et relativement
peu complexe. Là du moins la suppléance permettra
à l'aveugle de rétablir la communication de lui aux
choses, mais on conçoit, qu'à cause de cette nécessité*
il ajustait les pièces et ressorts au nombre de sept, de neul ou
davantage, dont il composait le manche d'un petit canif. U les
avait lui-môme coupées, ces pièces, dans l'ivoire, dans la corné,
dans le cuivre, dans le fer. Il avait fixé les dimensions de
chacune, marqué l'emplacement des clous. La moindre erreur
dans ses mesures très minutieuses eût suffi à tout fausser; mais
il n'y avait pas d'erreur et le canif fonctionnait parfaitement.
Ceux de ses clients que f ai interrogés étaient fort satisfaits de
son travail dans tous les genres. Pourtant il ne parvenait pas à
gagner sa vie parce qu'il travaillait trop lentement.
M. Person, aveugle depuis l'âge de dix ans, a appris seul
l'horlogerie en démontant et en remontant des horloges. 11 s'est
acquitté de nombreux travaux en ce genre, a entretenu pendant
dix-sept ans la grande horloge de râtelier des aveugles situé
rue Jacquier à Paris, et aux Quinze-Vingts où il demeure actuel-
lement il a fait, m'assure-t-on, une centaine de réparations.
Une montre comporte des ressorts trop fins pour lui, mais il
estime que tout aveugle qui a le goût de la mécanique, dé
l'adresse, de l'ordre et de la patience pourrait, Comme lui-môme,
apprendre à nettoyer et réparer la grosse et la moyenne horlo-
gerie. Il y emploierait seulement quatre fois plus de temps qu'uà
ouvrier clairvoyant
/
I
l'activité physique de l'aveugle 155
l'habitude se conctracte avec plus de peine, et qu'une
fois contractée elle ne produise qu'incomplètement ses
effets ordinaires quisontde rendre l'acte plus rapide e,t
plus facile.
Voilà pourquoi, bien qu'il soit capable de faire
beaucoup de choses par lui-même, l'aveugle a tant
de mial à gagner sa vie comme ouvrier. Par la sup-
pléance des sens, soit par la suppléance directe qui
n'est qu'une interprétation meilleure des sensations
de tous, soit par la suppléance indirecte qui fait usage
d'un intermédiaire pour traduire en signes tangibles
les signes visibles interprétés par le voyant, il parvient
à tourner un nombre considérable de difficultés qui
semblent devoir lui barrer la route. Mais pour tourner
les obstacles, il faut plus de temps que pour les fran-
chir. Plus on observe son activité, plus on se per-
suade que la lenteur de ses mouvements est pour lui
l'entrave principale. Son travail est irréprochable,
mais il est en général trop lent pour le nourrir.
TROISIÈME PARTIE
LA SUPPLÉANCE DES IMAGES ET LE MOBILIER
DE L'ESPRIT
CHAPITRE IX
Les Images spatiales issues du toucher.
\
I
Pour que cette activité si complexe, dont nous venons
de voir quelques aspects, lui soit possible, l'aveugle
a évidemment besoin de représentations qui com-
mandent ses mouvements. Il nous faut pénétrer dans
rame de l'aveugle, et nous demander ce que sont ces
représentations. Sont-ce des images musculaires liées
entre elles par des rapports temporels? Sont-ce des
images d'ordre spatial? L'introspection répond sans
hésiter: les unes et les autres assurément, mais surtout
des images spatiales. Logiquement d'ailleurs, si les
unes et les autres suffisent à rendre compte des moda-
lités les plus simples de l'action de l'aveugle, il est
clair que les plus compliquées s'expliquent plus aisé-
ment par des représentations spatiales. Mais que peu-
vent être ces représentations spatiales issues du tou-
cher?
LES IMAGES SPATIALES ISSUES DU TOUCHER 157
Il n'est pas de question qui soit plus fréquemment
posée à l'aveugle par les clairvoyants réfléchis que
celle-ci : de quelle manière vous figurez-vous tel ou
tel objet, une chaise, une table, un triangle? Quelle
représentation en avez-vous? Ils sentent que chez
l'aveugle le mobilier de l'esprit doit être tout autre
que chez eux.
L'aveugle n'imagine pas, disait Diderot dans sa Lettre sur
les Aveugles, car, pour imaginer, il faut colorer un fond et
détacher de ce fond des points, en leur supposant une cou-
leur différente de celle du fond. Restituez à ces points la
"même couleur qu'au fond, à l'instant ils se confondent avec
lui, et la figure disparaît; du moins, c'est ainsi que les
choses s'exécutent dans mon imagination; et je présume
que les autres n'imaginent pas autrement que moi. Lors
donc que je me propose d'apercevoir dans ma tête une
ligne droite, autrement que par ses propriétés, je com-
mence par la tapisser en dedans d'une toile blanche, dont
je détache une suite de points noirs placés dans la même
direction. Plus les couleurs du fond et des points sont tran-
chantes, plus j'aperçois les points distinctement, et une
figure d'une couleur fort voisine de celle du fond ne me
fatigue pas moins à considérer dans mon imagination que
hors de moi, et sur une toile.
Et, trente-quatre ans après, en relisant, peu avant
de mourir, son œuvre de jeunesse, il ajoutait :
J'avoue que je n'ai jamais conçu nettement comment elle
(Mélanie de Salignac, jeune fille aveugle) figurait dans sa
tête sans colorer. Ce cube s'était-il formé par la mémoire
des sensations du toucher, son cerveau était-il devenu une
espèce de main sous laquelle les substances se réalisaient,
s'était-il établi à la longue une sorte de correspondance
entre deux sens divers?... Qu'est-cç que l'imagination d'un
aveugle ?
Le sens commun est sur ce point absolument de
l'avis de Diderot. Il ne conçoit pas que l'aveugle
puisse avoir dans l'esprit des images concrètes des
158 LE MONDE DES AVBUGLE8
objets qui l'entourent. Comment les aurait-il puisque
l'appareil photographique qui les transmet lui fait ,
défaut? Comme pour la plupart des individus la masse
des images visuelles occupe presque constamment
le champ de la conscience, de là à dégarnir de tout
contenu sensible le cerveau de l'aveugle, à n'y laisser
que de pures idées, il n'y a qu'un pas vite franchi.
Sans le savoir, à la manière de Diderot, le sens com-
mun est sensualiste et pour lui fatalement la perte
d'un sens entraîne dans toute la -masse mentale de
profondes perturbations. Quand on songe à l'impor-
tance des images dans l'exercice de la pensée* au rôle
qu'elles jouent dans la vie affective et dans le vie esthé-
tique on ne s'étonne pas que tant de clairvoyants, qui
en privent les aveugles ou à peu près, se représentent
si volontiers leur cerveau comme engourdi dans uae
perpétuelle torpeur.
Diderot, qui était un philosophe et' un souple
esprit, échappait sans doute à ces conclusions
extrêmes du vulgaire. Il avait d'ailleurs devant lui
l'aveugle du Puiseaux et il entretenait ses lecteurs de
SaundersoH, deux aveugles cultivés dont il fallait bien
comprendre la riche intelligence. Il le fit en faussant
les faits pour les plier à ses théories et pour rester
conforme aux données du sensualisme encore rudi-
mentaire de son ami Condillac.
Pour ce sensualisme-là, l'image est le décalque de
la sensation. Taine, le continuateur de Condillac,
bien qu'il représente une doctrine singulièrement
assouplie, ne prôfesse-t-il pas encore que les images
sont « les exactes reproductions de la sensation »?
« Voilà, dit-il par exemple, en parlant d'elles, un
second groupe de sensations, si semblables aux pre-
mières qu'on peut les appeler sensations revivis-
centes, et qui répètent les premières comme une
copie répète un original ou comme un écho répète un
son. A ce titre, elles ont les propriétés des première»,
LES IMAGES SPATULES ISSUES DU TOUCHER 159
elles les remplacent en leur absence, et, faisant le
même office, elles doivent donner lieu au même
travail mental. » t
Puis donc, pense Diderot, que l'aveugle-né n'a
exploré le monde extérieur que par le toucher, ses
images conserveront nécessairement les caractères
des sensations tactiles et musculaires qui les ont
engendrées. Et le voici qui s'efforce de se les repré-
senter :
Quoique la sensation soit indivisible par elle-même, elle
^occupe, si on peut se servir do ce terme, un espace étendu,
auquel l'aveugle-né a la faculté d'ajouter ou de retrancher
par la pensée, en grossissant ou diminuant la partie affectée.
Il compose, par ce moyen, des points, des surfaces, des
solides; il aura même un solide gros comme le globe ter-
restre, s'il se suppose le bout du doigt gros comme le globe
et occupé par la sensation en longueur, largeur et profon-
deur.
Et, après avoir observé que, par suite de cette
localisation des images tactiles et dès impressions
qu'elles causent dans les organes du toucher, un
aveugle-sourd serait nécessairement tenté, de placer
le siège de l'âme ai} bout des doigts, et non dans la
tête, de faire des doigts le théâtre de la pensée, il
ajoutait : « Les sensations qu'il aura prises par le
toucher seront pour ainsi dire le moule de toutes
ses idées et je ne serais pas surpris qu'après une pro-
fonde méditation il eût les doigts aussi fatigués que
nous avons la tête* »
Diderot ne prive donc pas Taveugle de représen-
tations concrètes, mais il admet une hétérogénéité
complète entre son imagination et celle du clair-
voyant. Il creuse un fossé entre leurs conceptions
du réel et entre leurs formes de pensée. Tout est,
par conséquent, pour lui, problème dans l'intellect
de l'aveugle, et la faculté de construire des images
dont il le gratifie est sans doute fort médiocre car ce
160 LE MONDE DES AVEUGLES
ne doit pas être pour l'esprit une petite entrave quô
d'être arrêté dans toutes ses démarches par le lourd
bagage des modalités du toucher dont toutes les
opérations sont si lentes, comparées aux opérations
de la vui.
II
Je vais essayer de montrer que ces entraves n'exis-
tent pas ou, tout au moins, sont beaucoup moins
grandes qu'on ne le suppose. Nous rencontrerons
dans le cerveau de l'aveugle des images spatiales,
pauvres sans doute, mais très concrètes, que les
psychologues ont toujours négligé d'étudier et qui,
dans bien des circonstances de la vie intellectuelle
et même de la vie active, sont les substituts naturels
des images visuelles.
L'image que l'aveugle reçoit par le toucher se
dépouille en effet aisément des caractères qui consti-
tuent les modalités propres de la sensation tactile,
et elle en diffère profondément. Le résidu qu'elle en
retient, s'il ne comporte pas la couleur absolument
étrangère aux nerfs tactiles, et s'i! est par conséquent
moins riche que le contenu de l'image visuelle, pour-
rait bien ne renfermer souvent aucun élément qui ne
soit dans l'image visuelle et coïncider presque avec
elle.
Prenons une chaise, par exemple. L'œil l'em-
brasse d'un seul regard et dans le minimum de
temps possible il en perçoit toute la structure. Le
doigt, au contraire, explore lentement et méthodique-
ment toutes les parties, et ce n'est qu'à la suite d'un
travail de juxtaposition que l'objet, progressivement
construit, apparaît dans son ensemble. Le caractère
de la sensation tactile est d'être analytique et succes-
sive, tandis que la sensation visuelle est synthétique
et instantanée.
I
LES IMAGES SPATIALES ISSUES DU TOUCHER 161
Ce n'est pas tout : les contours de la chaise pour
l'œil sont déterminés par une impression de colora-
tion, et c'est la couleur qui, immédiatement projetée
hors de l'œil et objectivée, marque en chaque point la
frontière, exacte entre l'objet et le milieu où il plonge.
Pour le toucher, c'est l'impression de résistance qui
fournit la même limite, impression complexe, comme
on sait, qui comporte le jeu des muscles et des nerfs
tactiles, et qui est généralement localisée avec net-
teté dans ces organes.
Les deux ordres de sensations apparaissent donc
avec des modalités bien différentes. Mais si, une
heure après l'avoir palpée, je cherche dans ma cons-
cience le souvenir de la chaise évanouie, cette fois je
n'en suis plus par la pensée un à un chacun des bar-
reaux. Je ne la reconstruis pas au moyen d'images
fragmentaires et successives. Elle apparaît immédia-
tement et d'une seule venue dans ses parties essen-
tielles, avec son siège, son dossier, ses quatre pieds,
les barreaux qui les relient. Ce n'est pas un défilé,
même rapide, de représentations, dans lequel les dif-
férentes parties viendraient s'ajouter les unas aux
autres dans le même ordre que lors de la sensation
première mais avec une vitesse cent ou mille fois
plus grande. C'est un jaillissement. La chaise surgit
d'un bloc dans la conscience. Ses éléments divers y
coexistent avec une parfaite netteté. Elle s'y dresse
avec une réelle complexité. Je ne saurais plus dire
dans quel ordre les diverses pièces en ont été per-
çues, et il m'est aussi aisé de les détailler dans un
ordre différent.
Le témoignage de tous les aveugles sur ce point est
concordant. Ce n'est pas là une particularité indivi-
duelle mais un fait d'expérience constante, et, j'ajoute,
un fait de grande conséquence. Si l'aveugle était assu-
jetti à la nécessité de rebâtir chacune de ses images,
il en résulterait un ralentissement fatal dans l'exercice
162 LE MONDE DES AVEUGLES
de toutes ses fonctions mentales. Sa pensée et son
émotivité seraient alourdies, si je puis dire, de même
que son action est rendue moins vive par la cécité.
L'impression de résistance, dans bien des cas,
n'est guère moins dépouillée que le caractère analy-
tique. J'imagine la chaise sans évoquer ma main,
indépendamment de toute sensation dans les muscles
des doigts. Sans doute il ne m'est pas difficile de rap-
peler ces* sensations éteintes et de les agglutiner à
l'image, mais spontanément elle se présente toute
dégagée de leur cortège encombrant. Dans une
enquête qui a été faite en Allemagne sur les images
des aveugles-nés, et dons nous aurons occasion
de reparler 1 , on a constaté que jamais la sen-
sation des mouvements qui accompagnent le toucher
ne monte à la conscience avec la représentation.
L'aveugle ne songe pas plus aux muscles de sa main
que le voyant aux muscles de ses yeux 2 . Tous les
sujets sont absolument affirmatifs. L'aveugle n'enfle
point l'extrémité de son doigt au volume de la chaise.
Quel est donc le résidu de ce travail, et que reste-
t-il, dans de semblables images, de la sensation qui les
a engendrées ? Notre réponse variera naturellement
suivant les cas et les individus. La limite vers laquelle
elles tendent toutefois, et que, à interroger simple-
ment Tintrospection, elles semblent atteindre, c'est la
forme pure. Bien souvent seule la forme de l'objet se
détache dans la conscience, non toutefois l'idée
d'une forme, mais une forme concrète, une forme
dessinée.
D'où provient sa réalité? D'impressions de résis-
tance? d'images kinesthésiques? Le raisonnement
1. Voir ci-dessous, p. 189.
2. Ce travail de dépouillement commence d'ailleurs déjà dans
la sensation. A mesure que l'attention se concentre davantage
sur le travail de construction de l'objet, elle se détourne de
plus en plus des impressions subjectives qui raccompagnent.
LES IMAGES SPATIALES ISSUES DU TOUCHER 163
m'oblige bien à lui reconnaître cette origine car elle
nejpeut venir d'ailleurs. Si j'insiste sur ma représen-
tation, si je la serre de près, j'évoque des impres-
sions tactiles et musculaires qui viennent s'y adjoindre
et la consolider. Mais à interroger les données immé-
diates de ma conscience je n'y découvre d'abord
qu'une forme pure. A constater qu'il y faut bien
admettre un autre élément, j'éprouve la même sur-
prise que le sens commun quand on lui révèle qu'un
objet n'est rien que la somme des sensations perçues.
Pour le clairvoyant, l'image d'une chaise n'est à
l'origine qu'une tache colorée, tout comme l'image
d'un arc-en-ciel. Avec l'expérience pourtant, grâce
aux impressions de tout genre qui viennent s'associer
autour d'elles, ces deux images prennent une valeur
différente. Une réalité est perçue derrière la tache qui
représente la chaise tandis que celle qui figure l'arc-
en-ciel n'est plus considérée que comme un jeu de
lumière. La résistance est donc impliquée dans
l'image de la chaise, elle y est donnée sans y être
directement perçue, si je puis dire, sans qu'il y ait
accompagnement d'impressions musculaires cons-
cientes. A l'analyse la résistance semble avoir une
part analogue dans les images de l'aveugle, n'y être
donnée qu'à titre secondaire et comme impression
associée.
Je prends en imagination deux vases de mêmes
dimensions que je remplis également l'un d'eau, l'autre
de gravier; puis je les place devant moi, à quelques
centimètres, et je compare les images que me don-
nent les deux surfaces ainsi obtenues . La différence
que je perçois immédiatement entre elles n'est pas
une différence de résistance, mais une différence de
forme : la surface du gravier m'apparaît non comme
plus consistante, mais comme inégale, irrégulière,
tout en saillies et en creux. Je remplace alors le
gravier par un blpç de glace dont la surface unie
164 LE MONDE DES AVEUGLES
pourra être identique à celle de l'eau. Sans doute
avant peu de temps le bloc de glace se seradurci sous
mon doigt tandis que l'eau cédera sous la pression;
je puis néanmoins saisir un moment où les deux
images m'apparaissent comme identiques, libérées de
matérialité tactile.
III
Cette double faculté d'unification et d'épuration
des images en vue de les rendre à la fois plus con-
formes au réel et plus maniables pour l'esprit, est
naturellement très variable. Elle varie avec les sujets
— et chez les aveugles, comme chez les clairvoyants,
les représentations diffèrent beaucoup d'individu à
individu — elle varie aussi suivant les objets. Les
objets les plus petits, ceux qui tiennent dans la
main, ont une tendance marquée à conserver leurs
modalités tactiles. Là, en effet, aucun effort de syn-
thèse ne vient les contrarier. Je me suis toujours
représenté les chiffres sous la forme des images
tactiles au moyen desquelles le système Braille les
figure, et il me semble que la plupart des aveugles
dont la mémoire tactile est développée font de
même.
Les cartes de géographie en relief que j'étudiais
enfant me sont, elles aussi, toujours revenues à l'ima-
gination tout imprégnées d'impressions tactiles et
musculaires; au moins sitôt que je m'efforce d'en
suivre mentalement les détails avec quelque préci-
sion, j'ai le sentiment que je les touche. Et je ne
m'en étonne guère car elles sont chargées de trop de
lignes enchevêtrées et de trop de points divers, desti-
nés à figurer les villes, les frontières et les accidents
du terrain pour que tout ce maquis si complexe
puîsse dans son ensemble être représenté dans mon
imagination. J'ajoute qu'une carte de géographie
LES IMAGES SPATULES ISSUES DU TOUCHER 165
î
reste en marge de la vie. Pour qui n'est pas géo-
graphe elle ne se mêle pas aux occupations quoti-
diennes. Elle est non le réel lui-mêrfie, que l'esprit
doit manier et modifier pour agir, mais une traduction
du réel et d'un réel trop vaste pour que notre imagi-
nation ait besoin de l'étreindre coutumièrement en
vue de l'action.
Si j'entends nommer les Alpes, des représentations
diverses pourront surgir devant moi : si la phrase
invite à les concevoir dans leur ensemble j'aurai de
préférence une image tactile, non certes une image
obtenue en supposant l'extrémité de mon doigt éten-
due en longueur, en largeur et en hauteur aux pro-
portions des Alpes, mais une image d'une suite de
gros points massifs pareille à celle par laquelle ma
carte d'Europe présentait la chaîne des Alpes à mon
index. Si le contexte parle de tourisme et d'excur-
sions, j'aurai plutôt une représentation musculaire
d'une pente escarpée et dure à gravir. En aucun cas,
je crois, une image spatiale, synthétique et épurée
d'éléments tactiles ne s'offrira à moi.
Au contraire, les objets d'usage courant, "pourvu
que leurs dimensions ne soient pas trop considérables
ni leur complexité trop grande, les tables, les chaises,
les fauteuils, les meubles de toute nature, les appar-
tements dans leur ensemble, se présentent à moi
d'un seul bloc et sans déchet excessif dans leur con-
tenu. Il serait intéressant de mesurer expérimentale-
ment jusqu'où peut aller la complexité de ces images,
tâche délicate d'ailleurs, car l'imagination ne renonce
pas à saisir les objets qu'elle ne peut étreindre, elle
les dégrade seulement plus ou moins suivant les
besoins pour les adapter à ses prises. Quant aux
objets de petite dimension et de structure simple,
même ceux qu'il est facile de tenir dans la main,
lorsqu'ils sont d'un emploi courant et reviennent
constamment dans la pensée, au moins chez moi ils
1CÔ LE MONDE DES AVEUGLES
ont une forte tendance à se dégager eux aussi de
leurs particularités tactiles, bien qu'aucun travail de
synthèse ne soit ici nécessité par l'expérience et ne
favorise, par conséquent, cette épuration.
Bien des circonstances influent donc sur l'élabora-
tion des images spatiales de l'aveugle, et en particu-
lier l'expérience individuelle qui nous invite à donner
plus ou moins d'importance à tel ou tel élément de la
représentation. Mais le facteur essentiel de transfor-
mation semble bien être l'activité de l'esprit qui taille
dans nos conceptions et nos images, les rognent ou
les enrichit à son gré en vue de leur utilisation pour
la pratique de la vie.
Il se passe ici quelque chose d'analogue à ce qui
se produit dans l'élaboration des images génériques.
Pour se former la représentation de la table en géné-
ral, l'esprit dégage, parmi Jes qualités sensibles qui
lui sont fournies en abondance par la perception de
tables concrètes celles qui sont essentielles, je veux
dire celles par lesquelles la table remplit sa fonction
pratique et sert les fins de l'homme. Celles-là sont
vraiment représentatives et l'intuition les révèle. Les
autres sont des qualités de luxe que l'imagination ne
retiendra que pour passer de la connaissance de la
table en général à la distinction des diverses tables.
L'esprit de l'aveugle semble travailler de même sur
les sensations tactiles brutes qui lui sont offertes du
monde extérieur. Il les dégrossit en mettant à part,
pour les retenir, les qualités qui sont constamment
utiles pour la pratique, je veux dire les qualités
de forme, en les synthétisant parce qu'elles sont
beaucoup plus propres à l'action lorsqu'elles se pré-
sentent à la pensée dans leur ensemble, et en rédui-
sant tous les éléments de la sensation qui sont des
entraves au maniement facile de l'image et à son uti-
lisation par conséquent.
Quoi qu'il en soit, le fait essentiel est que l'aveugle
LES IMAGES SPATIALES ISSUES DU TOUCHER 167
dispose, lui aussi, d'images étendues, synthétiques,
très souples, très mobiles, de ce que j'appellerais
volontiers une véritable vue tactile.
Le mot de vue est le seul qui rende ces apparitions
qui surgissent dans le cerveau, libres de toute impres-
sion musculaire consciente, de toute représentation
des doigts ou des mains, moins riches sans doute,
moins complexes, moins étendues surtout considéra-
blement que les images visuelles, mais comme elles
unes et multiples à la fois, perçues tout entières et
jusque dans leurs détails par l'œil intérieur de la
conscience.
CHAPITRE X
L'espace tactile et l'espace visuel.
I
Sommes-nous en droit, dès lors, de dire que l'es-
pace de l'aveugle est le même que l'espace du clair-
voyant? Il le semble, et jamais le sens commun n'a
établi une distinction entre l'espace tactile et l'espace
visuel.
Elle est due à certains philosophes qui, confiants
dans leur logique et dédaigneux de l'expérience, affir-
ment que si les aveugles-nés peuvent se servir des
mots grandeur, forme, position, distance, comme les
personnes normales, ces mots n'ont pas pour eux le
même sens ; que le mot distance, par exemple, dési-
gnera pour eux les sensations tactiles et musculaires
qu'ils éprouveront en allongeant le bras vers un objet,
ou le nombre de pas qu'ils feraient pour atteindre un
objet plus éloigné, ou le temps qu'il leur faudrait pour
l'atteindre, ou la faible impression que produirait sur
leur oreille le bruit d'une parole éloignée.
La différence apparaît comme si profonde à M. Bour-
don, par exemple, qu'il écrit :
Les sensations tactiles de forme diffèrent essentiellement
des sensations visuelles qui leur correspondent, etPaveugle-né
opéré qui passe des premières aux secondes est d'abord
aussi dépaysé que pourrait l'être un sourd qui aurait appris
l'espace tactile et l espace visuel 169
à distinguer par la vue un violon d'une flûte et auquel on
demanderait, après qu'il aurait recouvré l'ouïe, d'essayer,
les yeux fermés, de reconnaître chacun de ces instruments
aux sons qu'il émettrait.
Ne perdons pas de vue que l'étendue est en rela-
tion non avec la spécificité des nerfs visuels et tac-
tiles, mais bien plutôt semble-t-il, avec la disposition
de ces nerfs dans chaque organe et avec leurs rap-
ports à certains systèmes de muscles.
S'il est, écrit M. Lechalas, un résultat que, en dehors de
toute théorie, on puisse considérer comme définitivement
acquis, grâce aux travaux de la psychologie expérimentale,
c'est la nécessité du concours, pour la perception précise de
l'étendue, des sensations musculaires avec les sensations
tactiles ou visuelles... Mais l'union des sensations visuelles
ou tactiles avec des sensations musculaires ne suffit pas
pour nous faire percevoir les objets étendus avec précision *
il faut encore que chaque point de l'objet puisse impres-
sionner un point déterminé de l'organe sensoriel. Réunis-
sant les deux conditions dans un seul énoncé, nous pourrons
dire que la vue et le tact ne nous donnent une perception
bien nette que si les mouvements de l'organe permettent
aux divers points de l'objet d'impressionner successivement
la partie sensible, tout en assurant la correspondance d'un
point de l'objet à un point de l'organe*
La surface cutanée ne nous donne immédiatement
que deux dimensions; c'est au moyen des mouve-
ments des muscles que nous y joignons la perception
claire des formes et aussi la troisième dimension. A
prendre les choses en gros, et à négliger quelques
dispositifs particuliers de l'œil qui constituent sa supé-
riorité, tout se passe de même pour la vue. La rétine,
qui fournit deux dimensions, n'est qu'une surface
cutanée dont les fibres nerveuses sont exceptionnel-
lement sensibles et deux cents ou trois cents fois plus
nombreuses que sur l'extrémité de la langue, c'est-
17Ô LE MONDE DES AVEUGLES
à-dire que sur la surface où elles sont le plus denses.
Les Allemands l'appellent Netzhaut, peau-rétine.
L'acuité visuelle se mesure par la distance la plus
faible qui sépare deux images rétiniennes perçues
comme distinctes, de même que l'acuité tactile se
mesure à l'écartement minimum des branches de l'es-
thésiomètre pour lequel les deux pointes sont senties
distinctement. Et quant à la perception de la troi-
sième dimension et à celle des formes, elles sont
rendues possibles par les mouvements des muscles de
l'œil qui jouent un rôle analogue à celui des mouve-
ments des muscles des doigts et des membres.
Les principales théories aujourd'hui reçues sur la
genèse des sensations visuelles et tactiles ne font que
poursuivre ce parallélisme. De l'aveu de presque tous
les philosophes un travail psychologique est néces-
saire pour parachever les sensations spatiales de la
vue, et personne ne niera qu'il en failre un aussi pour
tirer l'étendue tactile synthétique, telle que nou*
venons de la trouver dans les représentations des
aveugles, des données successives du toucher. Ce tra-
vail psychologique pour les uns est surtout de nature
logique ; pour les autres il consiste dans des asso-
ciations entre les données de la vue et celles du
toucher.
Or, si nous admettons l'intervention d'opérations
logiques, elles procèdent d'un même esprit qui agit
sur les deux sens pour une même fin : se procurer
de part et d'autre un milieu spatial où il puisse pro-
jeter ses représentations. Ce ne sont donc pas ces
opérations logiques, suivant toute apparence, qui
introduiront entre les deux espaces un élément de
divergence.
Si nous croyons au contraire, avec la plupart des
psychologues, à une synthèse entre les données du
tact et celles de la vue, nous supposons, semble-t-il,
que les éléments composants sont de même nature,
l'espace tactile et l'espace visuel 171
autrement le composé n'aurait pas l'homogénéité que
nous lui reconnaissons. D'ailleurs on a toujours et
tout naturellement pensé que la part propre de la vue
dans le composé devait être cherchée dans le carac-
tère synthétique des représentations spatiales. Or
puisque nous retrouvons aujourd'hui dans l'étendue
tactile dépourvue de tout secours de la vue précisé-
ment ce même caractère synthétique qui semblait
ne pouvoir appartenir qu'à la vue et faire la différence
entre les deux étendues , n'y a-t-il pas lieu de penser
qu'elles se ressemblent beaucoup?
Assurément ce ne sont là que des vraisemblances
et je reconnais volontiers que le doute pourra tou-
jours se glisser entre les mailles d'un tel raisonne-
ment. L'expérience a plus de valeur probante. Or elle
montre péremptoirement que l'espace des aveugles,
aussi bien que celui des clairvoyants, est caractérisé
par trois dimensions en longueur, largeur et profon-
deur, et qu'il aboutit dans la pratique aux mêmes
résultats, qu'il donne lieu en particulier à la même
géométrie, et que beaucoup d'aveugles, à l'exemple
de Saunderson, font preuve d'aptitudes pour l'étude
de la géométrie. Voilà des présomptions qui ne man-
quent pas de force.
On ne saurait objecter ce fait que les aveugles-nés
auxquels l'opération de la cataracte donne soudaine-
ment la lumière ne distinguent pas immédiatement
Une sphère d'un cube, ou plutôt, s'ils les distinguent,
sont incapables de dire quelle est la sphère et quel est
le cube. On a loiïgtem{ra conclu de cette observation^
répétée sur nombre de sujets, que la vue ne perçoit
pas directement l'espace, mais seulement des signes
que, par association avec des sensations spatiales tac-
tiles, nous interprétons en fonction de l'espace, et que
par conséquent l'espace est exclusivement fourni par
le toucher. Avec raison, je pense, cette interprétation
semble être abandonnée aujourd'hui par presque tous
i
i
i
172 LE MONDE DES AVEUGLES
les psychologues. L'œil paraît bien fournir lui aussi
la perception de l'espace. Mais il ne serait pas plus
légitime de tirer des mêmes faits cette autre conclu-
sion que l'étendue tactile est autre que l'étendue
visuelle sans quoi elle serait aussitôt reconnue par
la vue.
La vérité est que l'œil, pour percevoir l'étendue, a
besoin de faire son éducation, d'apprendre à faire
jouer ses muscles et à interpréter leurs mouvements.
Au début il ne voit que deux dimensions, et même il
les voit imparfaitement, et, toute perception de la
profondeur semble lui échapper. Tous les opérés sont
d'accord pour déclarer que d'abord les objets leur
semblent toucher leurs yeux. Il est bien vrai que
quelques partisans de l'école nativistique, MM. Janet
et Dunan par exemple, ont imaginé un ingénieux
moyen de réduire à néant leur témoignage. Ils ont
supposé que dans la bouche de ces aveugles de la
veille le mot toucher n'avait qu'une valeur métapho-
rique, et <^ue, ignorants encore de la sensibilité propre
de la vue, ils ne pouvaient, lorsqu'elle leur est sou-
dainement révélée, la désigner que par un terme
emprunté à leurs sensations habituelles. Mais c'est là
vraiment se faire une conception trop fantaisiste et
trop commode de la psychologie de l'aveugle. Quel-
ques-uns de ces opérés, celui de Franz, par exemple,
ont montré par leurs réponses qu'ils étaient intelli-
gents. L'aveugle, sans doute, ignore ce que c'est que
voir, mais il sait qu'une différence essentielle existe
entre voir et toucher, c'est que l'on voit de loin tan-
dis qu'on ne touche que de près. Quand donc il
répond « les objets touchent mes yeux » alors qu'on
lui demande s'il les voit et où il les voit, ne doutons
pas qu'il ne donne au mot toucher sa valeur propre.
Son œil a donc besoin d'une expérience qui lui
manque encore pour coordonner tous les mouvements
de ses muscles en vue de la perception complète.
l'espace tactile et l'espace visuel 173
Et, de même, le toucher lui aussi a besoin d'une
éducation. L'enfant ne discerne pas avec précision la
forme d'une cuillère qu'on lui met dans la main plus
que si on la lui présentait aux yeux. Il lui faut
apprendre à diriger et à coordonner les mouvements
de ses muscles de la main comme les mouvements de
ses muscles de l'œil. Imaginons par hypothèse un
sujet privé du toucher depuis sa naissance qui vien-
drait à le recouvrer tout à coup. Sans aucun doute il
serait incapable au moment de la guérison de recon-
naître en fermant les yeux les objets dont la vue lui
serait familière. Il ne saurait pas les explorer et bâtir
une représentation d'ensemble avec ses sensations
partielles. Il ne suivrait pourtant aucunement de son
incapacité qu'il se trouvât, en ce qui concerne
l'étendue visuelle, dans la situation d'un sourd guéri
subitement auquel on demanderait de distinguer à
l'audition des instruments de musique : laissez-le
écouter, les yeux fermés, pendant mille ans, il ne sera
pas plus avancé qu'au premier jour. Rien ne prouve
qu'il en irait de même du malade que nous avons
supposé.
Je ne vois donc rien dans les faits qui empêche
d'admettre qu'une étroite parenté unit les représenta-
tions spatiales des clairvoyants et celles des aveugles.
Nous nous heurtons pourtant ici à deux théories qui
comptent l'une et l'autre des partisans. La plus
ancienne, qui repose essentiellement sur une observa*
tion de Platner, bien qu'elle soit en fait antérieure â
Platner et remonte à Leibniz, donne à l'œil seul la
perception de l'espace, et affirme que le toucher,
réduit à ses seules forces, ne saurait nous fournir
aucune idée de l'étendue. L'autre, toute récente, qui
est due à M. Dunan, accorde bien au toucher la
faculté de percevoir un espace, mais estime que cet
espace est radicalement hétérogène à l'espace visuel
et lui est irréductible.
174 LB MONDE DBS AVEUGLES
II
Pour ce qui est de l'idée, nous dit Platner, que nous pour-
rions, sans le secours de la vue, nous faire de l'espace ou de
l'étendue, l'observation méthodique d'un aveugle-né, que
j'ai entreprise depuis, en m'attachant spécialement aux
points controversés, et que j'ai continuée pendant trois
semaines entières, m'a de nouveau convaincu que le tact
réduit à lui-même ignore entièrement tout ce qui a rapport
à l'étendue et à l'espace, qu'il ne sait ce que c'est, pour une
chose, que d'être localement hors d'une autre et, pour tout
dire en un mot, que l'homme privé de la vue ne perçoit
absolument rien du monde extérieur, si ce n'est l'existence
d'un principe actif, distinct du sujet sentant sur lequel il
agit, et, avec cette existence, celle d'une simple pluralité — -
dirai-je de choses ou d'impressions? (Je me rencontre ici
avec M. Tiedmann, Sur la nature de la Métaphysique, dans
le 1 er fascicule des Mémoires de Hesse, p. 119). En réalité,
c'est le temps qui fait, pour l'aveugle-né, fonction d'espace.
Eloignement et proximité ne signifient pour lui que le temps
plus ou moins long, le nombre plus ou moins grand d'in-
termédiaires dont il a besoin pour passer d'une sensation
tactile à une autre. L'aveugle-né parle la langue du voyant,
ce qui est très propre à nous tromper et m'a trompé moi-
mênie au début de mon enquête : mais, en réalité, il n'a
aucune notion des choses extérieures les unes aux autres;
et (mon observation sur ce point m'a paru décisive), si les
objets ou les parties de son corps qui entrent en contact
avec eux ne faisaient pas sur ses nerfs tactiles des impres-
sions d'espèce différente, il prendrait tout ce qui est hors
de lui pour une seule chose qui exerce sur lui des actions
successives, une plus forte, par exemple, lorsqu'il applique
sa main sur une surface que lorsqu'il n'y pose qu'un doigt,
une plus faible lorsque sa main effleure une surface ou
lorsque ses pieds la parcourent. Si, dans son propre corps,
il distingue une tête et des pieds, ce n'est pas du tout en
vertu de la distance qui sépare ces deux parties : c'est uni-
quement par les sensations tactiles qui lui viennent de l'une
et de l'autre et dont il apprécie les différences avec une
finesse incroyable ; c'est aussi à l'aide du temps, Il en est
l'espace tactile et l'espace visuel 175
de même des corps étrangers, dont les figures ne se dis-
tinguent pour lui que par le genre d'impressions tactiles
qu'elles produisent, le cube, par exemple, avec ses angles
et ses arêtes, affectant le sens du tact autrement que la
sphère.
Que de discussions et de raisonnements ont été
bâtis sur cette page ! Récemment encore, M. Lachelier,
avec l'admirable puissance dialectique qu'on lui con-
naît, y accrochait toute une longue chaîne de déduc-
tions savantes. On la discute, on la commente, on
ne la contrôle pas. Montaigne avait singulièrement
raison de dire : « Les hommes, aux faits qu'on leur
propose, s'amusent plus volontiers à en chercher la
raison qu'à en chercher la vérité : ils laissent là les
choses et courent aux causes Suivant cet usage
nous savons les fondements et les moyens de mille
choses qui ne furent onques, et s'escarmouche le
monde en mille questions desquelles et le pour et le
contre est faux. »
En vérité nous sommes peu exigeants pour Platner
et nous nous contentons à bon marché si ses pro-
cédés d'observation nous satisfont. A quelles réponses
de son sujet a-t-il reconnu son impuissance radicale à
penser suivant \a. catégorie de l'espace? D'après quels
faits a-t-il bâti sa conviction ? Platner ne prend pas
la peine de nous le dire. L'expérience pourtant,
semble-t-il, était assez délicate à conduire et portait
sur des faits assez difficiles à obseryer pour que nous
ayons le droit et le devoir de demander des préci-
sions. N'avons-nous pas à redouter que Platner., qui
était un disciple de Leibniz et qui avait déjà publié
son sentiment sur le problème de la perception de
l'espace, n'ait été troublé dans son examen par ses
idées préconçues? Précisément sur ce problème il
était engagé dans une discussion publique avec
Schulz ; n'y avait-il pas là encore une circonstancQ
tîïïTt ^*--—tC". :;■'..:.. 'ir ■'v-".sizi T-'ims ions i*j
-tL.es. 1 es* •-■;;. - ^r> :■:.:. ai ;ui:= u-ute. nais :I ist
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a ria^sr. ^ac-jc^ie a ^jttET'j.era. récitera ses ^on-
ul et à durement contre elles qne
s g» rwnsnpiaoies articles de la Revue
i Oûntra les empirotes
l'espace tactile et l'espace VISUEL' ITT
l'espace tactile, dont il ne se sert jamais et qui ne se
développe pas. Chez l'aveugle, comme le premier fait
défaut, le second occupe sa place et groupe toutes les
représentations étendues.
La force apparente d'une semblable théorie pro-
vient de ce qu'aucune comparaison entre les deux
espaces supposés ne pourra jamais la contredire abso-
lument. Ces deux espaces, en effet, d'après M. Dunan,
sont incompatibles et ne peuvent subsister dans une
même conscience, si bien que jamais on ne pourra les
confronter entre eux et démontrer qu'ils se res-
semblent. Comment un aveugle-né jugerait-il l'espace
des clairvoyants dont il ne porte pas même le germe
en lui ? Comment le clairvoyant jugerait-il l'espace de
!té étouffé par la
airvoyant devenu
irbitre : l'espace
space tactile que
a ou n'y renonce
e tactile a perdu
iccepte l'opinion
érogènes de l'es-
oir fréquenté des
Platner, à leurs
Sre synthétique.
çles et il u'a pas
âges le caractère
■s sa théorie me
s vues métaphy-
s allégués par lui
nan u'ait voulu
d'une sensation
edira.
voyant qui pour-
.age^aûtilo d'une
'<MÉ^K^6 pot-
178 LE MONDE DES AVEUGLES
sède ordinairement pas de représentations spatiales
tactiles. Cela peut provenir assurément, comme le
veut M. Dunan, de ce que l'étendue tactile, étant très
différente de l'étendue visuelle, est entravée dans son
développement par la présence de cette étendue
visuelle. Mais cela peut provenir encore, et tout aussi
bien, de ce qu'elles sont identiques et de ce que con-
séquemment l'étendue tactile n'est pas distinguée de
l'étendue visuelle. N'est-ii pas d'ailleurs fatal que chez
Paveugle-né auquel une opération a rendu la lumière
les deux représentations de l'étendue coexistent au
moins pendant quelque temps? M. Dunan le reconnaît
lui-même. D'ailleurs, le fait que à l'étendue telle que le
voyant se la représente est toujours liée la couleur qui
est la donnée propre de la vue n'implique pas néces-
sairement que sa représentation de l'étendue ne lui
vient pas aussi du toucher. Il prouve peut-être tout
simplement que l'étendue lui étant fournie plus facile-
ment, plus ordinairement et plus richement mille fois
par la vue que par lé toucher, le clairvoyant a
contracté l'habitude d'unir la couleur à toute repré-
sentation étendue, même lorsqu'elle lui vient du
toucher.
M. Dunan insiste longuement sur le cas de M. Ber-
nus, professeur à l'Institution Nationale, qui, devenu
complètement aveugle à l'âge de sept ans et incapable
de percevoir les couleurs, se déclarait dans l'impossi-
bilité de se représenter autrement que colorées les
lettres de l'alphabet Braille qu'il lisait avec ses doigts.
J'ajoute que vingt ans après l'époque où M. Dunan Ta
connu M. Bernus m'a encore témoigné la persistance
du même phénomène et qu'il me serait aisé de rap-
procher de ce fait quelques autres observations du
même genre prises sur d'autres sujets. Mais qu'en
peut-on conclure ? Sans doute que , par suite de
quelques images visuelles qui lui étaient restées de
ses années d'enfance et qui flottaient encore dans son
l'espacé tactile et l'espace visuel 1Ï9
cerveau, M. Beraus ne pouvait pas avoir une image
purement tactile de l'alphabet Braille, qu'il continuait
à faire usage de l'espace visuel. Et suivant M. Dunan
une pareille constatation suppose nécessairement que
« les formes visuelles d'étendue qui sont demeurées
dans la mémoire de l'aveuglé qui a vu sont constituées
suivant une loi tout autre que celles qui président à
la constitution de la représentation purement tactile
de l'étendue chez l'aveugle de naissance ». Si l'espace
visuel subsiste, c'est qu'il empêche l'espace tactile de
se développer en dépit de toutes les circonstances qui
le favorisent, et s'il l'élimine dans de telles circons-
tances, c'est que la fusion entre eux ne peut se faire
tant ils sont de natures différentes. On chercherait en
vain une autre explication, nous assure M. Dunan. Et,
en effet, on en chercherait en vain une autre si l'on a
admis a priori qu'il y a deux espaces distincts, si l'on
a eu soin de mettre sa conclusion dans ses prémisses.
Mais si nous n'écartons pas l'hypothèse la plus simple,
celle en vertu de laquelle une étendue commune se
retrouverait à la fois dans les données de la vue et
dans celles du toucher, elle nous rend très suffisam-
ment compte de cette persistance des impressions
colorées. Dans la sensation visuelle, en effet, la cou-
leur est constamment donnée en même temps que
l'étendue ; elle y est indissolublement liée ; non seule-
ment elle n'entrave en rien ses perceptions, mais elle
en est la condition et leur sert de support. Quoi
d'étonnant si, lorsque pendant des années nous
l'avons associée à l'étendue, lorsqu'elle a été l'élément
nécessaire de toutes nos images aussi bien que de nos
sensations, le jour où cette étendue nous est donnée
sans couleur, par la force de l'habitude nous conti-
nuons à l'y associer? Cette fusion est d'autant plus
vraisemblable que M. Dunan a admis le caractère syn-
thétique incontestable des représentations spatiales
ie l'aveugle, et que, d'autre part, pour acquérir ce
180 US MONDE DBS AVEUGLES
caractère synthétique, la représentation tactile est
obligée (nous l'avons vu) de se décharger des éléments
sensoriels tactiles qui la revêtaient. Elle apparaît ainsi
comme nue et semble appeler un complément. Peut-
être n'y a-t-il donc pas concurrence entre les deux
espaces, mais accord. Ils ne cherchent point à s'ex-
clure l'un l'autre, mais ils se soudent plutôt l'un à
l'autre et s'entr'aident. Défions-nous d'ailleurs des
règles tirées d'une seule observation ! Sans doute il
serait facile de joindre au cas de M. Bernus beaucoup
de cas analogues, mais il ne serait pas plus malaisé
de trouver des aveugles qui ont vu quelques années
et chez lesquels le mode de représentation de l'es-
pace semble être tout tactile. Je dis : il semble; car
on sait combien ces appréciations sont délicates.
M. Dunan cite encore, à l'appui de sa thèse, ce
fait que ML Petit, censeur des études à l'Institution
Nationale des Jeunes Aveugles, bien qu'il lût cou-
ramment le Braille avec ses yeux, était incapable de
le déchiffrer avec ses doigts. C'est que, nous dit-il,
« chez les voyants les sensations tactiles n'instruisent
que dans la mesure de l'exactitude et de la distinc-
tion des images visuelles qu'elles évoquent ». Les
images tactiles, chez M. Petit, ne coïncidaient pas
avec les images visuelles, et. ne pouvaient par consé-
quent les susciter que confusément. Et ce défaut de
coïncidence provient des divergences qui séparent
l'étendue tactile et l'étendue visuelle. Il est bien vrai
que chez M. Petit il n'y avait pas coïncidence entre les
images tactiles et les images visuelles de l'alphabet
Braille ; mais la cause ne peut-elle pas en être cher-
chée ailleurs? Les lettres de Braille sont des signes
complexes, et les points qui les composent sont rap-
prochés les uns des autres. Il faut une éducation du
doigt pour parvenir à les percevoir distinctement et à
en former des images nettes. La meilleure preuve que
a difficulté principale à laquelle on se heurte en
l'espace tactile et l'espace visuel 181
apprenant la lecture du système Braille provient de
la sensibilité et non de l'étendue tactile , c'est qu'on
en triomphe, en général, en faisant usage au début
d'un texte écrit en caractères plus gros, plus espacés,
composés de points plus distants les uns des autres,
et d'un relief plus accusé. Ne serait-ce pas ce travail
préalable, souvent pénible chez les adultes, et dont
il ne sentait pas la nécessité, qui aurait arrêté M. Petit,
beaucoup plutôt que les divergences supposées entre
l'étendue tactile et l'étendue visuelle? Tandis que
mon index lit couramment, j'ai grand'peine à distin-
guer les lettres avec mon annulaire : s'ensuit-il que
l'espace tactile de mon index diffère de celui qu'il est
donné à mon annulaire de connaître? Pour ne pas
sortir du domaine des faits, M. Dunan peut tenir pour
certain qu'il est des clairvoyants qui apprennent à lire
l'écriture Braille avec leurs doigts. J'ai connu très
particulièrement une personne qui, croyant sa vue
en danger, se condamna préventivement à cet exer-
cice, et je ne pense pas qu'elle y ait rencontré
plus de difficultés que la plupart des aveugles de
son âge.
Des aveugles ont déclaré à M. Dunan ne pas com-
prendre la diminution apparente qu'en vertu des lois
de la perspective les corps subissent par rapport à
nous quand nous les voyons de plus loin; ils se
sont même montrés parfaitement incapables de saisir
les explications qu'il leur a fournies à ce sujet. Et
M. Dunan tire de ces déclarai ions une fois encore
que l'espace tactile est d'une nature autre que l'es-
pace visuel. Quand les témoignages qu'il a recueillis
seraient valables pour tous les aveugles-nés, je me
sentirais fort enclin à en contester l'interprétation.
Mais je puis assurer sans crainte qu'ils ne le sont
pas. Un aveugle intelligent comprend sans peine qu'à
mesure qu'ils s'éloignent, les objets doivent paraître
plus petits ; et le raisonnement n'est pas seul à l'en
182 LE MONDE DES AVEUGLES
avertir: il retrouve quelque chose de très analogue
dans ses propres représentations spatiales. Il se sent
moins écrasé, si je puis dire, par sa table de travail,
s'il l'imagine loin de soi que contre soi. Je ne dis
pas seulement qu'il sait par réflexion, je dis qu'il
sent que parmi les rayons qui partent de lui, il en
est moins qui sont arrêtés par la table éloignée que
par la table rapprochée.
i
IV
On surprend étrangement les aveugles quand on
leur parle de théories philosophiques qui leur
refusent la notion de l'étendue ou qui leur accordent
une étendue toute différente de celle des clairvoyants.
Ils s'en amusent fort, ce qui peut-être est un signe
de légèreté et un crime de lèse-philosophie, mais ils
se demandent aussi (ce qui pourrait bien être un
signe de bon sens) d'où vient qu'aucun malentendu
n'en résulte jamais dans leurs rapports avec les
clairvoyants. Mais M. Dunan juge, non sans raison,
que leur témoignage est entaché de partialité. Soit.
Du moins je puis certifier que diverses personnes
auxquelles leur faculté d'observation mérite quelque
crédit et qui hantent familièrement les aveugles
m'ont affirmé n'avoir rien remarqué en eux qui pût
laisser supposer une différence aussi profonde entre
leur mentalité et celle des autres hommes.
Je me persuade donc que la vue et le toucher
parlent la même langue à la conscience qui les entend
l'un et l'autre, que le clairvoyant et l'aveugle se
comprennent réellement, et non en apparence,
lorsqu'ils se communiquent leurs idées au moyen des
mots d'espace, de dimensions, de distance, de forme;
qu'ils se servent, pour y projeter leurs images, de la
même étendue, à cette seule différence près que
l'étendue du clairvoyant est toujours colorée, tandis
L*ESPACB TACTILE ET L'ESPACE VISUEL 183
que celle de l'aveugle est toujours prête à se charger
d'impressions tactiles plus ou moins vives.
Du moins en pratique tout se passe comme s'il en
était ainsi. Peu importe, à tout prendre, qu'on s'ar-
rête à la conception de M. Dunan ou à la nôtre. Pra-
tiquement ce qui importe seul c'est que l'aveugle
dispose, comme le clairvoyant, d'une représentation
synthétique de l'étendue, assez souple pour lui perr
mettre de se représenter très aisément les formes des
objets. Or, sur ce point, l'expérience ne laisse aucun
doute.
Tout se passe comme si, lorsque l'esprit a achevé
l'éducation des sens et reçoit d'eux des sensations
complètes, une même étendue lui était donnée à la
fois par la vue et par le toucher, mais libéralement,
magnifiquement par la vue qui embrasse de vastes
domaines où bien vite apparaissent les précieuses
ressources qu'il peut tirer de l'espace comme moyen
de coordination de ses représentations ; chichement
par le toucher qui n'explore que le voisinage immé-
diat du corps, qui n'amplifie son étendue qu'en lui
donnant le caractère successif, et qui l'enveloppe de
mille impressions musculaires dont l'effet ne peut
être que de l'obscurcir. On dirait que l'esprit, sou-
cieux de l'action, curieux avant tout de représenta-
tions synthétiques des formes, les représentations les
plus nécessaires à l'action, transforme et refond ces
sensations du toucher pour leur, enlever le caractère
analytique et dégager l'élément spatial qui lui importe,
tandis qu'il conserve dans leur intégrité et utilise sous
leur forme brute les représentations étendues de la
vue, parce que la couleur, loin d'être une entrave
pour ces représentations, leur sert plutôt de soutien.
Et voilà pourquoi la vue est appelée le sera de l'es-
pace plutôt que le toucher. La vue donne l'espace tout
élaboré, tandis que le toucher fournit les éléments
propres à l'élaborer.
184 LE MONDE DES AVEUGLES
Qui dira au reste si ce n'est pas là une distinction
trompeuse, ou au moins superficielle? Si ce travail que
fait l'esprit sur la sensation tactile pour l'adapter à
ses besoins, il n'a pas dû le faire, ou un travail ana-
logue, sur la vue pour parfaire la sensation visuelle.?
Si l'œil de l'enfant apprend à coordonner ses mouve-
ments si complexes, c'est parce que son intelligence
réclame les représentations spatiales dont elles s'ali-
mente; et c'est peut-être pour le même motif encore
que les mouvements des muscles de l'œil cessent
d'être perçus par la conscience et se taisent pour lais-
ser le champ libre aux images étendues.
4
»
CHAPITRE XI
Valeur des images spatiales issues du toucher.
I
Pauvres images, en vérité, que ces images d'aveugle
qu'aucune couleur ne relève. Je sais qu'il est difficile
au clairvoyant de se les représenter. Peut-être pour-
tant ne lui est-il pas impossible de s'en faire une
idée approximative. Parfois dans la rêverie, nous
disent les psychologues, l'image visuelle s'estompe
faiblement. La couleur en devient indécise. Dans son
Etude expérimentale de l'intelligence, Binet note qu'un
de ses sujets déclare apercevoir une femme vêtue
d'une robe, sans pouvoir dire de quelle couleur est
cette robe. Pareil phénomène n'est pas rare, m'as-
surent certains sujets, mauvais visuaiisateurs, pour
les représentations des objets qui s'offrent aux regards
avec des colorations variables et une forme sensible-
ment constante : crayons, chaises, vêtements, etc. Il
est vrai que dans ces représentations aussi la forme
souvent est très flottante. Qu'on la rende plus précise
et qu'on éteigne encore ce peu de couleur vague,
insaisissable qui subsiste dans ces images, qu'on
s'efforce de supposer par la pensée ces deux modi-
fications qui, il est vrai, semblent au clairvoyant
s'exclure Tune l'autre, et je me figure qu'on aurait
186 LE MONDE DES AVEUGLES
quelque chose qui rappelle un peu les images spa-
tiales de l'aveugle.
Elles paraîtront certainement misérables à des
visuels dont les représentations ont parfois tant de
richesse et de coloris. Tout ce qui donne à l'image
visuelle son relief et son intensité leur fait défaut.
Elles ne sauraient pas individualiser fortement les
personnes et les choses, et nous verrons que nous
ne pourrons guère compter sur elles pour évoquer
des émotions ou des sentiments esthétiques. Leur rôle
sera presque nul dans la vie affective. Dans tous
les cas où les images visuelles valent surtout par
l'intensité de leur contenu sensoriel leurs substituts
naturels seront des images d'une autre espèce :
auditives, olfactives, motrices, tactiles dans les-
quelles la représentation de l'espace sera nulle ou
insignifiante, mais dont l'intensité parfois sera grande.
En revanche, pour l'exercice de la pensée et pour
la pratique journalière la représentation, en général,
n'a pas besoin d'être si riche d'éléments sensibles.
On a bien montré depuis quelques années que les
images parfaites, si volontiers étudiées par les anciens
psychologues, ne paraissent que par accident dans la
conscience. A cette notion toute théorique d'uue
image-photographie, on a substitué la notion plus
vraie d'une image en perpétuelle transformation.
Nous venons de voir combien l'image tactile peut dif-
férer delà sensation tactile :les images de tout genre
sont l'objet d'actions corrosives analogues. Elles sont
toujours inadéquates aux sensations, qui elles-mêmes
sont inadéquates aux contenus sensoriels des objets.
Notre cerveau est une usine où elles sont soumises à
un incessant travail de dégradation qui les mine pro-
gressivement. Chez la plupart des hommes des images
appauvries et détériorées occupent presque constam-
ment la scène de la conscience : c'est là même une
condition sine qua non de l'activité mentale, car à ce
VALEUR DES IMAGES SPATIALES ISSUES DU TOUCHER 187
prix seulement elles peuvent aisément entrer dans de
nouvelles combinaisons. L'image visuelle n'a pas
seulement, en général, perdu une partie de sa cou-
leur, elle a encore perdu une partie de sa complexité
spatiale.
On a même constaté qu'elle est parfois entièrement
détruite, et que l'image semble être beaucoup moins
nécessaire à l'exercice de la pensée qu'on ne l'a cru
longtemps. Les travaux de Binet et de Bennetts sont
très suggestifs à ce point de vue : nous pensons bien
souvent sans nous figurer les objets de notre pensée,
sans nous appuyer sur d'autres images sensibles
que celles des mots qui les désignent. De l'électricité
nous n'avons aucune représentation exacte. Nous ne
savons pas ce qu'elle est. Nous n'en avons que des
images verbales ou des images métaphoriques, si je
puis dire, très grossières. Cela ne nous a pas empêchés
d'en bâtir une science et de bouleverser par elle l'in-
dustrie humaine.
Plus l'image visuelle est dégradée, plus il est facile
de lui trouver des suppléants. Ces suppléants, tout
naturellement, varient beaucoup avec les individus, et,
comme chez les voyants, plus encore que chez les
voyants le contenu de la conscience est tout autre
suivant que nous avons affaire à un moteur, à un
auditif ou à un tactile.
Les images musculaires en particulier me semblent
bien tenir chez beaucoup de sujets une place impor-
tante, à cause des difficultés qui, nous le verrons,
retardent parfois l'épanouissement des images spa-
tiales. Souvent la filetière aveugle prend machinale-
ment sa navette sans se représenter la table où elle
est posée. Ces images musculaires sont si fuyantes
qu'il est difficile de les étudier. Leur rôle est pour-
tant bien mis en évidence par des exemples comme
celui-ci : je cherche depuis plusieurs jours un livre
sans retrouver la place où je l'ai rangé; un soir que
18$ LE MONDE DÉS AVEUGLES
je suis monté sur l'escabeau devant ma bibliothèque,
tout à coup un souvenir me saisit : mon livre est là,
sur la planche qui se trouve précisément à portée de
ma main. J'avais fait, pour le ranger, exactement les
gestes que je répète en ce moment.
Je crois aussi que souvent les mots qui n'évoquent
pas une représentation objective trouvent une sorte
de support dans ce qu'on pourrait appeler une repré-
sentation subjective, dans un ensemble de sentiments
plus ou moins précis qu'ils suscitent. Leur contenu
est confié non plus à la mémoire sensorielle mais à
la mémoire affective dont le rôle est susceptible de
prendre une grande importance. À ces sentiments,
d'ailleurs, semblent bien correspondre des embryons
de mouvements tout à fait inconscients. Comme ces
images n'ont une réelle valeur qu'au point de vue
affectif, je remets à plus tard à en parler. Nous verrons
qu'elles sont importantes pour tous les objets qui,
purement visuels, échappent à toute représentation
pour l'aveugle. Mais leurs attributions peuvent s'éten-
dre si l'imagination est trop paresseuse pour appré-
hender les objets qui sont susceptibles de tomber
sous ses prises : les mots lion, tigre, chat, fieur,
même lorsqu'ils ne s'accompagnent pas d'images, ne
nous laissent pas indifférents.
Les images motrices de cçtte sorte, qui chez le
voyant jouent un rôle plus ou moins important selon
le genre de son imagination propre, sont assurément
susceptibles chez l'aveugle de prendre un dévelop-
pement particulier. C'est, me semble-t-il, au moyen
d'images musculaires surtout que l'aveugle se repré-
sente le plus souvent les objets en mouvement. Mais
croire, avec certains philosophes, que la place laissée
libre par les images visuelles est entièrement ou
presque entièrement occupée par elles, c'est faire fl de
l'expérience.
Tout naturellement, les images spatiales du tou-
VALEUR DES IMAGES SPATIALES ISSUES DU TOUCHER 189
cher, présentant le caractère essentiel des images
visuelles dégradées, celui qui résiste en ; moyenne le
plus à l'usure, l'étendue, bien qu'elles en simplifient
souvent le dessin, sont aussi les plus propres à en
tenir la place. Elles ont des propriétés qui leur per-
mettent d'aspirer à cette importante mission.
II
Le jour où, avec les méthodes actuellement en
usage de la psychologie expérimentale, on entre-
prendra enfin une étude sur l'imagination des aveugles,
où l'on dressera un inventaire des images les plus
familières de quelques sujets bien choisis, certaine-
ment on reconnaîtra qu'elles sont souvent imprécises.
La cause en est, je crois, moins dans la mentalité de
l'aveugle que dans les insuffisances de notre éduca-
tion spéciale. Il n'est presque pas d'écoles d'avetfgles,
en France du moins, où l'on veille à donner aux
enfants, dont l'expérience est limitée par la cécité, le
bagage de représentations qui leur est nécessaire, où
Ton se préoccupe de leur faire toucher tant d'objets
que la vie risque de ne jamais placer à portée de
leur main.
En revanche, on constatera sans doute qu'elles
se gravent sans peine sinon chez tous du moins chez
quelques-uns. M. Fischer, inspecteur des écoles
d'aveugles à Brunswick, dans une enquête qu'il a
entreprise à ce point de vue, a rencontré, comme
bien on pouvait s'y attendre, une grande variété dans
les représentations de ses sujets. L'image d'un même
objet ne diffère pas moins d'un aveugle à un autre
aveugle, que d'un voyant à un autre voyant. Un
arbre s'est présenté avec tous les degrés de com-
plexité, depuis le simple tronc dénudé jusqu'au fouil-
lis le plus inextricable de branches et de feuillages.
Mais ses recherches ont révélé à l'observateur, contre
190 LS MONDE DES AVEUGLÉS
son attente, le rôle capital que jouent les représen-
tations spatiales dans la mentalité de l'aveugle.
Surprenante m'apparut pour la première fois, dans toutes
les observations, dit-il, la prépondérance des représentations
purement spatiales, des représentations de la grandeur, de
la longueur, de la largeur, de la grosseur, des rapports de
direction et de position des différentes parties, de leur dis-
position dans l'espace. Les impressions relatives aux qua-
lités des objets telles que le rugueux, le doux, ne furent que
rarement mentionnées. Souvent des erreurs furent com-
mises sur la substance, tandis que les rapports spatiaux étaient
bien connus... Etant donné que le nombre et la variété des
impressions tactiles sont naturellement très restreints, il est
clair que l'aveugle accorde dans ses représentations la plus
grande importance aux rapports spatiaux. Les rapports
d'espace excitent son intérêt à un plus haut degré que les
autres et se fixent plus fortement dans sa mémoire... D'une
manière générale je puis dire d'après mes observations
que, dans le domaine du toucher, il y a un grand nombre
d'objets dont l'aveugle se fait des représentations claires et
nettes, qui, au point de vue des rapports d'espace, le cèdent
à peine aux représentations des voyants, qui leur sont
inférieures seulement au point de vue de la qualité et de
l'intensité.
Je ne doute pas qu'une enquête méthodique ne
révèle parmi les aveugles des sujets chez lesquels les
représentations spatiales sont prépondérantes. Peut-
être appellera-t-on ce type le type visuel-tactile. On
constatera que chez eux les objets laissent l'em-
preinte de leur forme de préférence à toute autre.
Pour ma part, il m'arrive fréquemment de me
rappeler avec précision la place occupée dans une
page d'un de mes livres par un titre de chapitre, ou
même par un mot quelconque, alors que les qualités
proprement tactiles de ce titre ou de ce mot ne mar-
queront aucune propension à revivre. Douze fois par
heure, un tramway passe sous mes fenêtres. Je ne
le perçois que par le grincement des roues sur les
VALEUR DES IMAGES SPATIALES ISSUES DU TOUCHER Î9l
rails, et par la sonnerie stridente du timbre qui à
chaque passage appelle les voyageurs. Si pourtant il
m'arrive de penser à ce tramway, l'image qui se pré-
sente à mon esprit n'est jamais la reproduction de
ces bruits divers, mais la représentation formelle
de la voiture 1 . Plusieurs aveugles m'ont assuré que,
s'ils entendent nommer un cheval, le mot évoque en
eux non le souvenir d'un hennissement ou le bruit de
quatre sabots frappant le sol en cadence, mais l'image
d'un animal plus ou moins caractérisé, plus ou moins
distinct des autres quadrupèdes selon le degré des
connaissances de chacun. Ils n'ont pourtant eu que
bien rarement l'occasion de toucher un cheval.
Ces images ont souvent en outre la faculté de
réapparaître devant l'esprit avec une extrême facilité
pour s'y tenir parfois fort longuement. L'aveugle en a
la libre disposition. J'ai suivi, au lycée, au milieu de
camarades clairvoyants, tous mes cours de géométrie
sans avoir une seule figure en relief sous les doigts.
Notre professeur traçait au tableau noir, en les
annonçant, les triangles, polygones ou cercles dont
il avait besoin pour ses démonstrations. Je les repro-
duisais mentalement, posant sur chaque angle, sur
thaque point les lettres destinées à les désigner et
je suivais toute la leçon sur ces images intérieures.
Cette expérience ne prouve pas seulement l'aisance
de ces images à revivre et à poser devant la cons-
cience, elle montre encore leur grande netteté. Il est
vrai qu'il s'agit ici exclusivement de représentations
1. Ces images spatiales me sont si naturelles que, comme les
clairvoyants quoique sans doute à un degré moindre, il m'ar-
rive de me représenter sous forme de schèmes des idées abs-
traites ou môme des sensations. A bon nombre d'aveugles le
temps apparaît parfois comme une ligne droite le long de
laquelle on fait glisser l'événement dont on cherche la date
jusqu'à ce qu'on ait trouvé sa place. Souvent de môme, pour
ceux qui ont une mauvaise mémoire auditive, les sons musi-
caux ont une tendance à- se projeter sur une échelle.
192 LE MONDE DES AVEUGLES
géométriques, régulières par conséquent et relative-
ment peu complexes. Les besoins de la démonstra-
tion exigeaient pourtant souvent l'addition de lignes
supplémentaires qui compliquaient la figure. J'avoue
que les objets aux formes capricieuses ou chargés
d'ornementations ont toujours une tendance à être
ramenés aux formes géométriques. Mais pour cer-
tains aveugles beaucoup d'images qui n'ont pas la
la régularité de celles dont je viens de parler restent
parfaitement nettes néanmoins. Il est beaucoup
d'objets qu'ils ont rarement l'occasion de palper. Ils
en portent la représentation en eux-mêmes parfois
durant bien des années sans que le temps l'altère
trop gravement. Ce serait une erreur, d'ailleurs, de
croire que l'image gagne toujours en netteté à être
souvent confrontée avec son objet. S'il s'agit d'une
image individuelle, naturellement à la replonger
dans le réel, on accuse chaque fois ses caractères
distinctifs et on lui donne une jeunesse nouvelle.
Mais, pour les images génériques qui correspondent
non à un objet déterminé mais à un groupe d'objets,
il en va tout autrement. À mesure qu'on multiplie
les expériences, les représentations acquises se
contredisent davantage, et, les caractères opposés se
détruisant l'un l'autre, l'image tend de plus en plus
à s'appauvrir jusqu'à n'être plus qu'un schème aux
contours imprécis.
m
Facilité à se former, à se reproduire, à se con-
server, voilà les qualités essentielles grâce auxquelles
ces images spatiales de l'aveugle, si dépouillées
soient-elles, sont appelées à jouer un rôle souvent
considérable dans sa vie mentale. Elles deviennent
le point d'attache, et comme le support de multiples
associations d'idées. Par elles, l'idée de l'objet éveille
VALEUR DES IMAGES SPATIALES ISSUES BU TOUCHER 193
i
en nous mille idées, images, attitudes relatives à
son utilisation, par conséquent les idées, les images
et les attitudes essentielles à l'agilité de la pensée.
D'autres images, sonores ou tactiles, par exemple,
ne rempliraient, semble-t-il, que beaucoup moins
parfaitement le même office. Si un piano nous inté-
resse surtout par ses qualités auditives, c'est par leur
forme que la plupart des objets se recommandent
particulièrement à notre attention. C'est dans leur
forme, déterminée par leur finalité, mieux que dans
toutes leurs autres qualités sensibles, que sont
impliquées les idées de leurs applications pratiques,
et c'est à leur forme par conséquent que ces idées
s'associent de la manière la plils naturelle.
Dans un placard, dans une assiette, dans une
chaise, dans un fauteuil, la forme de l'objet est
essentielle. Ils seraient inutilisables, ou tout au
moins ils ne rempliraient qu'imparfaitement leur
fonction s'ils étaient autrement conformés. Il en va
de même de la grande majorité des objets. C'est pour
ce motif que, si je songe à un tramway, sa forme se
présente à mon esprit et non les bruits par lesquels
il frappe habituellement mon oreille : ces bruits
sont inutiles. Ils sont l'accident, là-côté, la rançon
même des avantages que nous attendons du tramway.
La forme de la voiture, au contraire^ conditionne
l'usage que j'en puis faire. Même le piano, pour qui
n'est pas musicien, est intéressant comme meuble
de salon plus que comme instrument de musique,
par sa forme par conséquent. Voilà l'une des raisons
pour lesquelles chez le voyant les images visuelles
sont si étrangement prépondérantes, pourquoi toute
la vie s'organise autour d'impressions visuelles. La
même cause assure aux représentations étendues de
l'aveugle un rôle capital, et fait que, privée de ces
représentations, sa pensée perdrait beaucoup de son
agilité et de son caractère pratique.
194 lE MONDE DES AVEUGLES
■
i Un fait montre bien leur importance dans la vie
mentale : MM. Burde et Stem, dans les enquêtes si
intéressantes que nouis rapporte leur brochure inti-
tulée Die Plastik des Blinden ont remarqué que, pen-
dant les années d'enfance, en général l'intelligence
croît en relation directe avec la faculté de se repré-
senter les objets. Ce parallélisme est dû plus encore,
semble-t-il, à Faction des représentations sur le
développement intellectuel qu'à l'action inverse de
l'intelligence sur le développement des représenta-
tions. Il cesse sans doute avec l'instruction qui apporte
dans les éléments abstraits de la pensée un facteur
essentiel; il n'en est pas moins significatif. Dans
la suite, c'est surtout la faculté de l'aveugle de multi-
plier et de varier son activité qui semble grandir
avec la faculté de représentation.
IV
Autant que la pensée en effet l'action quotidienne
en est facilitée parce que, sans les images étendues,
la perception des objets serait d'une lenteur déses-
pérante. L'entrave pour l'aveugle à agir sur le monde
extérieur est dans la pauvreté de ses sensations:
les images étendues y suppléent.
Si, pour reconnaître une chaise dans le meuble
placé auprès de lui, l'aveugle était obligé d'en
explorer toutes les* parties, d'en suivre toutes les
lignes, il ne pourrait s'asseoir qu'après s'être livré à
un long travail préalable. Par bonheur il n^est que
très rarement assujetti dans la vie pratique à
construire des représentations tactiles des objets
qu'il veut percevoir. Des images spatiales inter-
viennent qui l'en dispensent. Ai-je posé la main sur
un meuble connu, sur mon fauteuil de travail, par
exemple, immédiatement le fauteuil tout entier se
dresse devant moi, avec son dossier élevé, ses deux
VALEUR DES IMAGES SPATIALES ISSUES DU TOUCHER 195
oreilles avancées où ma tête va se poser, son siège
profond, toutes ses particularités. Tl n'est pas même
besoin que la sensation initiale qui a évoqué l'en-'
semble du fauteuil m'ait donné une représentation de
forme. Si j'ai effleuré le bras en passant, du bout du
doigt, par exemple, ou avec une surface cutanée trop
restreinte pour qu'une dimension caractéristique
m'ait été donnée, je reconnais seulement le froid du
cuir dont il est recouvert. Mais cette sensation tactile
du cuir est elle-même associée à la forme du fauteuil.
Elle suffît à l'évoquer bien souvent. S'agit-il d'un
fauteuil inconnu de moi, dans un salon où je viens
de pénétrer pour la première fois, les choses se
passent presque de la même manière. La repré-
sentation de fauteuil qui interviendra sera seule-'
ment inexacte, arbitraire, très suffisante cependant
en règle générale pour diriger mes mouvements,
m'indiquer où je dois nVasseoir ou quel écart je dois
faire vers la gauche pour éviter" de me heurter. Ce
sera un fauteuil quelconque, un fauteuil-type en
quelque sorte, ou un fauteuil passe-partout, modifié
seulement en fonction de l'élément tactile que me
donne la sensation présente, et qui m'enseigne, sui-
vant le point où ma main s'est posée, soit que le
dossier est bas, soit que le bras est large, soit
que le siège est bombé.
Les aveugles perçoivent ainsi presque constamment
au moyen de leurs ressources mentales. Ils vivent sur
le passé, de leurs provisions accumulées. Il en est qui,
peu curieux de leur nature, se contentent de leur
avoir et ne songent presque jamais à acquérir des
représentations nouvelles. Ils peuvent passer des mois,
des années peut-être, sans se livrer à une seule explo-
ration tactile méthodique. Viennent-ils à rencontrer
quelque objet nouveau, ils le bâtissent de représen-
tations anciennes qu'ils agencent entre elles suivant
les indications qui leur sont données.
196 LE MONDE DES AVEUGLES
Cette faculté, que les philosophes désignent parfois
du nom barbare mais commode de faculté stéréo-
gnôstique, n'est pas particulière aux aveugles bien
\ entendu. Les clairvoyants la possèdent. L'étude 6e
certains cas pathologiques a permis de la mieux
connaître. On a pu déterminer approximativement
son siège dans le cerveau. Là des associations
semblent se former entre les différentes impressions
tactiles que donnent un objet d'une part, et, d'autre
part entre ces impressions et les autres qualités et
propriétés du même objet, si bien que, une de c^s
qualités étant donnée, les autres sont évoquées. Dans
le cas de certaines lésions cérébrales ces associations
peuvent se rompre et l'objet touché n'est plus reconnu.
Il y a ce qu'on appelle stéréo-agnosie. D'autres fois
l'objet est reconnu et nommé,, mais le malade a perdu
toute idée relativa à son emploi. Ce sont alors seu-
lement les associations entre Les images représenta-
tives de l'objet et les images qui correspondent à ses
applications pratiques, à sa finalité, qui sont inter-
ceptées : il y a ce qu'on appelle parfois apraxie.
Pour les aveugles, bien qu'on n'ait pas encore
étudié chez eux à ma connaissance de cas de stéréo-
agnosie ou d'apraxie, les choses se passent évidem-
ment de môme que chez les clairvoyants. C'est éga-
lement grâce à des associations entre les cellules
cérébrales intéressées, cellules qui semblent bien
être différentes pour chaque main, que la sensation
d'une des qualités d'un objet éveille dans la cons-
science d'abord la représentation de cet objet, puis
l'idée de ses applications pratiques. La différence
essentielle entre l'aveugle et le clairvoyant est ici que
citez le clairyoyant l'image suscitée est visuelle,
reliée sans doute aux centres de^ impression.-.? tactiles,
et que c'est par l'image visuelle que les images
d'action sont évoquées, tandis que chez l'aveugle-né
aucun élément visuel n'intervient.
\
VALEUR DES IMAGES SPATIALES ISSUES DU TOUCHER 197
De plus les aveugles font beaucoup plus constam-
ment que les clairvoyants usage de cette faculté sté-
réognostique qui commande leur action. Ils lui doivent
ces réserves d'images qui les dispensent de puiser
sans cesse des représentations étendues dans le
réel pour eux difficile à explorer, et qui, dans la
pénurie de leurs sensations, alimentent leur pensée
et leur activité.
La perception, disent les psychologues modernes,
est le processus par lequel l'esprit complète une
impression des sens par une escorte d'images. Pour
aucun ordre de perceptions cela n'est aussi mani-
feste que pour les perceptions du toucher. Comme
les perceptions de ce sens sont particulièrement
lentes à acquérir, il appelle, plus que les autres,
la collaboration de l'esprit. Nous avons vu déjà quel
travail de transformation l'esprit fait subir aux
données tactiles pour en faire des images spa-
tiales; nous constatons cette fois que dans quatre-
vingt-dix-neuf cas sur cent, sans attendre le long
défilé de ces données tactiles, c'est lui qui bâtit
presque entièrement la perception tactile au moyen
de ces images qu'il a mises en réserve.
Ce travail créateur de l'esprit est incessant. Outre
les images d'objets particuliers, il engendre et entre-
tient dans la pensée de l'aveugle une représentation
concrète du milieu immédiat dans lequel il plonge.
On aurait tort de se représenter l'aveugle comme
isolé et comme claquemuré en lui-même, séparé de
son ambiance, ou ne s'y rattachant que de loin en
loin, à la faveur d'impressions tactiles et auditives qui
par nature sont intermittentes. En fait, par ses repré-
sentations, il est en contact constant avec elle. Il se
sent enveloppé d'un espacé concret, peroétuôltev&fâ^
200 LE MONDE DES AVEUGLES
des schémas qu'au besoin ils déroulent en images.
De même l'aveugle sait sa ville plutôt qu'il ne se la
représente ; mais à chaque instant il en concrétise,
4 mesure qu'il avance, un fragment, celui dont il a
besoin pour s'orienter. De cette image globale qu'il ne
possède qu'en puissance, il détache successivement
des parcelles réalisées.
Le rôle que joue ainsi, pour l'aider à se conduire,
l'espace imaginé par l'aveugle est toutefois en général
moins sensible dans la rue, où ses représentations
sont presque nécessairement pauvres et approxima-
tives, que dans les maisons où, les moindres objets
$tant bien connus, ses images peuvent acquérir une
richesse et une précision très grandes. Il s'en sert
également pour diriger les mouvements de ses bras
et de tout son corps, et pour agir sur les objets qui
l'avoisinent. Ainsi l'imagination spatiale peut seconder
puissamment le développement de cette activité phy-
sique dontnous avons étudié quelques aspects, et par
là elle est pour l'aveugle l'une de ses plus précieuses
facultés, l'une de celles qu'il doit cultiver avec le plus
de soin.
\
CHAPITRE XII
La conquête des représentations spatiales.
• I
Si l'espace de l'aveugle se présente avec les mêmes
caractères essentiels que l'espace des voyants, il est
clair qu'il est acquis par des moyens très différents,
et que sa conquête ne se fait qu'au prix d'un long
travail. Je l'ai considéré jusqu'à présent sous sa forme
la plus parfaite. Il ne se développe pas cependant
chez tous au même degré, et les services qu'il rend
varient avec son développement.
Le clairvoyant possède un organe spécial construit
en vue de lui procurer la libre disposition de l'étendue.
Un jeu relativement simple de muscles combinés en
système à cet effet n'a qu'à fonctionner pour lui
donner comme mécaniquement la perception de la
hauteur, de la largeur, de la profondeur dans la
mesure^ où il est appelé à les percevoir. Après un
apprentissage relativement court d'accommodation de
ces divers muscles, il est maître de cette portion
d'étendue qui sera le domaine de son imagination.
Au contraire, les muscles et les organes dont
l'aveugle devra faire usage ne sont pas combinés en
système. Il devra choisir, parmi tant de mouvements
qu'il exécute, ceux qui peuvent lui servir, et si ce
202
LE MONDE DES AVEUGLES
choix se trouve relativement constant, si tous les
aveugles usent à peu près des mêmes mouvements en
palpant, c'est que la môme loi du moindre effort les
dirige tous dans leur sélection. Ils n'en doivent pas
moins, parfois à grand'peine, apprendre à coordonner
leurs mouvements, à les interpréter, à bâtir avec ces
éléments une portion d'étendue assez vaste pour les
besoins de la pratique et de la pensée, et l'on conçoit
que ce travail ne soit pas conduit par tous au même
degré d'achèvement.
Chez les voyants l'œil seconde si puissamment le
développement du toucher qu'on n'en voit plus toutes
les difficultés. Il en est de même chez les aveugles
les plus intelligents et les plus adroits ; le travail se
fait à leur insu en grande partie, pendant les années
d'enfance. Les aveugles retardés dans leur développe-
ment nous fournissent de bien plus utiles indications.
J'ai parlé de ces enfants qui entrent à huit ou dix ans
dans nos écoles spéciales sans savoir se servir de leurs
membres. Ils sont incapables souvent de palper les
objets et de s'en faire des idées précises. Mettez-leur
dans la main une poupée en caoutchouc, par exemple :
ils la tournent et la retournent machinalement, la
tapotent sur toutes les faces avec des gestes d'auto-
mates. Leurs mouvements ne sont dirigés vers aucun
but. Leurs doigts restent mous. Il est manifeste qu'ils
n'explorent pas. Les qualités de rugosité ou de poli
semblent les intéresser quelquefois. Quelquefois aussi
ils prêtent attention aux sons que rend l'objet soit
sous leurs doigts, soit sur le sol où ils le laissent
tomber. Mais la forme leur est indifférente. Il faudra
susciter leur intérêt, les obliger à agir par eux-
c mêmes, pour les arracher à cette torpeur. Leur faire
faire des mouvements méthodiques ne suffirait pas :
ils ppurraient les exécuter sans en tirer aucun fruit;
c'est d'eux-mêmes, de leurs besoins et du bon labour
que ces besoins font dans leur intelligence, que doit
LA CONQUÊTE PES REPRÉSENTATIONS SPATIALES 203
monter la puissance .merveilleuse qui donnera un
sens à tout ce mécanisme.
Un travail psychologique compliqué, en effet, s'im-
pose à eux. Il ne suffit pas, pour toucher un objet, de
l'appliquer sur une surface cutanée, sur le plat de la
main, par exemple. Sans doute les divers points de la
peau qui entrent en contact avec lui sont impres-
sionnés, et de la perception que nous avons de la sur-
face impressionnée nous déduisons des indications
sur la forme et sur les dimensions de la surface
appliquée. Mais ces indications, comme nous le ver-
rons, sont généralement imprécises, et puis l'objet à
examiner présente diverses faces dont il faut connaître
les rapports, souvent même une forme complexe. Il
est nécessaire de faire intervenir des mouvements des
doigts et de la main pour l'explorer et pour l'enve-
lopper. Dès lors la connaissance que nous prenons de
l'objet à percevoir ne se déduira plus seulement delà
surface impressionnée, mais de la conscience, que nous
prenons de ces mouvements actifs et passifs, de la
position de notre main, de la résistance qui est
gfferte à nos contractions musculaires. Toutes ces
sensations sont perçues principalement, nous dit-on 1 ,
dans les nerfs des articulations, mais il s'y joint aussi
des indications venues des tendons et de tous les élé-
ments sensibles de la périphérie, en particulier des
points de pression. Voilà bien des données à fusionner
ensemble. Et, pour peu que l'objet considéré soit trop
grand pour tenir dans la main fermée, les articula-
tions des phalanges et du poignet ne suffiront plus.
Celles du coude et de l'épaule entrent en jeu. Peut-
être même des mouvements de tout le corps s'y ajou-
1. C'est du moins l'opinion généralement admise d'après
Goldscheider. Une opinion différente, et d'ailleurs antérieure
à celle de Goldscheider, est défendue par M. Bourdon dans
V Année Psychologique, 1907. Quelle que soit la théorie adoptée,
la complexité du problème reste la môme.
204 LE MONDE DES AVEUGLES
teront-ils. Il est possible qu'il faille faire quelques pas
pour l'embrasser dans son ensemble. Combien l'explo-
ration se fait complexe, et combien mystérieuse l'opé-
ration psychique qui non seulement coordonnera tous
ces éléments de conscience si disparates, mais encore
, les traduira en une représentation spatiale vraiment
unel
Les psychophysiologues allemands qui ont cher-
ché à analyser ce processus psychologique, se sont
si fort pénétrés du sentiment de sa complexité qu'ils
sont timides parfois à suivre la transformation jus-
qu'au bout, à reconnaître pleinement l'unité et la
richesse de la synthèse psychologique en face de cette
poussière d'actions et de réactions physiologiques.
Comme il arrive souvent, l'observation du physiolo-
giste gêne l'observation du psychologue, et l'empêche
d'apercevoir toute l'originalité de la réalité psychi-
que, toujours irréductible à des mouvements. Ils sont
tentés parfois de resserrer entre des bornes trop
étroites l'imagination spatiale de l'aveugle. C'est le
reproche principal que j'adresserai au livre instructif
de Th. Heller,qui, avec les travaux de tetze, de
Schuster, de Hocheisen, va nous seconder dans l'ana-
lyse qui suit.
II
Le sens du toucher, répandu sur toute la surface
du corps qui tout entière donne des indication^ tac-
tiles sur le monde extérieur, est surtout développé
dans les parties qui unissent au plus haut degré les
deux éléments essentiels 'du toucher que nous men-
tionnions tout à l'heure, la mobilité et le sens du lieu
de la peau, c'est-à-dire la faculté de reconnaître
comme distinctes deux excitations très rapprochées.
Le sens du lieu de la peau varie avec l'abondance <fes
organes tactiles * la mobilité avec l'abondance des
nerfs moteurs. Or, les endroits du corps où les nerfs
LA CONQUÊTE DBS REPRÉSENTATIONS SPATIALES 205
tactiles sont le plus nombreux sont aussi ceux qui
présentent le plus de nerfs moteurs, disposition sin-
gulièrement propice au toucher.
La langue occupe ici le premier rang, organe d'une
merveilleuse agilité et où les physiologistes ont
reconnu le sens du lieu de la peau le plus affiné :
des pointes écartées seulement d'un millimètre à
peine y sont perçues comme distinctes.
Le bord rouge dès lèvres est également très sen-
sible, et c'est même Tune des raisons pour lesquelles
les enfants ont une tendance marquée à porter tous
les objets à leur bouche. Malheureusement ces orga-
nes, langue et lèvres, se meuvent dans un espace trop
restreint, ils sont trop notoirement dans l'impossibi-
lité d'envelopper les objets pour qu'on puisse atten-
dre d'eux de grands services. La main, beaucoup
moins sensible puisqu'elle exige, suivant les points,
des écartements de deux millimètres à environ un
centimètre — voire de trois centimètres sur la partie
dorsale — est à ce point de vue considérablement
supérieure. La liberté d'action que lui donnent les
trois articulations des phalanges* et l'articulation du
poignet, liberté que les mouvements du coude et de
l'épaule viennent encore augmenter, lui assure un rôle
unique comme organe de la perception tactile de
l'espace.
Ce n'est pas tout : la pulpe du doigt semble trans-
mettre les excitations tactiles avec une rapidité plus
grande que toute autre partie de la surface cutanée.
On a soumis l'extrémité de l'index à mille vibrations
, à la seconde : elles ont été perçues distinctement par
le cerveau. Ailleurs des vibrations à la vitesse de
cinq cents «à la seconde sont confondues entre elles
et sont perçues comme un sensation continue.
En pratique, l'aveugle se sert beaucoup du pied
pour toucher pendant la marche. Dans des cas déter-
minés, et pour percevoir des nuances délicates, il en
206 LE MONDE DES AVEUGLES
est qui font appel à la langue et aux lèvres. Une
jeune fille de l'Institution de Vienne, pendant la leçon
de botanique, disséquait le.s fleurs par ce moyen et se
rendait un compte précis des différentes parties de
leur anatomie, travail trop subtil pour le doigt dans la
plupart des cas, mais les efforts tentés pour dévelop-
per en ce sens l'appareil tactile de la bouche n'ont
pas donné de résultats. La main est l'instrument
presque exclusif qui sert à bâtir Jes représentations
spatiales. Chaque fois que l'aveugle entre en contact
avec un objet, il y porte la main, parce que c'est la
représentation manuelle 6eule qui le satisfait.
III
Les objets dont les dimensions ne dépassent pas,
ou ne dépassent guère la grandeur de la main, ceux
qui sont limités à ce que nous pouvons appeler l'es-
pace manuel, et qui d'autre part ne présentent pas de
détails trop minutieux pour être perçus par la pulpe
des doigts, sont donc ceux dont l'aveugle se bâtira le
plus aisément des représentations exactes. Ils exige-
ront de lui un minimum d'effort intellectuel. Pourtant
l'effort intellectuel y est déjà sensible. En suivant le
travail de palpation nous en reconnaîtrons tout à
l'heure les effets, mais il nous faut auparavant exami-
ner les outils dont la main dispose.
Chacun des deux éléments essentiels du toucher, le
contact passif et le mouvement, a été à son tour
exalté par les psychologues- On s'est plu à distin-
guer un toucher synthétique et un toucher analyti-
que. Le premier serait celui qui résulte de l'applica-
tion simultanée de divers points de la main sur la
surface d'un objet; l'autre celui que nous devons aux
mouvements de nos doigts, lorsque, n'ayant qu'un
point de contact avec la surface d'un objet, ils en sui-
vent les contours. Et làrdessus tel psychologue nous
LA CONQUÊTE DES REPRÉSENTATIONS SPATULES 207
i
assure que le toucher analytique est presque seul
employé par l'aveugle ; tel autre, au contraire, que le
toucher analytique, à lui seul, est incapable de nous
enseigner même si une ligne est droite.
Ce sont querelles d'école. En fait, pour palper,
jamais l'aveugle ne se contente d'entrer en contact
avec un point unique de l'objet proposé. La pulpe de
l'index, en effet, est étendue; elle correspond à plu-
sieurs points, à tout le moins aux six points de la
lettre Braille qu'elle perçoit simultanément. Le mou-
vement lait en vue de palper s'accompagne donc tou-
jours d'un contact plus ou moins étendu; et inverse-
ment l'aveugle ne se satisfait jamais d'un contact
étendu : il éprouve toujours le besoin de préciser la
notion ainsi acquise par des mouvements plus ou
moins nombreux.
A ce double point de vue les pulpes de l'index et
du médius constituent un outil de précision de pre-
mier ordre. Elles peuvent s'adjoindre les pulpes de
l'annulaire et de l'auriculaire, moins souples sans
doute et moins sensibles, mais encore très supé-
rieures au reste de la main. La surface ainsi obte-
nue est d'une étendue relativement grande, et d'autre
part elle a la propriété de se fragmenter à chaque
instant, ce qui permet à chacune de ses parties,
grâce à son exiguïté relative et à sa mobilité, de se
glisser dans les anfractuosités et de suivre tous les
reliefs. P&r suite de cette faculté des doigts de s'unir
ou d'agir indépendamment, les surfaces sont recon-
nues avec une extrême rapidité.
Le pouce, à cause de sa position, ne collabore que
gauchement à cette opération. En revanche, grâce à
sa propriété de s'opposer aux autres doigts, il sert à
constituer un second appareil de précision d'une
extrême importance lui aussi. En s'opposant soit au
médius, soit à l'index, et le plus souvent à l'un et à
l'autre à la fois, il mesure les dimensions des objets
208 LE MONDE DES AVEUGLES
9
ou des portions d'objets qui se laissent embrasser
par le compas ainsi formé, four se faire une idée de
la précision avec laquelle il s'acquitte de cette fonc-
tion, il suffît de rappeler que dans les papeteries,
c'est d'après l'épaisseur que les trieuses divisent et
classent les papiers, et qu'elles parviennent à distin-
guer des feuilles de 40 centimètres sur 60, qui n'ont
entre elles qu'une différence de poids d'un gramme :
c'est dire assez si la différence d'épaisseur qui les
sépare est infime. Sans doute tant d'exactitude ne
se rencontre que quand Técartement des branches du
compas est très faible. Elle diminue à mesure qu'il
augmente. Elle reste grande pourtant jusqu'au bout,
et l'utilité de cet appareil de mensuration est cons-
tante. C'est lui qui, en vertu de cette faculté, permet
d'apprécier très exactement dans quel rapport se
trouvent diverses lignes entre elles : si l'on suit, en
effet, simultanément deux lignes, l'une avec le pouce,
l'autre avec le médius^ on perçoit avec une précision
merveilleuse leurs moindres divergences ou leurs
moindres convergences, par suite aussi leur parallé-
lisme. La ligne tient dans le dessin des corps une
place si considérable qu'on devine le rôle capital joué
par un semblable appareil tactile dans la formation
des représentations spatiales. Sa valeur vient princi-
palement de l'exactitude avec laquelle est perçue la,
relation entre les mouvements imprimés aux deux
organes opposés. Mais, ces deux organes étant munis
de pulpes étendues, il convient de remarquer qu'il
juge du rapport des surfaces aussi bien que du rap-
port des lignes, et que du même coup il explore ces
surfaces pour elles-mêmes en même temps qu'il '
apprécie leurs positions respective^.
Mais le plus souvent il y a profit à aborder l'objet
avec la main tout entière, qui l'enveloppe. Les deux
mains peuvent s'ajouter l'une à l'autre et laisser entre
elles une cavité qui grandit ou diminue suivant les
LÀ CONQUÊTE DES REPRÉSENTATIONS SPATIALES 209
besoins et où les objets sont complètement embras-
sés. Ici la variété des mouvements articulaires que la
conscience fond en une représentation unique se fait
beaucoup plus grande. On se rend compte des diffi-
cultés qu'elle peut susciter en plaçant dans la main
successivement deux cubes de même dimension, l'un
en bois, l'autre en papier. Généralement le cube en
bois est jugé plus petit que l'autre. C'est que l'effort
suscité par la résistance^que le bois offre aux muscles
fait paraître plus étendus les mouvements de la main
qui se replie sur l'objet, et que par là les dimensions
du cube» se trouvent réduites pour la conscience.
L'exercice triomphe pourtant de ces difficultés. Ce
qui est plus grave pour la précision des représenta-
tions, c'est que, à mesure qu'on s'éloigne des extré-
mités des doigts, le sens du lieu de la peau devient
de moins en moins subtil. Il est facile de s'en assu-
rer par une expérience : plaçons les deux pointes
d'un compas sur la pulpe des doigts à quelque dis-
tance l'une de l'autre, 2 à 3 centimètres par exemple,
et faisons-les avancer parallèlement, d'un mouve-
ment rapide, jusqu'au poignet. Nous aurons l'illusion
qu'elles vont en convergeant l'une vers l'autre, jus-
qu'à se réunir complètement. La conséquence de
cette constatation est que l'exploration de la main
est nécessairement imprécise, et qu'elle est iné-
galement imprécise. On ne peut donc attendre de
la main que des informations assez vagues sur la
forme et sur les dimensions des objets. Pour dégros-
sir les représentations trop sommaires qu'elle donne,
d'un mouvement instinctif l'observateur a recours
immédiatement aux deux appareils que nous avons
décrits précédemment et qui fonctionnent conjoin-
tement.
Ce serait assurément simplifier la réalité que de
dire que la paipation d'un objet de petites dimen-*
sions se fait en deux temps, un premier où les mains
âlO LE MONDE DES AVEUGLES
prennent à la hâte une représentation d'ensemble, un
second où les doigts explorent les détails. L'aveugle
ne s'astreint pas à une méthode déterminée, et les
circonstances aussi bien que les habitudes ou les fan-
taisies individuelles diversifient beaucoup les mouve-
ments. Toutes les méthodes particulières tendent •
pourtant à ce type commun. Le progrès se marque
ici dans une meilleure distribution du travail .entre
la paume de la main et les extrémités des doigts,
surtout dans une tendance ae plus en plus marquée à
faire grande la part des instruments de précision, et
dans une habileté de plus en plus sûre à diriger leurs
mouvements. Cela est si sensible que, même pour
explorer des objets qui dépassent de beaucoup la sur-
face formée par les quatre pulpes, bien souvent les
aveugles se contentent de leurs doigts et ne font pas
appel à la paume.
IV
Et en effet, puisque (nous l'avons constaté) le déve-
loppement du toucher de l'aveugle ne se manifeste
pas dans une acuité croissante du sens du lieu de la
peau, il y a chance qu'elle se ^manifeste dans l'autre
élément, dans les mouvements qui s'ajoutent au con-
tact. Là elle sera d'ordre essentiellement psycholo-
gique : la conscience dirige de mieux çn mieux les
mouvements des membres en vue^ de satisfaire des
fins de plus en plus clairement perçues.
Les mouvements passifs des muscles ne sont cons-
cients que lorsqu'ils ne sont pas inférieurs à une cer-
taine limite qui varie avec les muscles comme avec
les individus, et qu'on calcule en examinant les angles
décrits par les articulations intéressées 1 . Hocheisen
1. Goldscheider, le premier, a étudié cette question avec
précision et a déterminé sur chacune de ses articulations
l'angle minimum pour lequel il y a sensation, ce qu'on appelle
le seuil de la conscience.
LA CONQUÊTE DES REPRESENTATIONS SPATIALES 211
y
a pensé éi&blir par neuf mille observations que pour
un même muscle il faut chez l'aveugle un angle moins
grand que chez le clairvoyant pour qu'il y ait percep- •
tion, que par suite une conscience plus claire ^et plus
intense accompagne ses mouvements passifs, par
suite aussi ses mouvements actifs, les positions de
ses membres et les contractions que provoque toute
résistance extérieure. On conçoit de quel ^prix serait
une telle sensibilité pour la traduction des mouve-
ments musculaires en représentations spatiales. Ce
progrès, d'après Hocheisen, serait dû à l'.exercice, et
proviendrait de la somme d'attention que, par la
force des choses, l'aveugle accorde plus libéralement
que le clairvoyant à des mouvements pour lui si pré-
cieux. La thèse de Hocheisein ne me paraît pas
expérimentalement démontrée 4 . Ses observations
n'ont porté que sur huit sujets aveugles, ce qui est un
nombre évidemment insuffisant, d'autant plus insuf-
fisant que les différences individuelles en cette matière
paraissent être considérables. A titre d'hypothèse du
moins sa valeur n'est pas négligeable, et peut-être
sera-t-elle confirmée quelque jour. tl
Ce qui est manifeste en tout cas, c'est que les mou- '
vements de la palpation s'exécutent chez l'aveugle en
général avec plus de rapidité que chez le clairvoyant.
C'est là l'effet d'une habitude contractée sous le com-
mandement dîune force psychologique. La rapidité
des mouvements, en effet, facilite singulièrement
l'action de la mémoire et favorise la synthèse des
1. En particulier, quand Hocheisen suppose que la mesure
de sensibilité motrice acquise par l'expérience pourrait être
indiquée par le degré de rapidité auquel chaque sujet parvient
dans la lecture du Braille, il se trompe certainement, car dans
la lecture du Braille les mouvements sont réduits au minimum ;
plus elle se perfectionne, et plus leur nombre diminue. Les
lettres Braille semblent être perçues par la sensibilité de la
peau beaucoup plus que par la sensibilité des articulations.
212 LE MONDE DES AVEUGLES
éléments successifs en une représentation spatiale
simultanée. Peut-être y est-elle nécessaire.
En même temps qu'ils deviennent plus prompts,
les mouvements ont une tendance marquée à devenir
automatiques, à s'appeler mécaniquement les uns les
autres en réduisant de plus en plus. pour chacun le
rôle de la volonté et de la conscience. Dema#dez à
un aveugle comment il procède pour palper un objet,
vous l'embarrasserez fort. Il est incapable de vous
renseigner. Insistez, priez-le de se prêter à une expé-
rience, de toucher aussi lentement que possible un
objet en ^otre présence, de détailler- ses mouvements
afin de vous permettre de les observer. Souvent vous
verrez sa main hésiter, s'embrouiller. Elle fait des
mouvements très différents de ceux qui lui sont habi-
tuels. Elle a besoin d'être abandonnée à elle-même et
d'agir à son allure accoutumée. Il se produit ici quel-
que chose de tout à fait analogue à ce qu'on remar-
que chez le pianiste. On dirait que les mouvements
se iont d'eux-mêmes. La volonté semble ne plus
intervenir que pour leur donner le branle initial. Elle
peut sans doute à chaque instant reprendre ses
droits, et cela nous avertit que la conscience de cha-
que mouvement particulier n'est pas abolie \ elle s'est
effacée seulement pour faire place à la conscience du
but qui seul désormais est distinctement pensé. Les
mouvements ne sont plus perçus que par rapport à ce
but et en tant qu'éléments de ce but. Une imperfec-
tion de l'un d'eux est sentie non comme telle, mais
comme imperfection dans la représentation totale. C'est
donc au profit de la représentation que se fait cette
économie de forces psychologiques ainsi que tout ce
perfectionnement du travail physiologique et nous
reconnaissons ici les effets habituels de la finalité.
C'est sans doute de la même manière qu'il convient
d'expliquer certaines vibrations, pleinement incons-
cientes celles-là, et qui échappent absolument à l'ac-
LA CONQUÊTE DES REPRÉSENTATIONS SPATIALES 213
tion de la volonté, dont s'accompagne le toucher chez
les aveugles. Czormak, Hocheisen, Heller ont remar-
qué constamment, nous assurent-ils, des vibrations
de ce genre au cours de leurs, expériences. Elles
seraient caractéristiques du toticher de l'aveugle. Les
observations , toutefois sont encore trop peu précises
pour qu'il soit permis d'être affirmatif. L'hypothèse la
plus vraisemblable est qu'il faut voir dans ces vibra-
tions que la volonté ne peut plus arrêter le résidu
des mouvements volontaires. A force de faire suivre
un contact manuel quelconque des mouvements
nécessaires pour le préciser par la palpation des
doigts, l'aveugle aurait développé dans sa main une
sorte de tendance à les reproduire mécaniquement.
De plus, il y a un degré d'intensité dans la pression
qui est particulièrement favorable à la formation
d'une représentation claire. En deçà, la sensation
tactile manque de netteté; au delà, le travail intel-
lectuel est troublé par une impression de douleur.
Des mouvements souvent imperceptibles ont pour
objet d'augmenter ou de diminuer la pression, afin
de l'arrêter au degré d'intensité le plus favorable. Ces
mouvements, en raison de leur nature même qui les
rapproche des mouvements instinctifs, comme aussi
à cause de leur faible extension, sont, semble-t-il,
plus spécialement susceptibles de devenir autono-
mes, de se produire sans l'intervention de la volonté
ou même malgré elle 4 . ,
Il est donc possible que nous constations dans les
palpitations de la peau observées par Gzermak et par
Heller le même travail, mais à un degré plus avancé,
% que dans les mouvements volontaires. L'automa-
1. Cette opinion trouve une confirmation frappante dans un
très intéressant article de M. Van Biervliet, le Toucher et le
Sens musculaire, publié dans V Année Psychologique. En par-
tant d'observations différentes, l'auteur, qui ne connaît pas les
faits ci-dessus mentionnés, conclut lui aussi à la production de
mouvements automatiques qui favorisent la &en&\b\\ft& Nassau
214 LE MONDE DES AVEUGLES
tisme, cette fois, serait devenu si complet que les
mouvements échapperaient au contrôle de la cons-
cience. Quoi qu'il en soit de cette question, sur
laquelle nous sommes encore trop insuffisamment
informés, l'organisation des sensations tactiles par In-
conscience apparaît déjà dans la palpation des objets
de petite dimension : peut-être a-t-elle pour effet, à la
faveur de l'attention, d'abaisser le seuil de la cons-
cience des mouvements passifs de manière à rendre
de moindres mouvements perceptibles et par consé-
quent utilisables, mais surtout elle a son principe
dans la subordination des sensations et des mouve-
ments qui les accompagnent à une finalité, à la pro-
duction d'une représentation synthétique de l'objet à
percevoir.
V
La tâche de l'intellect sera plus compliquée si nous
passons de Pespace^manuel à ce que nous pouvons
appeler l'espace brachial, celui qui pour être exploré
exige des mouvements des bras, et n'en exige point
d'autres.
L'appréciation générale des dimensions et la repré-
sentation approximative de la foiane qui doivent pré-
céder l'examen du détail se feront avec plus de
peine. Je n'oublie pas, sans doute, qu'ici encore
l'aveugle dispose d'un précieux outil. Ses deux mains
peuvent s'opposer l'une à l'autre, et juger du parallé-
lisme, de. la convergence v ou de la divergence des
lignes et des surfaces de la même manière que le
pouce et l'index les appréciaient tout à l'heure en
s'opposant entre eux. Je suis aussi de cet avis, quoi
qu'on ait pu dire, que l'aveugle pourra sans de
sérieuses difficultés établir un rapport entre les me-
sures ainsi prises dans l'espace brachial et celles
qui lui sont données dans l'espace plus restreint que
la main et les doigts suffisent à explorer. En effet, les
LÀ CONQUÊTE DES REPRÉSENTATIONS SPATIALES 215
domaines des deux espaces manuel et brachial ne
sont pas tranchés, et la main se réserve souvent le
toucher d'objets qui semblent dépasser/ sa portée
mais dont, au moyen de quelques mouvements, elle
suit pourtant .tous les contours. Inversement, bien
souvent l'aveugle juge, en opposant les deux mains,
de dimensions qui relèvent de l'espace manuel et que
l'opposition de deux doigts suffirait |à lui faire con-
naître. Bien plus, même dans la palpation des objets
les plus petits, les deux mains interviennent générale-
ment à la fois, et les mesures fournies par l'appareil v
de mensuration de l'espace brachial se mêlent aux
mesures fournies par l'appareil de mensuration de
l'espace manuel et sont contrôlées par lui» On pour-
rait distinguer un champ spatial bimanuel intermé-
diaire entre le champ manuel et le champ brachial,
et où tous les deux se confondraient en quelque ma-
nière. De la sorte, les instruments de l'espace ma-
nuel servant dans l'espace brachial çt les instru-
ments de l'espace brachial étant utilisés en retour
dans l'espace manuel, un rapport entre les mesures
prises de part et d'autre doit être perçu aisément 4 .
Mais il est clair que l'appareil de précision de l'es-
pace brachial est très inférieur à celui de l'espace
manuel. Surtout, ici il n'est plus possible d'envelop-
per l'objet complètement, de recouvrir simultané-
ment toute sa surface. Non seulement les bras, dont *
le, toucher est beaucoup moins sensible que celui de
la main et qui sont généralement recouverts de vête-
ments, renseignent avec beaucoup moins de préci-
sion sur les surfaces qu'ils rencontrent, mais ils ne
peuvent que jeter une ceinture autour de l'objet,
nullement en appréhender toute la surface. De là
1. Évidemment il ne s*«git pas ici d'une relation exprimée
par un chiffre. Gomme pour le clairvoyant l'évaluation numè*
ri que de ce rapport est une opération très complexe dont nous
nuvont pas à parler ici.
>
216 ' LE MONDE DES AVEUGLES
la nécessité pour l'aveugle de prendre en tout sens
des mesures, d'exécuter toute une série de mouve-
ments et de les traduire en représentations avant de
porter un jugement sur la forme et sur les dimen-
sions de l'objet.
Pour passer ensuite à une représentation plus pré-
cise et qui comporte la connaissance des détails, les
difficultés .sont plus grandes encore. Grâce à la forme
arrondie de la tête de l'humérus qui permet à l'arti-
culation de l'épaule des mouvements très libres arrê-
tés seulement en arrière, le champ tactile des bras
est constitué à peu de chose près par (Jeux demi-
sphères qui ont respectivement pour centre l'épaule
et pour rayon le bras, et qui se coupent entre elles.
L'articulation du coude, en joignant ses mouvements
à ceux de l'épaule, donne à la main la faculté d'at-
teindre un point quelconque à l'intérieur de ces deux
demi-sphères. La main pourra donc explorer chacune
des parties de l'objet puisqu'elle seule est capable
de fournir une représentation précise, et nous
sommes ramenés aux conditions du toucher telles
que nous les avons rencontrées dans l'espace manuel.
Mais cette fois l'exploration sera nécessairement très
longue. Chaque partie doit être considérée séparé-
ment. L'image totale résultera de la juxtaposition de
toutes ces images partielles dans le cadre qui nous a
été fourni tout à l'heure. Cette juxtaposition n'est pas
du tout, comme on l'a prétendu, au-dessus des forces
de l'imagination : aidée par l'expérience qui lui four-
nit un grand nombre , de points de comparaison, elle
est parfaitement capable de grossir les objets ou de
les diminuer, de les bâtir aussi de pièces addition-
nées. Mais j'avoue bien d'ailleurs que, pour que ces
transformations soient possibles, il faut un travail
intellectuel qui suppose un bon nombre de jugements
et une assez grande agilité d'imagination. L'habitude
du toucher met de plus en plus cette faculté au ser-
LA CONQUÊTE DES BEPRÉSENTATIONS SPATIALES 217
vice des représentations spatiales que réclament les
besoins de la pratique, mais dans les dimensions de
l'espace brachial jamais, on le conçoit, en raison de
leur complexité même, les mouvements n'arrivent à
un degré d'organisation aussi élevé que dans les
limites de l'espace manuel.
Ces raisons font que l'aveugle se contente le plus
souvent d'un examen très approximatif des objets. Il le
peut fréquemment sans grave inconvénient. Beaucoup
d'objets se ramènent à une forme géométrique ou à un
dessin générateur qui est répété un nombre plus ou
moins considérable de fois. Le cerceau d'un enfant,
par. exemple, est une circonférence. Une armoire se
réduit à une série de rectangles horizontaux tous
identiques. Lorsqu'il est en présence d'objets de cette
nature l'aveugle se contente d'en scruter une partie,
et il construit toutes les autres à l'image de celle-là.
Au plus passe-t-il quelquefois rapidement la main sur
l'ensemble du meuble pour Vérifier très approxi-
mativement l'exactitude de sa construction. Pour se
représenter l'intérieur d'une armoire, par exemple, il
comptera le nombre des rayons et il examinera seule-
ment l'un d'eux, pour bâtir ensuite les autres d'après
ce modèle. Mais là encore pour concrétiser son des-
sin, pour le réaliser, pour passer de l'idée à la repré-
sentation, un certain développement de l'imagination
est nécessaire qui ne s'acquiert que progressivement.
Les objets aux formes capricieuses, pour être cons-
ciencieusement explorés, demanderaient, outre une
puissance de synthèse particulière, une grande
patience : aussi, à la place d'une représentation
exacte, l'aveugle est toujours porté à se contenter
d'une image plus ou moins pauvre, plus ou moins
fausse, qui lui en tient lieu. Il ramène l'objet aune
forme géométrique et le dépouille de tous ses orne-
ments. Ou bien, partant d'une de ses parties, il le
construit d'après cette partie, en lui conservant à pe# \ '.
218 LE MONDE DES AVEUGLES
près ses dimensions réelles mais en lui prêtant des
détails arbitraires. S'il a moins d'imagination, il se
contentera de remarquer telle ou telle particularité qui
lui tiendra lieu de l'objet tout entier, et son imagina-
tion n'aura nul souci de remplir le cadre que ses bras
lui ont fourni, de se faire une représentation approxi-
mativement égale à celle qu'il a eue en embrassant
l'objet dans son ensemble.
Si nous dépassons maintenant l'espace brachial,
plus vont grandir les dimensions de l'objet, et plus se
feront sentir les difficultés que nous venons de
signaler : imprécision des moyens qui lui permettent
d'apprécier les dimensions et la forme générale, sur-
tout lenteur de l'exploration des détails et complica-
tion croissante du travail de synthèse.
Sans doute il ne faut pas oublier (et on l'oublie
trop souvent) que dans son corps tout entier l'aveugle
trouve des termes de comparaison et comme des
étalons de mesure. La hauteur de beaucoup d'objets
lui est donnée, cpmme aux clairvoyants, par leur
rapport à sa hauteur propre. La représentation glo-
bale d'un fauteuil est singulièrement facilitée par ce
fait que l'aveugle s'assied sur le fauteuil, le recouvre
pour ainsi dire de toute la longueur de son corps, et
que des sensations musculaires impriment en quelque
sorte en lui ses dimensions. Il n'en reste pas moins
que les complications grandissantes ouvrent do plus
en plus larges les portes aux représentations fausses.
Leur variété est infinie, et, si l'on n'y veille point,
une paresse bien naturelle risque de meubler le cer-
veau de l'aveugle de ces images bâtardes qui le
feraient vivre en dehors de la< réalité.
VI
Reste à nous demander comment l'aveugle se
: Représente la position des objets, comment il les pro-
* * * t.
E
LA CONQUÊTE DES REPRÉSENTATIONS SPATIALES 219
jette dans l'espace. Tant qu'ils ne sortent pas du
champ tactile, c'est-à-dire de la portée de ses bras,
il n'y a en cela aucune difficulté, mais l'imagination
et la pensée de l'aveugle ne sonjt pas enfermées dans
une si étroite prison.
Un premier procédé qui s'offre à lui est de prolon-
ger ses organes tactiles au moyen d'appendices. Nous
l'avons vu en fairtf usage pour se procurer quelques
renseignements très rudimentaires sur la forme et la
«jiature des objets. Mais le toucher indirect ainsi
obtenu indique plus sûrement leur position. Par lui
s'explique l'emploi que certains aveugles font de leur
canne en marchant et leur souci de ne jamais s'en
séparer. Pour ceux-là mêmes qui n'ont pas contracté
l'habitude de la canne, elle est souvent précieuse
pour explorer un terrain.
Infiniment plus instructifs sont les mouvements que
l'aveugle fait avec ses jambes pour atteindre l'objet.
Le nombre de pas le renseigne sur la distance qui
l'en sépare, l'orientation de ces pas sur la direction
où il se trouve. Avec la distance et la direction il a
les deux indications nécessaires et suffisantes pour
situer l'objet par rapport à lui-même.
Il est facile sans doute de se faire une idée précise
de l'espace représenté par un pas. En touchant un
mur par exemple, tandis qu'il marche, l'aveugle en
obtient la transposition en étendue brachiale. Mais
la traduction d'une série un peu prolongée de pas en
espace concret n'est pas une opération aussi simple
qu'on pourrait le supposer. Elle se fait en général
avec une extrême imprécision. Nous pouvons nous
en assurer en constatant avec quelle difficulté se fait
l'opération inverse, la traduction en pas d'un espace
connu. Demandez à des aveugles comment Hs font
pour se rendre, dans un lieu même tout à fait fami-
lier, d'un endroit donné à un autre, lorsque aucun
point de repère ne les guide (bruit ou sensation d'obs- ^
220 LE MONDB DES AVEUGLES
tacle, ou dénivellation du terrain). Us vous répon-
dront que, même s'ils ont une représentation claire
de la distance à parcourir, il leur est très difficile,
presque impossible même, de ne pas s'arrêter soit en
deçà, soit au delà du but prescrit. Les uns, en petit
nombre, s'en remettent purement et simplement à
leur mémoire musculaire; mais c'est alors la cons-
cience des mouvements qui les guide, et non une
représentation spatiale. D'autres nous avoueront qu'il
leur faut compter leurs pas. Presque tous reconnaî-
tront ju'ils n'ont pas d'autre moyen si aucun objet,
perçu par un sens quelconque, ne les avertit au mo-
ment de l'arrivée.
Mais surtout c'est le sens de la direction qui est
imprécis. Hocheisen, en étudiant les articulations de
la main seulement, a cru constater que si les aveugles
perçoivent mieux que les voyants des mouvements de
faible étendue, en revanche ils se rendent moins bien
compte de là direction de ces mouvements. Il expli-
quait ce phénomène en disant que le contrôle cons-
tant exercé par la vue sur les membres habitue le
voyant à prendre une conscience plus exacte des rap-
ports qui unissent les contractions musculaires à l'o-
rientation des mouvements. En tout cas la difficulté
qu'éprouve l'aveugle à conserver la ligne droite en
marchant assure que ses perceptions sur ce point
sont des plus confuses.
A supposer donc qu'il ait situé seulement par rap-
port à lui-môme un objet éloigné, l'aveugle sera le
plus souvent dans l'incapacité de le retrouver. Le
moindre mouvement lui fera perdre le sentiment de
cette position occupée par cet objet. Un mouvement
insensible de rotation produit, à quelques mètres de
distance, un écart considérable. On conçoit que dans
ces conditions des représentations spatiales un peu
. étendues auraient grand'peine à se développer. Aussi
; l'effort de l'aveugle ne se porte pas principalement de
i -
*
LA. CONQUÊTE DES REPRÉSENTATIONS SPATIALES 221
ce côté ; il cherche surtout à connaître lès positions
des objets les uns par rapport aux autres, et surtout
par rapport à des points fixes. La tâche qui incombe
à son intelligence et à son imagination est de cons-
truire des systèmes de représentations où les objets
particuliers se classent et s'organisent, et où chacun
. % d'eux sert de support aux autres.
Dans son cabinet de travail, par exemple, l'aveugle
situe son bureau non par rapport à lui-même, point
mobile, mais par rapport aux quatre murs, à la che-
minée, au tapis, à la bibliothèque, à tous les meubles
fixes. Dans cette image totale il fait entrer plus ou
moins d'éléments suivant que son imagination est
plus ou moins active. Il y fait entrer de préférence
tels ou tels éléments selon que les besoins de la pra-
tique recommandent à son attention ceux-ci ou ceux-
là. Comme le plafond n'a guère d'importance pour
lui, à moins que, exceptionnellement bas ou excep-
tionnellement haut, il ne modifie notablement le cube
d'air^et ne devienne par là sensible aux organes res-
piratoires, bien souvent le plafond est négligé, et tan-
dis que la largeur et la longueur de la pièce sont
représentées avec précision, la hauteur reste souvent
très vague. Elle aura seulement des chances sérieuses
de s'imposer à lui si les rayons de sa bibliothèque
l'obligent à la mesurer musculairement par des
ascensions fréquentes. Et tous ces éléments de sa
représentation se soutiennent l'un l'autre, se conso-
lident réciproquement, s'évoquent mutuellement dans
sa conscience. De la sorte, il suffira que l'aveugle
connaisse la position de l'un quelconque d'entre eux
par rapport à son propre corps, la position du tapis
que son pied lui donne, par exemple, ou la position
de la table qui est à portée de sa main, pour se
représenter aussitôt la position de l'un quelconque
des autres. La faculté stéréognostique, avons-nous
dit, en effet, permet, au moyen d'une de ses parties, de
222 LE MONDE DÈS AVEUGLES
faire surgir dans l'imagination la représentation tac-
tile dans son entier. Or la pièce entière constitue
désormais comme un objet unique.
Ainsi Paveugle est amené par les besoins de la
pratique à se constituer des lieux où il habite des
images tout à fait équivalentes à celles des clair-
voyants. L'image aura chance d'être d'autant plus
# complète et d'autant plus stable que le lieu considéré
lui sera plus familier. Mais, là même où il ne se trou-
vera qu'en passant, il cherchera à se faire une image
embryonnaire au moyen de deux ou trois points de
repère. Quand il sera dans un lieu tout à fait inconnu,
seuls le nombre et la direction de ses pas pourront
lui dire la position d'un objet déterminé, mais la con-
naissance qu'il en aura sera fugitive et peu utilisable.
i
VII
La nécessité d'agir stimule puissamment la cons-
truction de ces images complexes. Mais un stimulant
non moins précieux vient encore à l'aveugle de ses
sensations auditives. Qu'il soit nécessaire au dévelop-
pement des représentations, je n'ose pas l'affirmer,
car il me semble bien que certains aveugles-sourds
de naissance parviennent à un degré assez élevé
d'imagination spatiale. Mais sans aucun doute il lui
est d'un grand secours, et dans la pratique les aveu-
gles-entendants doivent au sens de l'ouïe une grande
part de leur faculté de représentation. Sans lui le
champ de leurs images serait rétréci, et surtout ils
en seraient moins les maîtres.
On a prétendu que les sensations de l'ouïe sont
naturellement étendues comme celles de la vue et du
toucher, et qu'elles sont immédiatement perçues
comme localisées dans l'espace. L'expérience psycho-
logique, non moins que l'examen physiologique de
l'oreille, semble bien montrer le contraire : un sujet
\
LA CONQUÊTE DES REPBÉSENTATI0N3 SPATIALES 223
qui n'aurait que des perceptions auditives ne con-
naîtrait pas d'espace, et les mille variations d'un
même son qui nous servent à le localiser lui appa-
raîtraient non comme des conséquences des positions
diverses occupées par sa source, mais comme-des dif-
férences d'intensité et de nature.
Mais les sensations auditives ont la propriété de
s'associer étroitement avec les sensations visuelles
et tactiles. Elles les évoquent dans la conscience, et
ainsi elles se lient intimement à la représentation de
l'objet qui les cause : un aboiement fait surgir l'image /
d'un chien. Elles évoquent du /même coup et tout
naturellement la représentation de la position occu-
pée par cet objet dans l'espace. Et comme, suivant
qu'il est placé en avant, en arrière, ou de côté, suivant
qu'il est plus ou moins éloigné de nous en largeur,
en hauteur et en profondeur, le son ept Nperçu par
l'oreille avec des modalités particulières, peu à peu,
avec l'expérience* ces modalités particulières devien-
nent représentatives des différentes positions de l'es-
pace. Les corps sonores finissent par v ètre localisés à
la seule audition.
C'est donc l'espace tactile encore que les sensations
auditives offrent à l'aveugle, l'espace tactile qu'elles
se sont incorporé en quelque sorte, et s'il ne possé*
dait pas auparavant l'espace tactile, il n'^n tirerait
aucun fruit dans le champ de ses représentations
spatiales. Mais elles ont sur les représentations tac
tiles ce grand avantage de s'étendre sur un domaine
considérablement plus vaste que celui du toucher.
•Aussi elles se substituent aux sensations tactiles
dans bien des cas. Elles représentent les positions
lointaines sans exiger ni délai ni mouvement. Instruite
par le toucher, l'ouïe usurpe ses prérogatives. Le
bruit d'une fontaine m'épargne les quinze pas qu'il eût
fallu faire pour apprendre qu'elle est à dix mètres
devant moi.
/
224 LE MONDE DES AVEUGLES
Non seulement il m'épargne temps et effort, mais
les renseignements qu'il me donne sont plus précis.
Les difficultés que nous signalions tout à l'heure en
ce qui concerne la direction n'existent plus : l'aveu-
gle n'est plus contraint, pour se faire une idée exacte
de la place occupée par l'objet, de suivre une ligne
droite. Il la perçoit d'après l'angle d'incidence des
ondes sonores sur son oreille. Il n'a plus besoin de
synthétiser un nombre parfois élevé de mouvements
en une représentation d'ensemble. Enfin, pour peu
que le bruit soit permanent, comme celui d'une fon-
taine qui coule, la représentation persiste à s'impo-
ser à la conscience; elle ne risque pas de se fausser
ou de s'évanouir au moindre mouvement inconsidéré
fait par l'aveugle.
Voilà pour les représentations simples. Pour les
représentations complexes où diverses images s'orga-
nisent en système et se soutiennent les unes les
autres, le rôle des sensations auditives est plus pré-
cieux encore. Si le bruit est continu, ou môme s'il
peut être renouvelé à volonté, il constitue un point
d'appui pour toutes les autres images, un point de
repère autour duquel toutes viendront se grouper. Il
fournit la pierre d'assise de la représentation globale,
et Ton conçoit quelle en est l'utilité. Bien plus, dans
un lieu clos, dans une pièce par exemple, le bruit se
complique de sonorités secondaires qui sont instruc-
tives pour la position de divers objets. Il se réfléchit
sur les murs et donne à l'oreille une image confuse,
mais non sans valeur, qui se traduit immédiatement
en représentation spatiale. J'ai dit déjà que le bruit
des pas sur le plancher ou le crépitement du feu font
connaître à l'aveugle les dimensions de la pièce. Ainsi
il a, grâce à l'oreille, une représentation une, du
genre de celles que l'œil peut donner, un cadpe très
sommaire, qui souvent se limite à une représentation
les quatre murs, mais un cadre enfin où classer ses
LA CONQUÊTE DES REPRÉSENTATIONS SPATIALES 2213
images de détail. Quand il Paura rempli à sa ma-
nière, le bruit pourra alors évoquer le contenu en
même temps que le contenant. Il le pourra d'autant
mieux que le contenu n'est pas sans avoir parfois lui
aussi quelque action sur les modalités du son : qui
n'a remarqué les nuances sourdes que les tentures
et les rideaux donnent au son des voix? Il en rendra
toutes les parties présentes à la fois dans la cons-
cience et viendra en aide ainsi au travail de l'imagi-
nation. Par là se trouvera diminué l'obstacle qu'op-
pose à l'aveugle l'absence de toute représentation
globale, si difficile à obtenir du toucher, lorsqu'il
s'agit de représentations qui dépassent de si loin ses
moyens d'investigation.
Cette valeur synthétique de la sensation auditive
lui confère tout son prix. Elle substitue une impres-
sion simultanée à la succession des impressions tac-
tiles, et fournit tant bien que mal à la conscience cet
élément de coordination que l'on a cru longtemps ne
pouvoir emprunter qu'à la vue. C'est peut-être grâce
à l'ouïe seule que l'aveugle parvient à se donner une
représentation concrète, vraiment intense, de vastes
étendues. Un coup de fusil qui éclate à trois cents
mètres, une voix claire qui parfois à cent ou deux
cents mètres imprègne une atmosphère légère et
pure, reculent soudain l'horizon démesurément, et
l'emplissent d'une lumière vive. Un coup de tonnerre
au loin qui se répercute à l'entour a une puissance
évocatrice plus grande encore. Une pierre lâchée
au-dessus d'un précipice et qui, après une seconde
de course, renvoie son cri sourd, ouvre un abîme
devant l'imagination de l'aveugle et lui donne parfois
une sorte de vertige. Combien d'autres sensations
auditives éperonnent puissammentsa faculté de repré-
sentation ! Leur rôle dans la vie affective et esthé-
tique est Ae premier ordre. Non moindre peut-être
est celui de ces bruits familiers qui constamment
226 LE MONDE DES AVEUGLES
r
invitent l'aveugle à sortir de lui-même, à étendre son
imagination autour de lui. Sans doute les sensations
d'obstacle, participant de l'espace, ont des propriétés
analogues d'évocation, mais elles sont beaucoup
moins précises, et surtout comme elles portent beau-
coup moins loin, les services qu'elles rendent dans
l'élargissement des représentations spatiales ne peu-
vent pas se comparer aux bienfaits des sensations
auditives.
VIII
A toutes les étapes, la même difficulté s'est donc
présentée à nous, la difficulté de synthétiser les don-
nées du toucher. Aidé par la main, par le bras, par le
corps tout entier, surtout par l'oreille, c'est pourtant
sur son intellect principalement que l'aveugle doit
compter pour en triompher.
Même dans l'acte de la vision, d'ailleurs, l'intellect
semble bien jouer un rôle capital pour assurer à la
représentation sa valeur synthétique. Nous le verrons
plus nettement si nous observons certains malades
dont la rétine n'est plus sensible qu'en un point de
fort petite étendue. Pour se figurer les objets ils sont
tenus d'en suivre les contours avec leur unique point
de vision, et de bâtir ainsi leur représentation en
interprétant les mouvements de leur tête, exactement
comme un aveugle bâtit ses représentations tactiles
en suivant les bords des objets avec ses doigts et en
interprétant les mouvements de sa main. A ce degré
la vue se confond presque avec le toucher, et cette
ressemblance encore la rapproche de lui, qu'elle ne
perçoit en général qu'à de très faibles distances.
A mesure que l'organe se perfectionne, à mesure
que le rayon visuel s'allonge et que le champ de la
vision s'étend en tout sens, l'opération de l'esprit en
vue de synthétiser les données fournies par l'œil se
LA CONQUÊTE DES REPRÉSENTATIONS SPATIALES 227
fait de moins en moins compliquée. Tous les degrés
de myopie nous conduisent par une progression
insensible jusqu'à la vision parfaite. Mais même
dans la vision parfaite il semble bien que tous les
éléments de la représentation ne s'offrent pas à l'es-
prit sur le même plan. Dans toute rétine il est dés
points plus sensibles que d'autres, des points où les
fibres nerveuses aboutissent en plus grande abon-
dance et où la lumière est plus intense. Le rôle de
l'attention est de promener le regard sur la surface
de l'objet de manière à faire entrer ses diverses par-
ties en relation avec les points sensibles et à les
mettre en évidence. La mémoire devra retenir et
agglutiner ces impressions, successives pour donner à
l'image synthétique une clarté, une richesse, une
intensité qu'elle n'avait pas d'abord. L'enveloppe que
l'œil jette sur l'objet et dont il l'enserre facilite l'ac-
tion de l'esprit, mais ne la supprime pas.
Par là s'explique peut-être (revenons-y une fois
encore) qu'il n'y ait pas une différence de nature
entre la représentation spatiale visuelle et la repré-
sentation spatiale tactile. De ce biais la vue apparaît
comme un toucher perfectionné, le toucher comme
une vue embryonnaire. Entre deux voyants, dont l'un
est mauvais et l'autre bon visualisateur, il peut y
avoir autant ou plus de distance au point de vue des
représentations spatiales qu'entre un aveugle et un
voyant.
Mais, si la pathologie nous montre une identité
foncière entre les représentations de l'œil et celles de
la main, la distance n'en reste pas moins grande entre
la manière dont, dans les conditions normales, les
unes et les autres sont acquises. Le perfectionne-
ment de l'organisme physiologique se fait au profil de
l'intellect qu'il décharge en grande partie de sa tâche.
Si l'on m'a suivi, on a vu que l'aveugle doit fournir un
effort mental dont l'œil dispense presque entièrement
228 LE MONDE DES AVEUGLES
le voyant, et qu'il lui faut faire concourir divers orga-
nes, là où un seul suffit au voyant. On comprend par
suite que des différences individuelles beaucoup plus
profondes existent entre les représentations des aveu-
gles qu'entre les représentations des voyants.
Même dans les conditions les plus avantageuses où
le toucher puisse s'exercer on peut apercevoir déjà
des degrés différents d'habileté chez les aveugles.
C'est dans les limites de ce que nous avons appelé
l'espace manuel qu'il se rapproche le plus de la vue
puisque dans ces limites l'aveugle dispose d'une
perception synthétique relativement précise. Et pour-
tant, pour passer de cette première perception à la
connaissance claire de l'objet, du toucher passif ^ la
palpation active, il faut évidemment des mouvements
beaucoup moins spontanés et beaucoup plus com-
plexes que pour passer de la vue passive à la vue
active, de la perception par l'œil au repos à l'examen
précis par les points les plus sensibles delà rétine.
Et de même il s'en faut de beaucoup que l'oreille
rende à tous les mêmes services en ce qui concerne
les représentations spatiales. Un son a plus ou moins
de chances d'évoquer une représentation spatiale pré-
cise selon que l'intérêt du sujet est plus ou moins
retenu par les formes des objets. Il est des aveuglea
spécialement des musiciens, dont l'attention est toute
attirée par les sons, en tant que sons. La vie est pour
eux un spectacle sonore. Quoi qu'on en ait pu dire
quelquefois, je ne pense pas que, même pour eux, les
bruits ne s'accompagnent d'aucune représentation ,
étendue, mais il est clair que les éléments étendus,
associés aux bruits, prennent dans leur conscience
une portée beaucoup moins grande que chez d'autres
aveugles, en particulier chez des ouvriers manuels
qui, constamment occupés à palper et peu sensibles
aux propriétés musicales des corps, tournent toute
leur attention vers l'utilisation pratique des objets,
LA CONQUÊTE DES REPRÉSENTATIONS SPATIALES 229
et par conséquent vers leurs qualités spatiales. Pour
les uns le monde extérieur tend à se traduire en sons,
pour les autres en formes.
Les variations se font plus grandes encore lorsqu'il
s'agit de représentations très étendues dont la syn-
thèse ne peut être opérée que par un effort de l'in-
tellect. Beaucoup se contentent alors de représenta-
tions rudimentaires, imprécises ou fausses ; et dans
la simplification, dans l'imprécision, dans la fausseté
il y a dçs variétés considérables.
Pour remédier à ces imperfections des représenta-
tions de Paveugle, on doit l'exercer à utiliser le mieux
possible les outils dont il se sert pour les bàlir. A la
différence de l'œil, la main, l'oreille et l'intellect ont
souvent besoin d'une éducation méthodique.
IX
Je ne puis pas songer à entrer dans l'examen de
cette pédagogie spéciale des aveugles. Les principes
sur lesquels elle repose se déduisent aisément des
pages qui précèdent. Dans le choix des exercices il
convient de ne pas oublier que, tout en cultivant'
l'adresse de l'enfant, l'éducation des sens cultive son
imagination. Les deux vont de pair. Les mouvements
destinés à développer l'agilité des doigts préparent la
main à scruter plus exactement les objets pour s'en
bâtir des représentations, et inversement les mouve-
ments les plus simples faits en vue d'examiner les
objets, étant subordonnés à une fin, contribuent à
rendre les doigts plus habiles. Tel petit aveugle de six
à sept ans que j'ai connu, et qui maniait le rabot, le
marteau, la scie en compagnie de ses camarades clair-
voyants pour confectionner des chaises, des fauteuils,
des tables, des armoires de poupée, s'apprenait, sans y
penser, à mieux juger des proportions des objets.
Les jeux de construction, le dessin, le modelage,
230 LE MONDE DBS AVEUGLES
qu'on pratique généralement dans les écoles aile
mandes, sont excellents pour habituer l'enfant à
' synthétiser les images.
Si cette éducation spéciale ne les prévient pas 1 , en
raison de tous ces obstacles que rencontre sur sa
route l'imagination spatiale de l'aveugle, deux dan-
gers le menacent particulièrement : l'invasion des
représentations fausses, et la paresse à construire des
images spatiales.
L'aveugle est sollicité sans cesse par son milieu à
bâtir des représentations nouvelles, et à les construire
avec une extrême rapidité, si bien que ses moyens
d'investigation ne sauraient suffire à la tâche. La
langue qu'il parle est une langue faite par des voyants
et pour des voyants : elle nomme mille objets qui
sont hors de son commerce habituel, d'autres même
dont il ne pourra jamais se faire une idée exacte.
Elle l'oblige à penser toutes ces choses nouvelles.
Elle est ainsi une excitation perpétuelle pour son
intelligence et pour son imagination à chercher sans
cesse à travailler à se dépasser elle-même. L'utilité
d'un pareil stimulant est manifeste. Il a cependant
aussi ses périls. Quelquefois l'aveugle se contente de
répéter les mots qu'il entend et qui ne correspondent
à aucune image précise dans le champ limité de son
expérience. Qu'il s'abandonne à cette pente, qu'il
s'habitue à ce psittacisme, et son indolence à imagi-
ner pourra devenir incurable.
Mais rarement l'esprit se résout à cette passivité.
Pour rétablir l'équilibre entre son expérience trop
courte et son langage trop riche, il a recours à des
substituts de représentations. Il brode, il s'efforce de
fabriquer pour chaque terme une forme concrète, plus
ou moins rudimentaire. Trop indolent, et aussi trop
pressé pour se livrer, chaque fois qu'un mot nouveau
lui apparaît, à l'enquête minutieuse que supposerait
l'acquisition d'une représentation précise, il lui accola
LA CONQUÊTE DES REPRÉSENTATIONS SPATIALES 231
une imago inadéquate, et, faute?* de pouvoir le revêtir
de son véritable vêtement, il lui en prête un de fan-
taisie.
La substance en sera fournie quelquefois par les
propriétés auditives du mot, plus souvent par les
associations d'idées qu'il entraîne, ou par les qualités
de telle ou telle de ses parties qui sera tombée sous
les sens de l'aveugle, ou qu'il rapportera à des objets
connus. Une faucheuse mécanique, par exemple, tant
que l'aveugle ne l'aura pas palpée ou tant qu'on ne la
lui aura pas décrite, pourra être représentée par une
grande faux fixée a une voiture à laquelle l'imagina-
tion individuelle pourra donner une Yonne déterminée.
Le dérèglement de l'esprit et son impatience sont
tels que. même les noms des couleurs bien souvent
ne restent pas pour l'aveugle de simples noms.
Aucun voyant n'est affranchi de représentations
folles de cette espèce et, presque chez tous, avec plus
ou moins d'indiscrétion, l'imagination devance l'ac-
tion des sens; mais chez l'aveugle, qui est privé du
sens de beaucoup le plus agile et le plus compré-
hensif, le mal risque tout naturellement d'atteindre
des proportions exceptionnelles.
On dtevra donc procéder à un inventaire minutieux
de son vocabulaire. L'éducation aura pour fonction de
contrôler et d'épurer le contenu des mots dont il
mésuse. Elle aura encore à y substituer des représen-
tations vraies de même qu'à remplir les mots demeu-
rés vides de sens. Le moyen qu'elle y emploie est
de faire toucher à l'aveugle le plus d'objets possible,
d'assiéger son cerveau de représentations exactes.
Par là, elle luttera contre la paresse de l'imagination
spatiale.
Ceux qui sont atteints'de ce défaut ne palpent que
rarement, et quand ils palpent ils le font toujours
d'une manière trop sommaire et sans méthode. Ils
jouissent des sons plus qu'ils ne les utilisent. Leur
232 LE MONDE DES AVEUGLES
«
imagination est molle à juxtaposer les différentes
pièces de représentations qui leur sont fournies par
leurs sens.
Il en résulte qu'ils restent en quelque sorte étran-
gers au milieu dans lequel ils vivent. Ne sentant pas
sa présence réelle autour d'eux et le connaissant mal,
ils sont peu capables d'agir. On vient d'apporter une
table neuve dans là chambre d'un aveugle : il ne
prend pas la peine d'en examiner les dimensions ; il
ne retient que le rugneux des sculptures en bois que
sa main a rencontrées d'abord. Deux minutes après
il se baisse pour ramasser un objet. Sa tête se heurte
contre une carre que son imagination ne lui présentait
pas.
« Pour l'aveugle, » nous dit un travailleur manuel
qui a réfléchi sur les conditions de son activité, « la
difficulté d'un métier réside beaucoup moins dans
l'apprentissage et la pratique des tours de main
spéciaux, que de la nécessité d'apprécier rapidement
avec les doigts les divers détails qui sont embrassés
tout naturellement par l'œil. » Comment les mouve-
ments de l'aveugle seraient-ils dégagés et souples
s'il n'a pas une image nette de la pièce où il se déplace
et des différents meubles qui l'occupent? Plus nous
nous élevons des formes d'activité déterminées et
relativement simples que supposent la plupart des
métiers à des formes libres, complexes, qui deman-
dent non un mécanisme toujours le même, mais une
adaptation continuelle à, des milieux changeants, plus
grandit pour l'aveugle la nécessité de représentations
locales multiples et complexes (appartements, jar-
dins, maisons, rues, plans des villes), et sa liberté
d'action est en proportion de la rapidité et de l'exac-
titude avec lesquelles il le^ construit. Aucune faculté
ne contribue davantage à lui assurer l'indépendance
et à faire de lui une valeur sociale.
1
QUATRIEME PARTIE
INDICATIONS SUR LA VIE AFFECTIVE
CHAPITRE XIII
Les personnes et les choses.
I
Les images visuelles remplissent dans la vie psy-
chique des fonctions multiples dont ne sauraient s'ac-
quitter les représentations spatiales que nous venons
d'examiner. Elles sont des forces vives, agissantes.
Elles dictent des actes. Elles inspirent des sentiments.
Elles sont des sources précieuses de sympathie. La
vue d'une pomme éveille l'appétit et le désir de se la
procurer. Imaginer, c'est toujours vouloir à, quelque
degré. Que de rêves de bonheur l'imagination sait
tisser, émue par un beau visage ! Combien de com-
passions bienfaisantes éveille en nous la vision des
infirmités et des déchéances physiques ! On a pu dire
non sans fondement que l'étendue et la force de notre
sympathie sont en raison de l'étendue et de la clarté
de nos représentations.
Pour remuer ainsi les âmes, les pauvres représen-
\
234 LE MONDE DES AVEUGLES
tations spatiales de l'aveugle , si décharnées , si
engourdies, sont. notoirement inefficaces. Il y faut des
représentations animées, gonflées d'impressions sen-
sorielles. Ici les. substituts des images visuelles seront
des images tactiles encore tout imprégnées de leurs
qualités sensibles, mais plus encore des images olfac-
tives et auditives.
Rien n'empêche, en effet, remarquons-le bien, de
leur donner des substituts. La vue n'agit pas ici par
sa vertu spécifique. Elle n'est pas l'agent détermi-
nant, mais seulement l'occasion. Elle ne fait que sus-
citer des images organiques, motrices, affectives qui
sont les sources directes des désirs, des mouvements,
des émotions. Il suffît qu'à ces images organiques,
motrices et affectives des images provenant de sens
autres que la vue puissent s'associer et qu'elles aient
la force de les ébranler pour que par elles puissent
venir du monde extérieur les excitations nécessaires.
Pourquoi toucher la pomme, dont la peau lisse et
fraîche cause une impression si particulière à la
main, ne ferait-il pas venir l'eau à la bouche aussi
bien que la voir? Pourquoi les cris de désespoir
qu'arrache la douleur à ce malheureux n'ébranle-
raient-ils pas mon âme et ne la bouleverseraient-ils pas
aussi bien que la vue de ses grimaces et de ses con-
torsions? De fait, nul n'en doute. Le froid du cadavre
n'étreint pas moins le cœur que la couleur de son
visage. « Les images des divers sens, a-t-on dit, sont
autant d'idiomes différents entre lesquels nous avons
le choix pour traduire nos émotions. » Nous savons
que chez le voyant les images visuelles ne sont pafe
nécessairement seules agissantes. II y a des imagina-
tifs de toute sorte : chaque ordre de sensations a les
siens. Une forme d'imagination sensorielle est fermée
aux aveugles; il leur en reste d'autres qui pourront
suppléer celle-là.
Mais la même illusion est toujours^ là : comme les
LES PERSONNES ET LES CHOSES
235
images visuelles occupent presque entièrement le
champ de la conscience, comme elles y ont une clarté
et une richesse exceptionnelles, même daW les esprits
médiocrement imaginatifs elles nous paraissent cons-
tituer un ressort d'action que rien ne saurait rem-
placer. Le voyant ne conçoit qu'à grand'peine que
l'aveugle puisse avoir assez d'images sensibles pour
en tenir lieu et surtout qu'il puisse les associer avec
assez d'éléments de conscience.
Nous constaterons que, grâce à la vie sociale, les
images visuelles, bien qu'elles ne tombent pas sous
ses sens, ne sont pas, au point de vue affectif absolu-
ment perdues pour l'aveugle, que par les mots qui les
désignent quelque chose de leur émotion peut se
transmettre à qui ne les connaîtra jamais. Il ne sau-
rait pourtant, cela est clair, en attendre une grande
somme d'énergie psychique : il n'y trouvera que ce
qu'il y aura mi»3 lui-même. L'énergie psychique ne
peut venir que de sensations qui suppléent les sensa-
tions visuelles. Quelques faits, en nous montrant le
mécanisme de cette suppléance, nous feront sentir
que , en dépit de la cécité , les images vives des
personnes, des choses, de la nature, des chefs-
d'œuvre de l'art, toutes ces magiciennes qui révèlent
à l'homme ses propres richesses, peuvent aisément
faire jaillir de nos cœurs, comme du rocher d'Horeb,
les sources vives d'émotion et de sympathie que la
nature a cachées en chacun de nous.
II
Pour nous émouvoir, nos images, dans la plupart
des cas, doivent être fortement individualisées. Si tout
lion est susceptible de nous effrayer en tant que lion,
tel lion, dont nous admirons la beauté, ne nous touche
que par ce qui le distingue des autres lions. La pré-
sence d'un ami nous est chère dans la mesure où
233
LE MONDE DES AVEUGLES
nous sentons en lui non l'homme en général, mais les
qualités par lesquelles il se différencie des autres
hommes. Il est clair que les images spatiales de
l'aveugle ne sauraient individualiser que bien rare-
ment les objets, et plus rarement encore les per-
sonnes. \ Bien peu d'assiettes se distinguent par une
forme caractéristique des autres assiettes, je ne dis pas
seulement de toutes les assiettes qui existent de par le
monde, mais de toutes celles qui rentrent dans le
cadre de notre expérience. Pour les personnes la
diversité sans doute est plus grande, mais elle porte
sur des détails dont l'aveugle n'a guère conscience
puisqu'il ne les touche pas. Les touchât-il, beaucoup
lui échapperaient par leur finesse, et l'analyse d'une
physionomie par la main serait sans doute une analyse
bien rudimentaire. Le voyant même qui ne percevrait
que la taille de l'individu et les dimensions du visage
et qui serait privé de tous les éléments d'individuation
fournis par le teint, les reflets, l'expression, n'aurait
qu'une faculté de reconnaissance relativement réduite.
Il ne lui resterait que les éléments les moins significa-
tifs. La forme, caractéristique de la finalité des objets
et par conséquent très propre à déterminer des images
génériques, est, surtout sous les aspects imprécis où
elle apparaît au tact, très impuissante à fournir des
images individuelles.
Les romanciers qui nous mettent en scène des
aveugles ne manquent point de leur inspirer un désir
ardent de connaître les traits d'une mère ou d'une
amante. L'heure vient toujours où, grâce à la compli-
cité des événements, ils leur permettent de promener
leurs doigts fébriles sur le visage adoré. La scène est
touchante et d'un effet certain, mais combien fausse
aussi ! Lorsqu'il s'agit d'anciens voyants, tout péné-
trés encore de souvenirs visuels, cette nostalgie peut
être poignante. Pour un aveugle vraiment aveugle,
elle n'est qu'un ornement littéraire. L'auteur insuffle
LES PERSONNES ET LES CHOSES 237
à son personnage ses sentiments à lui, il ne le fait pas
vivre de sa vie propre. La vérité est que la physio-
nomie intéresse fort peu l'aveugle. Il n'est pas habitué
à y trouver l'expression de la personnalité. Voilà un
monde qui lui demeure fermé. Sa curiosité n'est pas
orientée de ce côté-là et, lorsqu'il n'écoute que ses
sentiments, lorsqu'il ne sort pas de lui-même pour se
préoccuper de l'opinion publique, la beauté du visage
est dans une personne la dernière qualité dont il
se soucie.
Ce qui l'intéresse avant tout, c'est la voix. La voix
humaine est un instrument d'une richesse et d'une
souplesse merveilleuses qui, grâce à ses nuances infi-
nies de hauteur, d'intensité, de timbre, de tonalité,
d'allure, à ses inflexions si variées, ouvre à l'oreille
un nombre inépuisable de combinaisons auditives. La
diversité des voix n'est pas moindre que la diversité
des visages et il n'y a pas deux voix identiques plus
que deux visages absolument pareils. Le prodige, à y
bien réfléchir, n'est pas plus surprenant d'un côté que
de l'autre. L'aveugle dont l'oreille est exercée distingue
à la voix un nombre considérable de personnes. Les
voyants s'en étonnent. Il n'y a pourtant, là encore,
rien qu'ils ne puissent eux aussi. Chaque jour le
téléphone me révèle qu'ils reconnaissent avec sûreté
beaucoup plus de voix qu'ils ne se le figurent. Je crois
bien qu'il le leur révèle à eux-mêmes, car, tant qu'ils
voient leur interlocuteur, ils ne se rendent pas compte
qu'il leur suffirait de l'entendre pour le distinguer.
Une fois de plus c'est la vue qui leur dissimule une
de leurs facultés, et surtout qui les empêche de la cul-
tiver.
Je ne prétends pas, d'ailleurs, que la reconnais-
sance par Toreille soit aussi sûre que la reconnais-
sance par l'œil. Il s'en faut. Non seulement dans le
bruit les voix deviennent méconnaissables comme les
usages dans les ténèbres, mais bien des « bonjour »
238 LE MONDE DES AVEUGLES
prononcés sur des intonations banales , par deux
sœurs ou par deux frères, ou plus généralement par
deux personnes qui, vivant ensemble, s'empruntent
mutuellement des inflexions, causent parfois d'étranges
embarras. Il n'est rien de si trompeur pour l'aveugle
que ces brèves salutations où l'ouïe surprise n'a pas
le temps de se retrouver. Maisj au point de vue pra-
tique, les images auditives n'en rendent pas moins là
des services inappréciables.
Si elles venaient à manquer, la psychologie des
aveugles-sourds nous apprend que l'esprit, réduit sans
doute à des informations moins riches, ne serait
pourtant pas privé de toutes ressources. Nous avons
vu que M. Guégan reconnaît ses familiers aux vibra-
tions que leurs pas impriment au soi. M. Malossi,
comme presque tous ses congénères, semble attacher
surtout une grande importance aux représentations
de la main : c*est quand la main du nouveau venu se
pose sur la sienne qu'il le nomme. Gomme <en outre
M. Malossi converse avec les gens de son entourage
au moyen d'un alphabet manuel, ceux-ci touchant ses
doigts chacun à sa manière, qui plus fort, qui plus
vite, qui encore avec tel geste caractéristique v il a en
outre comme moyens d'information des sortes de voix
tactiles qui viennent confirmer sa première impres-
sion. Il n'a que bien rarement à la corriger. M lle Marie
Heurtin distingue les personnes surtout à l'odorat.
Pour elle, ainsi que pour Helen Keller, chacun a son
parfum particulier.
^ m
Tous ces signes n'échappent pas complètement à
l'avieugle-entendant, mais il ne les remarque que
secondairement, pour la même raison que le voyant
ne remarque les voix'que d'une manière accessoire.
Ils lui servent quelquefois à distinguer les personnes :
LES PERSONNES ET LES CHOSES 239
surtout les parfums caractéristiques et le bruit des pas
sur le sol ont Futilité particulière de lui faire con-
naître la pré&ence de personnes qui gardent le silence.
Sans avoir l'odorat aussi affiné que celui de M lle Heur-
tin, on est frappé par le parfum de certains tabacs
caractéristiques, d'eaux de toilette, de savons particu-
liers; et il n'est pas besoin d'avoir l'oreille bien
exercée pour distinguer le pas grave et lourd d'un
sénateur septuagénaire du trottinement léger et menu
d'une fillette de cinq ans. Entre ces deux démarches
extrêmes il en est un nombre infini qui portent les
marques individuelles de chacun. Mais c'est surtout
comme évocateurs d'images affectives que ces indices
secondaires sont retenus.
Car, voici le point essentiel, toutes ces impressions
sensibles que l'aveugle reçoit des personnes qui l'en-
tourent sont émotives à un haut degré. Elles portent
la marque de la personnalité dont elles viennent. Elles
sont toutes chargées de cette personnalité et la com-
muniquent à qui les reçoit.
Disons, pour parler^ avec plus de précision, qu'elles
sont susceptibles de s'associer dans la conscience de
l'aveugle avec un riombre considérable d'émotions,
d'impressions, d'images et de les y faire lever en
foule. II est des poignées de main chaudes comme il
en est de glaciales ; il en est de prenantes comme de
molles et atones, de vibrantes comme d'indifférentes,
de fiévreuses comme de calmes, il en est d'une bien-
veillance affectée comme il en est de sincères.
L'aveugle reporte sur ces différences, et sur bien
d'autres dont les mots n'expriment que très imparfai-
tement les nuances, tout le prix que le voyant attache
par exemple à l'expression du regard qui prend pour
lui des significations affectives si variées. Mais surtout
l'âme entière se reflète dans les nuances si indéfinis-
sables de la voix. Il est des voix qui prennent aux
entrailles. J'en sais qui ont déterminé <lfc& ^ssvss'osa»
240 LE MONDE DES AVEUGLES
soudaines aussi bien que des visages. Elles ont leur
beauté intrinsèque, beauté musicale, j'allais dire
objective; mais elles s'imprègnent aussi de toutes les
beautés morales que nous avons expérimentées chez
leurs possesseurs, de toutes leurs délicatesses d'âme,
de tous leurs actes même et nous en apportent les
parfums fondus dans une indicible unité.
Quand une personne me tend la main, nous dit un
aveugle dans une lettre citée par M. Heller, je sens aussitôt
dans quelles dispositions elle vient à moi. Une pression
vigoureuse, qui ne s'interrompt pas trop brusquement, me
prouve de la bienveillance ; un attouchement rapide, de la
fierté et un sentiment de supériorité. Les caractères de
la personne physique se manifestent à moi dans la struc-
ture de la main : une main molle et peu musclée me donne
l'impression d'un être débile, et, chose remarquable, cette
impression concorde assez souvent avec les indications que
je tire du son de la voix. Quant à la nature des occupa-
tions, je la perçois dans l'état de la peau : un ouvrier se
distingue à coup sûr d'un intellectuel. Même deviner plus
, précisément le métier m'est souvent possible. C'est ainsi
que j'ai reconnu un tailleur dès les premières salutations
à ses doigts abîmés de piqûres. D'autres points de repère
sont fournis par les bijoux de la main ainsi que par les
soins dont elle est l'objet. J'ai connu un aveugle qui étonna
une société de clairvoyants où il se trouvait pour la pre-
mière fois en donnant, d'après le contact des mains, des
renseignements exacts sur le sexe, l'âge, la condition et les
passions des personnes présentes.
Une de mes amies, nous dit Hellen Keller, a des mains
tenaces, volontaires, qui dénoncent un grand entêtement.
Et ailleurs :
Le contact de certaines mains est une blessure. J'ai ren-
contré des gens qui étaient si dépourvus de toute joie que,
lorsque je touchais le bout glacé de leurs doigts, H me sem-
blait que je donnais la main à l'ouragan du Nord-Est. Il en
est d'autres dont les mains renferment des rayons de soleil,
si bien que leur contact me réchauffe le cœur.
\
LES PERSONNES ET LES CHOSES 241
Les odeurs n'ont pas pour elle une signification ■'
moins riche.
Parfois, dit-elle, il m'arrive de rencontrer des personnes
auxquelles fait défaut une odeur individuelle distinctive : je
les trouve rarement animées et agréables. Inversement les
gens dont l'odeur est fortement accusée, possèdent souvent
beaucoup de vie, d'énergie et d'intelligence. Les exhalaisons
des hommes sont en général plus fortes, plus vives, plus
individuelles que celles des femmes. Dans le parfum des
jeunes gens il y a quelque chose d'élémentaire, quelque
chose qui tient du feu, de l'ouragan et du flot marin* On y
sent les pulsations de la force et du désir de vivre. J'aime-
rais à savoir si les autres observent comme moi que tous les
petits enfants ont le même parfum, un parfum pur, simple,
indéchiffrable comme leur personnalité encore endormie.
Ce n'est qu'à six ou sept ans qu'ils commencent à avoir un
parfum particulier qui soit perceptible. Il se développe et
mûrit parallèlement avec leurs forces physiques et intellec-
tuelles.
Chez Helen Kefler les qualités tactiles et olfactives
des personnes ont une faculté d'évocation si grande
qu'elle ne les retient pas : elle oublie si une main'est
douce ou rugueuse pour ne retenir que les qualités
morales qu'elle a inférées du doux et du rugueux;
disons mieux, qu'elle a cru percevoir en eux. La sen-
sation n'est pour elle qu'un signe négligeable. Au
reste, pour passer du signe à la qualité signifiée, il
est piquant de constater comme les inductions
logiques et les inférences les plus fantaisistes se
mêlent les unes aux autres, les premières faisant
passer les secondes qui ne s'en distinguent pas le
plus souvent dans la pensée de nos observateurs.
Mais avec la voix dont la richesse d'expression est
infiniment plus grande, les interprétations se font
beaucoup plus audacieuses encore.
Certains aveugles aiment à répéter qu'ils sont
capables de juger des qualités morales et physiques
242
LE MONDE DES AVEUGLES
d'une personne d'après sa voix. M. Romagnoli, par
exemple,, va jusqu'à nous assurer qu'il distingue à la
voix la couleur des cheveux et la couleur des yeux.
Et il prétend justifier son assertion en nous rappe- •
lant que toutes les qualités d'un même sujet sont
liées entre elles par des rapports déterminés. Etrange
illusion en vérité. Au plus peut-on dire que la voix
fournit des indications assez précises sur l'âge : les
voix vieillissent comme les visages; elles se fanent,
elles perdent leur fraîcheur et se chargent de rides.
On peut dire encore qu'elles donnent des indications,
moins précises déjà mais pourtant non méprisables,
sur la taille et sur le volume des personnes. De tout
le reste il n'y a que bien peu de compte à tenir. Mais
cette illusion est singulièrement significative. Elle
montre à quel travail de création la conscience se
livre en percevant une voix expressive, son impuis-
sance à prendre pour ce qu'elle est, comme un donné
objectif, toute la cristallisation imaginative dont elle la
revêt. Un mo*ide d'aveugles aurait ses Lavater. Une
phonognomie y tiendrait lieu de notre physiôgnomie.
Les témoignages de quelques aveugles ne seront
pas ici hors de propos.
Depuis quelques années, écrit une aveugle, que M. G...
habite ces parages, c'est dans notre cercle un concert de
louanges à son sujet : on s'honore de ses visites, on vante
son esprit, on cite sa sagesse, on proclame sa piété ; c'est un
homme parfait. Eh bien, à qui oserais-je avouer que cet
homme-là me déplaît, que cette physionomie ne peut m' être
sympathique? A chaque nouvelle rencontre je l'écoute, je
l'analyse pour en rester toujours au même sentiment. Je
suis persuadée qu'un jour des faits viendront justifier mes
impressions, car jusqu'ici elles ne m'ont jamais trompée.
Pourtant je ne me crois pas douée d'une perspicacité par-
ticulière; je pense seulement qu'en cette matière nous pou-
vons voir plus clair que les clairvoyants, car ce que nous
percevons parle plus nettement, plus fidèlement que ce
qu'ils regardent. Il est rare que je m'informe des traits, de
I
LES PERSONNES M LES CHOSES 243
l'expression de telle ou telle personne. L'ai-je entendue?
L'image que mon oreille m'imprime d'elle ne peut être
modifiée par» le témoignage d'autrui. Mais j'en reviens à
M. G.,. : il y a treize mois que je ne l'avais rencontré. On
l'annonce chez M. P,... Je l'écoute venir : sa démarche trop
lente, trop mesurée, me rappelle la description que Walter
Scott fait de l'allure d'Olivier le Daim entrant dans la salle
d'audience. M. G... me salue : j'appréhende sa poignée de
main. Qu'a-t-elle donc de si désagréable? Je ne sais, mais
je la reconnaîtrais entre mille. Il m'assure qu'il est très
heureux de me revoir : je n'en crois rien et suis heureuse,
moi, qu'un siège lui soit offert là-bas, à quelques pas. La
conversation s'engage : il y joue le premier rôle, et moi je
puis, sans paraître indiscrète, le dévisager à loisir. Cette
voix un peu féminine, au timbre musical, se module avec
grâce et prête un charme insinuant à sa parole facile. Mais
dans cette voix douce j'entends cette note secrète, cette
vibration indéfinissable, cet accent intimé, ce je ne sais quoi
qui repousse et me dit plus péremptoirement que tout rai-
sonnement que le cœur et la bouche ne sont pas à l'unisson.
Le rire confirme ce que me révèle la voix : on dirait que ce
rire se défie de lui-même, il sonno faux. Mais nous voilà sur
le chapitre religion : oh ! sur ce thème-là M. G... est édifiant;
quelles belles sentences découlent de ses lèvres ! et cepen-
dant tout cela m'impatiente; pour un peu, il me prendrait
des envies de contredire toutes ces saintes choses. C'est que
ce ton, plus je l'écoute, plus il me paraît faire dissonance
avec celui de la vérité.
Le dogmatisme intrépide de notre fougueuse phy
sionomiste est ici bien significatif. Il montre avec
quelle force s'imposent parfois ces impressions appor-
tées par la voix. Souvent la confiance du phonogno-
miste en son art s'affirme avec une sérénité divertis-
sante :
L'homme, dit un aveugle, peut, pour nous tromper,
déguiser l'expression de son visage, mais non l'expression
de sa voix qui renseigne avec sûreté sur les qualités de son
âme. Ce n'est pas le visage, c'est la voix qui est le miroir
de l'âme, ou plus exactement ce sont ces caractères de la
244 LE MONDE DES AVEUGLES
voix qu'on ne sabrait décrire avec précision et qui parlent
directement au cœur.
Une jeune fille aveugle, dont nous parle M. Hitsch-
mann, s'était éprise d'une actrice pour le charme
de sa voix. Instruite des déportements peu recom-
mandables de son idole elle s'écrie dans un naïf
élan de désespoir : « Si une pareille voix est capable
de mentir, à quoi pourrons-nous donc donner notre
confiance? »
Dans le cas de M. G..., un jugement intellectuel
plus ou moins conscient semble bien avoir précédé
l'anlipathie physique, et les accents de la voix, les
jaillissements du rire, la pression de la main ne sont
odieux que parce qu'ils se colorent de ces impres-
sions intellectuelles mal dégagées. Dans le dernier
exemple cité, il n'en va pas de même. Là les impres-
sions physiques semblent agir seules. Le mécanisme
psychologique n'est pourtant pas différent. Les sensa-
tions ne sont que l'occasion d'associations d'impres-
sions morales plus ou moins distinctes, qui sont les
facteurs de Fémotion. En tout cas voici qui nous
montrera combien leur action peut être soudaine.
Dans ma jeunesse, racontait une vieille fille aveugle, j'ai
entendu, un jour, un jeune homme dire dans un concert
des scènes comiques parfaitement insignifiantes et aux-
quelles je ne prêtais aucune attention, mais je n'ai jamais
oublié sa voix 1 Elle m'avait pénétrée jusqu'au cœur ; j'avais
un immense désir de le connaître, de lui parler; c'était
comme une attraction irrésistible, et je fus obligée de faire
appel à toute ma volonté pour n'avoir point cette voix sans
cesse présente à ma pensée.
IV
I
Une lettre encore nous dira combien peut être
intime et profonde la prise de possession d'un aveugle
LES PERSONNES ET LES CHOSES 245
par un être physique^ combiens divers et puissants
sont les liens mystérieux qui peuvent la cimenter.
Une femme aveugle a écrit de son mari : *
J'aime en lui le son de sa voix. Lors même qu'il parle de
choses indifférentes, banales, j'y trouve un charme infini,
et, dès que je l',entends, mon cœur tressaille, je suis tout
en joie. Outre le timbre qui a de la fraîcheur, de la jeunesse
et comme une force vibrante, il y a dans cette voix des
inflexions exquises en prononçant certains mots. Il ne dit
pas mon nom comme tout le monde; dans sa bouche ce
nom m'est cher, il devient d'une sonorité délicieuse. J'aime
en lui sa main large et toujours franche, qui, en pressant
la mienne, a de l'émotion, de la joie, de la tendresse inex-
primée, de l'enthousiasme, de la vigueur aussi. Lorsqu'il
la passe sur mon bras pour me parler, je me sens comme
enveloppée d'une protection à la fois forte et tendre. J'aime
son pas ferme et résolu, comme si j'y sentais ce qui manque
au mien. J'aime sentir sous mes doigts le soyeux de sa
chevelure. J'aime entendre sa respiration comme si j'y sen-
tais encore quelque chose de bon. Oh 1 je l'aime tout entier;
je le vois de loin avec son pas toujours rapide, la vivacité
avec laquelle il ouvre et ferme les portes, je connais sa
façon de mettre la clef dans la serrure et j'aime tout cela.
Ses traits sont-ils beaux ^Je n'en sais rien... Pour moi, toute
son âme est dans sa voix, tout son cœur dans la pression
de main qui clôt nos chers entretiens *.
De même que les personnes ont une « physionomie
auditive » et une « physionomie tactile », de même,
pour les aveugles comme pour les clairvoyants, les
choses ont un aspect qui les individualise fortement.
Elles ont parfois des voix, des contacts, des parfums
qui les feraient reconnaître entre mille et qui sont
susceptibles de nous toucher jusqu'aux entrailles.
1. Ce texte ainsi que deux des textes précédents est pris à
Maurice de la Sizeranne ; les Sœurs aveugles de Saint-Paul.
r
246 LE MONDE DES AVEUGLES
C'est par là qu'elles nous communiquent leur âme,
tout aussi bien que par les images qu'elles déposent
dans les yeux des clairvoyants. Le bouton de la son-
nette, la poignée de la porte, le bruit du verrou ,qui
s'ouvre à l'intérieur, tout me Hit même avant l'en-
trée que c'est dans la maison de famille quittée
depuis dix ans que je reviens. Le vestibule résonne
sous mes pas : il y a dix ans que je n'ai entendu sa
voix sourde. Voici l'odeur de pomme qui émane du
fruitier, là, sur la droite. Chaque chambre a sa sono-
rité propre, je les reconnais toutes. La mienne seule
hélas ! a changé de timbre : elle n'a plus ses meubles
et ses rideaux, elle est vide, et cela lui donne une
voix rauque et cassée. Partout ailleurs les vieux
meubles ont conservé leurs anciennes places. Voici
la cloche du couvent voisin qui se met à tinter; elle
est bien la même qu'autrefois. Le tapage de la voiture
qui passe dans la rue s'étouffe tout à coup sur le pavé
de bois que je connais bien. J'arrive devant ma table
de travail : l'acajou lisse et doux au toucher retient
ma main. Jç m'assieds sur le\fauteuil profond aux
bras de cuir, et j'écoute les portes qui, une à une,
s'ouvrent et se ferment dans toute la maison. Chacune
a sa voix, je les retrouve avec une douce émotion. La
porte de la cuisine grince un peu plus que jadis, on
l'a négligée sans doute. Puis voici le claquement
joyeux de la porte du salon suivi d'un timide écho
de boiseries. Je devine le pas de ma mère qui monte
arroser ses plantes. L'a-t-elle donc fait chaque jour
depuis dix ans? Toute la maison s'anime ainsi, tandis
que je me penche vers elle pour m'imprégner de sa
vie : chaque coin est un nid de souvenirs qui s'éveille
et palpite.
Combien sont nombreuses et variées ces impres-
sions fugitives qui attachent l'aveugle aux choses, liens
mystérieux qui ne lui permettent pas de s'éloigner
sans déchirement et ne le laissent pas revenir sans
. LES PERSONNES ET LES CHOSES 247
émotion. Elles sont à tous, mais souvent le clair-
voyant les néglige, occupé, ému, par les seules images
visuelles. Ecoutez un aveugle -qui connaît les aveu-
gles, et qui a autorité pour parler en leur nom,
M. Maurice, de la Sizeranne : il sait que l'aveugle
accroche des souvenirs aux angles des tables, aux
bras des fauteuils qu'il a bien des fois caressés de sa
main; que, fidèles dépositaires, les choses touchées
et entendues, aussi bien que les cheées vues, rendent
à l'imagination et au cœur les trésors qu'on leur a
confiés, qu'elles les peuplent de leurs joies et de
. leurs tristesses passées.
Pour les aveugles, comme pour les clairvoyants il n'est
pas indifférent de vivre sa vie toujours dans la même
maison, où les souvenirs, s'agglomérant, se coordonnent et
peuvent être retrouvés, au lieu de les semer un peu partout
au hasard d'impressions passagères occasionnées par une
vie plus ou moins nomade.
Dans une ville, une maison, l'aveugle se trouve dépaysé
tant par l'absence de bruits accoutumés que par la percep-
tion de bruits nouveaux ou plutôt de bruits qu'on n'entendait
pas là où on était habitué à vivre. On s'accoutume à l'at-
mosphère de sons qui, en quelque sorte, habitent avec* nous.
C'est, pour ainsi dire, l'horizon auditif.
' La solitude d'un lieu n'est pas purement objective; la
part subjective de cette impression est grande, car on se
trouve d'autant plus seul et isolé que les choses qui vous
enveloppent, objets ou sons, vous sont inconnues, qu'elles
ne vous rappellent aucune préoccupation et que les soucis
quotidiens ne s'y mêlent pas. Après quelques jours passés,
les préoccupations de la vie reviennent : on en a laissé, on
en trouve d'autres; mais dans les premières heures de ces
jours où le son de la cloche, de l'horloge nous était inconnu,
où les pas entendus ne nous rappellent rien, où le bruit des
portes ne nous indique pas ce qui vient ou s'en va, alors
l'impression de solitude est grande.
N
CHAPITRE XIV
La nature et les voyages.
I
t'aveugle n'est donc pas, comme on se l'imagine
volontiers, muré dans son moi à la manière d'un ver
â soie dans son cocon. Il est en toute circonstance en
communication avec les "personnes et avec les choses
qui l'entourent. S'il assiste à quelqu'une de ces céré-
monies qui bouleversent l'âme, à l'enterrement d'un
être cher par exemple, il n'est pas fatalement isolé
dans sa douleur et réduit à dévider intérieurement la
chaîne de ses tristes pensées. Les faits du dehors,
peuvent les troubler et les modifier. Des signes mul-
., tiples font surgir dans sa conscience les rites du culte,
les gestes du prêtre' qui asperge lé corps d'eau bénite,
l'image de la bière qui peut être là, présente dans son
imagination comme elle est présente encore dans
l'imagination du clairvoyant dont les larmes ont un
instant obscurci la vue. Au cimetière, le cliquetis
atroce des chaînes, ce cliquetis qui fait frissonner jus-
qu'aux moelles, ouvre à ses pieds la fosse béante,
avec ses cercueils de famille entr'aperçus au fond, et
la bière y descend devaht lui, presque frôlée de^sa
main, lentement, fatalement, pour n'en plus jamais
remonter. Il est là, non en pensée, mais vraiment en
LA NATURE ET LES VOYAGES 249
chair et en os, avec tout son corps, tous ses nerfô,
toutes ses fibres souffrantes. Sans parler de la mu-
sique et des chants, que de signes, de paroles, d'into-
nations, d'attitudes, de génuflexions, d'indices minimes,
inaperçus des autres peut-être, l'aident s'il le désire,
à tresser le tissu des représentations par lesquelles
tout lui deviendra présent.
Il ne lui faut pour cela que des images émotives
richement associées dans la conscience, et une grande
sensibilité aux impressions du dehors. Or voilà pré-
cisément les éléments essentiels du sentiment de la
nature. Il n'y a pas de raison pour que l'aveugle en
soit privé. Si nous l'en dépouillons c'est que nous
oublions trop souvent que l'œil n'est pas seul à boire
avidement à la coupe enchantée. La nature nous enve-
loppe tout entiers ; elle pénètre en nous par tous les
pores à la fois, elle entre à longs flots par toutes les
fenêtres ouvertes.
Chez l'aveugle comme chez le clairvoyant, le con-
tenu sensoriel de la conscience est tout autre à la
campagne qu'à la ville. Songez à tant de bruits de la
rue qui l'assaillent (pas précipités, cris, appels, rou-
lements de voitures, sabots des chevaux aux rythmes
enchevêtrée, crépitements nerveux des autos, cornes,
timbres, etc.), à tant de parfums complexes qui le
saluent au passage (cuisines, pharmacies, boulange-
ries, usines, eaux de toilette...), au .décor tactile
aussi qui échappe au voyant : c'est le macadam du
trottoir, uniforme sous le pied, qui monotohise sa
marche, accidentée seulement par tes montées et les
descentes, les bouches d'égouts, les déclivités du ter-
rain qui signalent les grands porches ; c'est l'atmos-
phère molle, neutre, un peu lourde, comme resserrée
autour de lui. A la campagne, pour lui aussi tout est
changé : il a la sensation directe de l'espace libre qui
s'étend autour de lui de toutes parts et qui lui souffle
au visage un a|r tonique et parfumé; les touffes
250 LE MONDE DES AVEUGLES
t
d'herbe qui bossellent le terrain de leurs dessins
capricieux varient sa marche à chaque pas; l'odeur du
foin le saisit à la gorge, mêlée des parfums discrets
des fleurs sauvages; dans le silence relatif, qui est
pour lui comme la lumière succédant aux ténèbres, il
détaille en connaisseur les bruits modérés qui vien-
nent jusqu'à lui : chant des oiseaux, sifflement d'un
merle, aboiement d'un chien dans le lointain, meu-
glement d'une vache à quelques mètres, murmure
confus des grillons dans l'herbe.
Dans les deux cas ce sont des matériaux tout diffé-
rents qui emplissent ses sens et viennent peser sur
son moi. Et à la campagne encore que de langages
divers perçus par les sens! La promenade sur la
route où le pied repose sur un terrain plat, dur,
sonore;, où le silence est sans cesse menacé, diffère
essentiellement de la promenade en prairie. La pro-
menade au village a encore une saveur différente,
avec ses bruits de fontaines, les appels des coqs qui
fendent l'air, les aboiements qui sortent glapissants
des portes ouvertes, les roucoulements étouffés der-
rière les maisons, l'écho mat, renvoyé par des murs
tout proches, des pas sur le sol battu. En entrant
dans la cour de ferme, ce sont les parfums impérieux
de Tétable, de l'écurie, de la porcherie, de la berge-
rie, de la laiterie, du fumier où chante la poule qui
vient de pondre, l'odeur fermentée du pressoir où
quelques pommes achèvent de pourrir, le clair tinte-
ment des dalles de la cuisine, où la fermière sabote
dans un parfum de soupe aux choux. La forêt dit
encore bien autre chose avec sa voix profonde et pre-
nante, sa fraîcheur égale, ses pénétrants parfums de
résine, les crépitements de ses feuilles sous le pied,
les bruits de ses branches mortes qui se brisent avec
un éclat sec.
Le sentier surtout, l'ami de l'aveugle, le sentier x
sous bois où tout est intime, s'insinue en nous avec
V
LA NATURE ET LES VOYAGES 251
une obsédante insistance, parles mousses, les aiguilles
de pin, les brindilles sèches, les racines, les inéga-
lités de son sol qui diversifient sans cesse son aspect
tactile, par son silence de mystère où les moindres (
bruits parlent à l'âme (car le silence n'est pas un
néant : il emplit parfois les sens d'une réalité volup-
tueuse), par les senteurs de ses fleurs toutes pro-
ches, par l'ombre de ses feuillages qui vous enveloppe
comme d'un manteau subtil et doux à la peau, par
l'indiscrétion de ses branches qui à chaque instant
viennent frôler les mains et balayer le visage.
La promenade en barque est tout autre en mer et
en rivière : là c'est la voix des vagues, le roulis et le
tangage, le parfum des algues marines, la salure des
lèvres, le souffle enivrant de la brise de mer qui créent
l'atmosphère sensorielle ; ici c'est le calme pénétrant,
le clapotis tout bas des rames tandis que la barque
glisse insensiblement, le silence savoureux, un silence
d'une nuance tout autre que le silence sous bois.
Et le décor tactile de ces scènes est constamment
varié, car chacun a senti dans-sa chair que le vent
a bien des souffles, depuis ceux qui caressent jusqu'à
ceux qui fouettent, le soleil bien des rayons depuis
ceux qui réchauffent et vivifient jusqu'à ceux qui
piquent, qui brûlent et qui tuent.
Je m'excuse d'insister sur ces banalités. Tout voyant
connaît ces sensations. Mais, comme un paysage s'in-
dividualise immédiatement pour lui sous la forme
d'une représentation spatiale, il n'éprouve pas le
besoin de les gonfler d'attention et d'en faire la syn-
thèse. C'est par leurs synthèses que, devenant repré-
sentatives des différents paysages, elles prennent une
valeur particulière pour l'aveugle, synthèses inexpri-
mables d'ailleurs et auxquelles l'analyse, nécessaire
pour les traduire en mots, enlève toute leur originalité.
Force m'était de rappeler que la matière en est riche
et variée beaucoup plus qu'on ne le suppose d'abord.
252 LE MONDE SES AVEUGLES
Ici encore la différence est dans l'utilisation des sen-
sations, non dans les sensations.
Trompés par l'oreille comme les voyants par la
vue, ne méconnaissons pas l'acuité des autres sens.
On est étonné parfois par la richesse des perceptions
synthétiques qu'Helen Keller reçoit de son milieu.
Un jour, par exemple, que dans son enfance, seule
et loin de la maison de ses parents, elle s'était per-
chée sur un arbre, elle a l'impression soudaine qu'un
orage va la surprendre.
Tout à coup, écrit-elle, un changement se produisit dans
mon arbre. L'air se rafraîchit brusquement. Je compris que
le ciel s'était voilé de noir à ce que toute sensation de cha-
leur, qui pour moi est l'indice de la lumière, avait disparu.
Un étrange parfum monta de îa 4-erre : je le connaissais,
c'était le parfum qui toujours précède l'orage et une terreur
inexprimable me serra le cœur... Un calme de mauvais
augure se fit alentour ; puis toutes les branches se mirent à
bruire... Je redescendis jusqu'à la fourche de l'arbre. Les
branches vacillaient' tout autour. Je sentais leur secousse
d'instant en instant : on eût dit que quelque chose de lourd
était tombé et que l'ébranlement se propageait jusqu'à la
branche où j'étais assise.
II
L'état sensoriel de l'aveugle varie donc grandement
avec les lieux qu'il traverse, et ses sens, pour peu
qu'ils soient affinés, sont capables de se remplir et de
se vider de multiples impressions recueillies dans le
milieu qui l'enveloppe. Soit, l'aveugle sent en chaque
instant où il est, et cela sans doute est d'un intérêt
pratique incontestable. Mais, réplique-t-on, qu'ont à
voir ces maigres sensations sans prise sur l'âme, sans
continuité, avec le sentiment de la nature ? Pour nous
toucher, il faut la richesse des tableaux perçus par la
vue, il faut aussi cette persistance de la sensation qui
LA NATURE ET LES VOYAGES 253
empêche l'âme de se ressaisir et l'assujettit aux impres-
sions du dehors. Nous n'avons qu'à fermer les yeux
et les liens se détendent aussitôt qui nous attachent
aux choses : nous nous sentons immédiatement isolés.
Parler ainsi, c'est oublier que le sentiment de la
nature ne vient pas de la nature. Il a sa source en
nous. C'est nous qui le projetons en elle. Nous lui
donnons notre âme pour pouvoir la remercier ensuite
de nous l'avoir rendue. « Forêt sans bois, s'écriait
Rousseau, marais sans eaux, genêts, roseaux, tristes
bruyères, êtres insensibles et morts, ce charme n'est
point en vous, il n'y saurait être, il est dans mon
propre cœur qui veut tout rapporter à lui. » Ef
encore' : « C'est dans le cœur de l'homme qu'est le
spectacle de la nature : pour Je voir il faut le sentir. »
Aussi, pour éveiller en nous des émotions, il suffît
que les choses puissent pénétrer jusqu'au cœur, et,
par des voies quelconques, l'ébranler au moyen
d'images sensibles. L'organe qui transmet l'impres-
sion est ici moins en cause que lé cœur qui la reçoit.
Les mêmes paysages de Normandie sont contemplés
par les lourds bœufs qui paissent dans les prairies
et par les peintres dont -les toiles nous émeuvent.
« La plus notable partie des êtres vivants, disait
Guyau, sent en moyenne de la même manière. La
principale différence entre leurs sensations vient de
l'étendue plus ou moins grande de leur intelligence
qui tantôt ne saisit que l'objet brut, tantôt devine en
lui un monde. »
Je ne prétends certes pas que l'aveugle ait des tré-
sors de sentiments inconnus au clairvoyant ; mais, à
ressources égales, il doit tirer un parti très supérieur
de ses images. Avide des émotions que la vue donne
à d'autres, il demande ces mêmes émotions aux im-
pressions qui lui restent. Il verse sur elles son âme
tout entière et les anime d'une vie inespérée. Qu'elles
soient capables de s'imprégner ainsi du trop-plein de
254 LE MONDE DES AVEUGLES
/
nos cœurs et de vivre la vie de notre imagination, les
poètes clairvoyants nous le disent afesez tous les jours. Il
me serait aisé de recueillir dans leurs œuvres nombre
de pages où ils nous disent, presque sans faire appel à
la vue, leur émotion en présence de la nature. Nous y
trouverions la preuve que ses voix, ses parfums, ses
contacts, à leur insu touchent ceux-là mêmes qui
croient devoir toute leur émotion aux spectacles
^ déployés devant leurs yeux. Quelle place ne tien-
nent-ils pas dan,s la poésie d'un Lamartine qui n'a
jamais su regarder un paysage sans le brouiller pour
le refaire, à sa fantaisie, et dont la lyre vibre par
toutes ses cordes à la fois, toutes sensibles aux
impressions du dehors. Dans les vents, dans les
vagues, il a entendu des voix de toutes sortes, voix
de caresse et de colère, voix de menaces, de plaintes,
de détresse, voix de force mâle et grave, soupirs de
faiblesse ou cris de violence, chants de sirènes et
hurlements de monstres. En écoutant les mystérieuses
harmonies de l'univers, il a senti mieux que personne
ce qu'est pour l'aveugle la poésie de la nature.
Non seulement, grâce à tant d'impressions diverses
qui le sollicitent à la fois, l'aveugle peut retenir des
différents lieux où il a vécu 'des images distinctes et y
attacher quelque chose de son âme, mais d'un même
lieu il lui arrive de retenir diverses images qui varient
avec les circonstances dans lesquelles il les a cons-
truites et qui peuvent avoir des valeurs affectives diffé-
rentes. L'aspect auditif et olfactif du village n'est pas
le même au milieu de l'aprèsrmidi, quand le soleil
brûle et quand les paysans sont au travail, et le soir
quand lafraîcheur tombe et quand toutes leschaumières
s'animent. Le' vent ne souffle pas dans les feuillages
de 1a même manière en été et en automne. Les par-
fums des fleurs et des fruits varient avec les saisons.
D'une table l'aveugle n'a jamais qu'une image. Il n'a
pas comme le voyant, une représentation de face, une
la nature et les voyages 255
i
autre de profil, une autre encore sous un jour déter-
miné. Des lieux il peut avoir des représentations plus
diverses; et plus l'image s'individualise, plus elle est
susceptible de prendre une valeur affective. Un même
paysage, suivant les heures et les saisons qui le
colorent diversement, comme aussi suivant les émo-
tions qui colorent nos sensations, parle diversement
au cœur.
L'aveugle n'est donc pas dans la nature comme
le voyant qui ferme passagèrement les yeux. Le défilé
des images intérieures, des souvenirs, des émotions,
des pensées même qu'elles entraînent dans leur
cours, varie avec les défilés de sensations qui lui
viennent des choses. Il peut s'y soustraire et se con-
centrer en lui-même, mais il peut aussi s'y abandonner
et se laisser charrier à leur gré. La nature, par
d'autres chemins que la vue, peut percer jusqu'à son
cœur et en rythmer les battements. Théophraste disait
que, de nos cinq sens, l'ouï^ est celui qui inspire à l'âme
le plus de passions et les passions les plus fortes, trou-
bles, frayeurs, ravissements. Montaigne observait que
les odeurs « le changeaient et agissaient en jses
esprits » d'une prise si impérieuse qu'il les croyait
capables de nous incliner à la religion et qu'il en
recommandait l'usage en médecine.
Pour l'aveugle aussi la nostalgie peut être un mal
douloureux. J'en sais un qui éprouve chaque année une
joie presque enfantine à retourner sur un coin de terre
où il retrouve des impressions d'enfance, où, dans un
bois aimé, il replonge son âme dans un bain de sou-
venirs.
Pour lui aussi la mémoire de certaines crises déchi-
rantes s'attache fortement aux lieux qui en ont été les
témoins et qui en deviennent des dépositaires. On y
revient chercher l'écho de ces émotions passées,
quelquefois alors que les bruits de la vie l'ont lait taire
dans nos pauvres cœurs oublieux. J'en sais un qui
256 LE MONDE DES AVEUGLES
redoutait avec angoisse de se retrouver dans un lieu
où il avait vécu quinze jours de désespoir.
Un autre, à vingt ans, s'éprenait si fort du Lac de
Lamartine qu'il se le récitait intérieurement chaque
jour pendant des mois. La musique des vers n'en était
pas pour lui le principal attrait. Cette communion
qu'il y sentait de l'âme souffrante avec la nature, l'ar-
dente prière que le poète adresse aux choses de con-
server son cher souvenir, exprimaient pour lui des
sentiments qui lui gonflaient le cœur.
Dans certains périodiques destinés aux aveugles la
nature n'est pas absente. Je relève xlans Ix Louis
Braille des articles intitulés : Prélude du printemp$;
Impressions d'automne. L'auteur est aveugle et ce sont
des impressions d'aveugle qu'il nous communique.
Voici des titres plus caractéristiques : La musique des
arbres; Le chant des oiseaux : un aveugle qui vit à
la campagne, dont la demeure est entourée d'un
grand parc, cherche à fixer par la notation musicale
les chansons qui tombent des arbres, et il fait part
aux lecteurs des résultats de son enquête. Il vient de
consigner dans un petit volume ce que trente ans de
vie intime avec les oiseaux lui ont enseigné.
J'emprunte l'extrait que voici à l'un des articles qui
viennent d'être mentionnés.
30 septembre 1895.
Il faisait si bon, je ne pouvais partir sans aller goûter sur
place quelques grappes toutes fraîches cueillies; le raisin
est si savoureux cette année ! Je choisis comme but le coteau
des Crêtes; c'est, je m'en souviens, l'un de mes points
favoris. Nous traversons la rue principale du village où les
maisons s'alignent d'une façon plus ou moins symétrique,
leurs murs vous envoient au visage les rayons de chaleur
que le soleil leur a prodigués durant des heures. Le
dimanche est vraiment un jour de repos au village... Pas de
chars, pas de bruits d'outils; çà et là, devant les portes,
jles groupes d'hommes ou de femmes qui causent, discutent,
i
LA NATURE ET LES VOYAGES 257
tout à la douce 9 sans se presser, comme des gens qui ont
le temps. Mais il me tarde de sortir de cette atmosphère
chaude et concentrée. Enfin nous avons dépassé les der-
nières habitations, un air plus libre et plus léger circule,
aucun obstacle n*arrête le frais courant qui descend de la
montagne et qui vous arrive comme un ressouvenir de la
pureté des brises deià-haut. Le chemin se poursuit à travers
les prés ombragés, par intervalles, d'arbres fruitiers dont
on distingue aisément les variétés aux parfums particuliers
qui s'échappent de leurs branches : l'odeur de fruits mûrs
remplace à peu près celle des fleurs ; les gazons courts où
les pieds déjà froissent des feuilles mortes n'exhalent plus
qu'une senteur tiède, indécise ; c'est bien l'automne, tout se
tempère, tout s'adoucit. Nous atteignons les vignes, le che-
min se rétrécit et monte; plus d'ombrje sur nos têtes, le
soleil inonde l'espace; mais je ne cherche point à me
garantir de ses rayons, j'éprouve au contraire une sorte de
bien-être à me laisser pénétrer de cette chaleur vivifiante
■ que ne charge aucune émanation impure. Nous longeons
un mur enguirlandé de ronces, le but est là, c'est le sommet
du coteau ; notre vigne est à nos pieds, mais je ne me sou-
cie pas d'aller dégringoler par ses gradins, je laisse faire &
plus habile et préfère m'asseoir au bord du sentier et jouir
une fois de plus du délicieux langage que la nature adresse
à qui veut l'écouter. Enfant, j'aimais à regarder du haut de
ce coteau : devant moi les vignes s'étendaient en pente
sinueuse jusqu'à la plairîe; là, des champs dont je voyais
onduler les épis; là-bas, le Rhône comme une longue
traînée blanche ; à gauche, la chaîne des gros rochers gri-
sâtres ; à droite, des prés, des toits irréguliers qui se pana-
chaient de fumée. Ce tableau m'est resté; mes yeux seuls alors
étaient attentifs, car, dans mon souvenir, la scène est sans
voix. Oh ! quelle chose merveilleuse que la nature ! Devient-
elle voilée pour vous? ses couleurs, ses riantes perspec-
tives vous sont-elles dérobées ? Voilà qu'elle vous révèle et
vous prodigue des charmes que vous ignoriez, plus doux,
plus intimes peut-être ? Et qu'elle est variée dans son lan-
gage!... A chaque site, en chaque saison, son expression
particulière ; ce que j'écoute ici n'est pas ce que j'entendais
à la montagne. L'air attiédi qui vous environne s'agite mol-
lement, c'est à peine si quelques feuilles frémissent sous
258 LE MONDE DES AVEUGLES
son haleine; les insectes qu'attire sans doute la douceu
des grappes mûres me paraissent bourdonner sur un ton
plus discret; les voix des promeneurs m'arrivent d'en bas
claires, mais affaiblies, tous les bruits qui s'élèvent sont
comme tamisés; le paysage est vivant, mais il est recueilli.
Quelle paix! quelle délicieuse tranquillité!...
J'ai voulu, avant mon départ, vous vite raconter cette
* jolie promenade d'hier; de retour à Villeurbanne, il me
^semble que je ne saurais plus en parler, car les sifflets des
fabriques, le roulement des tramways, les voix éraillées des
marchands ambulants sont un accompagnement peu propre
à vous laisser écouter, même dans le souvenir, la voix dis-
crète de la nature.
III
Ai-je besoin de dire que le sentiment de la nature,
qui ne se développe qu'exceptionnellement chez les
clairvoyants, n'est pas le lot de tous les aveugles? Il
est peut-être, sous des formes les plus élevées, une
conquête de Pâme moderne, puisque voici seulement
un siècle et demi que les Rousseau et les Bernardin
de Saint-Pierre nous ont appris à le cultiver. J'ai
voulu montrer que l'aveugle peut en avoir lui aussi
sa part. J'entends bien qu'il l'aura moins belle que les
autres, et qu'elle lui sera plus souvent refusée. Il est des
âmes de choix que le rêve visite aisément. Pour celles-là
un ruisseau qui coule, une feuille qui meurt, tout sait
être matière à émotion. Peut-être faut-il qu'il soit de
cette élite heureuse et souffrante pour vibrer profon-
dément aux impressions de la nature.
Il y a des spectacles dans la nature devant lesquels
tout homme qui participe à une civilisation donnée
déclare, pour peu que sa sensibilité ait été cultivée,
qu'il éprouve une impression de beauté. L'infini des
perspectives, la variété des détails fondus dans une
harmonieuse unité, tels sont peut-être les éléments
essentiels de ce beau dans la nature qui force toutes
tÀ NATURE ET LES VOYAGES 259
projette sur le monde extérieur, mais cette fois ce
n'est plus l'âme individuelle dont le pâle reflet s'efface
aussitôt, c'est l'âme commune de l'humanité, lente-
ment façonnée pendant des siècles, qui s'est déposée
en traits sensibles dans les choses où chacun la
retrouve.
Or, ces éléments-là, la vue est peut-être seule à les
donner : à l'œil seul appartiennent les horizons sans
fin, les plaines illimitées, les montagnes s'étageant à
perte de vue, les vallées s'abîmant dans des gouffres
vertigineux. La qualité spatiale de ses images a bien
aussi parfois pour l'aveugle une valeur affective. Il
peut fort bien, par exemple, construire le dessin d'un
jardin qui lui est familier et jouir de sa représenta-
tion. Au bord de la mer, son imagination peut se
dilater et tisser avec ses images spatiales finies une
vision indéfinie qui lui donne la sensation de' l'infini.
Une impression auditive, le bruit de la vague qui
vient de loin, favorise singulièrement ce travail de
construction toujours compliqué. Mais sans le con-
cours d'une impression auditive l'image spatiale reste
le plus souvent inefficace, et quand un bruit l'anime
il ne vivifie pas chacun de ses détails.
Les formes les plus élevées du beau dans la nature,
les plus communicables, restent donc irrémédiable-
ment fermées à l'aveugle. Il est confiné aux formes
lesplussubjectives.Lesimpressionsdontelles sont faites
n'ont que la valeur émotive qu'il leur confère, valeur
qui dépend principalement de sa sensibilité individuelle,
souvent même de son état d'âme momentané. En les
décrivant le plus souvent, il ne communique que très
imparfaitement l'émotion qu'elles lui ont causée.
IV
i
C'est pour ce motif sans doute que tant de clair-
voyants manifestent un étonnement singulier à cons-
260 LE MONDE DES AVEUGLES
tater chez nombre d'aveugles un goût marqué pour
les voyages. On croirait, à les entendre, que pour
l'aveugle tous les lieux se ressemblent, et qu'il ferait
sagement, en conséquence, de s'épargner les complica-
tions de la route, et de se tenir au repos dans sa
Chambre. Ils raisonnent comme si Tunique objet de
leurs voyages à eux était de visiter des sites magnifiques.
Etrange illusion en vérité, et dont le mécanisme est
typique : on rapporte tout le plaisir du voyage aux
sensations de la vue comme si les autres n'existaient
pas; puis, par une nouvelle simplification, parmi les
sensations de la vue, on ne s'attache qu'à celles qui,
par leur nature, défient toute suppléance ; et quand
on arrive au terme de cette audacieuse abstraction,
on juge absurde que l'aveugle songe à changer de
place.
Certes, on ne voyage pas seulement pour visiter des
musées, ni même pour contempler des paysages.
Je laisse à part les voyages d'utilité. Les lecteurs
qui m'ont suivi savent que l'aveugle est capable de
participer à l'activité commune sous trop de formes
pour que les voyages ne lui soient pas souvent néces-
saires. Ils savent encore que, pour beaucoup des fins
qu'il peut se proposer (visite d'un établissement, étude
d'une organisation sociale, etc.) il se rendra compte de
bien des choses par lui-même en faisant usage de ses
quatre sens assouplis au rôle de la suppléance de la
vue, et qu'être là en personne sera souvent bien plus
instructif pour lui que d'écouter les rapports d'un
témoin oculaire.
Mais ne parlons que des voyages de pur agrément,
et, parmi ceux-là, retenons la catégorie où la vue
semble avoir le rôle le plus prépondérant : aux tou-
ristes qui visitent chaque année les Alpes supprimez
par la pensée tous les plaisirs étrangers à la vue,
plaisir d'activité, d'énergie dépensée dans les excur- v
sions, de difficulté vaincue dans les ascensions, sim-
\
LA NATURE ET LES VOYAGES 261
pies plaisirs du déplacement, d'une rupture dans la
monotonie de la vie quotidienne, de l'imitation, des
relations nouées et dénouées, que sais-je encore?
Condamnez les touristes à n'avoir que des yeux;
éliminez tous ceux qui ne sont pas retenus par le seul
attrait des sites, et les hôtels suisses seraiebt ^peut-
être plus accessibles qu'ils ne le deviennent depuis
quelques années. Tout cela n'est pas dit (faut-il en
faire la remarque?) par un puéril désir de rabaisser
les joies de la vue dont l'aveugle, s'il les ignore, ne
devine que trop la puissance, mais pour répéter que
derrière les plaisirs de la vue, quels que soient leurs
prestiges, d'autres plaisirs se dissimulent, cachés par
eux, méconnus le plus souvent, et qui pourtant ont
une réalité concrète.
Il s'est trouvé des aveugles pour se plaire aux ascen-
sions et j'ai parlé de M. Campbell atteignant le sommet
du mont Blanc : j'en fais d'ailleurs un mérite à ses
guides plus qu'à lui-même. Hollmann, un autre Anglo-
Saxon, un explorateur, ayant perdu la vue dans l'un
de ses premiers voyages, continua durant sa vie
entière à tourner autour du globe. Il refusait la com-
pagnie d'aucun de ses compatriotes dans ses aventu-
reuses randonnées, et il déclarait que l'habitude lui
avait donné la « faculté de se faire des objets une idée
aussi exacte par ses seules ressources qu'eût pu le
faire la description la plus minutieuse. » Ce sont là
des cas d'exception : il y peut entrer de la vanité et
un puéril désir d'égaler les voyants. Mais sans esprit
d'imitation et sans la moindre tache de vanité, l'aveugle
peut aimer parfaitement la campagne, la mer, même
ou, si l'on veut, surtout la montagne, et aucun soupçon
de psittacisme ou de snobisme ne doit effleurer
l'esprit de ceux qui l'entourent lorsque, avec ses
raisons à lui, il organise une villégiature de vacances
ou marque une préférence pour tel lieu plutôt que
pour tel autre.
262 LE MONDE DES AVEUGLES
Le clairvoyant qui retourne chaque année dans un
coin de campagne, et dans une campagne souvent
dépourvue, aux yeux de tous les autres, de tout intérêt
esthétique, n'y va pas pour jouir de spectacles nou-
veaux et magnifiques. J'entends bien qu'il nous
déclare que s'il ne voyait plus ces paysages auxquels
il est habitué, rien ne l'attirerait plus vçrs eux. Mais
il déclare encore bien souvent que s'il venait à perdre
la vue rien ne saurait plus l'attachée à la vie, et
l'aveugle continue de vivre néanmoins. En fait, s'il
quitte la ville à époques fixes, c'est pour briser le
traintrain de chaque jour, pour se dépayser, pour
retrouver des souvenirs qui bercent doucement sa
pensée, pour se sentir dans une atmosphère autre
d'occupations et de préoccupations, pour se laisser
pénétrer par tous ses sens à la fois d'une ambiance
inaccoutumée qui infléchisse dans d'autres directions
le cours de ses pensées. Il s'imagine que la vue est
l'intermédiaire indispensable entre lui et les choses,
le moyen nécessaire de cette transformation. Et
l'aveugle observe en lui-même une action toute sem-
blable.
En voyage, l'horizon intellectuel est changé aussi
bien que l'horizon sensoriel. Les conversations qui
s'accrochent aux objets, qui jaillissent aux moindres
rencontres, ne sont plus les conversations du coin du
feu . Ne dites pas à l'aveugle qu'il connaîtrait mieux le
pays qu'il visite en lisant un livre de géographie dans
son cabinet : il le connaîtrait plus complètement peut-
être, et vous aussi, par ce procédé, mais d'une
manière moins vivante, moins pittoresque, et qui
certainement ferait moins d'impression sur son ima-
gination.
La montagne particulièrement est douée d'un pou-
voir prestigieux pour dépayser ceux-là mêmes qui
n'ont pas tous leurs sens. Je note simplement, aussi
objectivement que je le puis, quelques impressions
LA NATURE ET LES VOYAGE* 263
qui s'imposent à l'aveugle le moins imaginatif : l'at-
mosphère pure, subtile, excitante, assez différente de
celle des villes pour avoir une adtion curative sur
l'organisme, affine toutes les sensations, et, en trans-
portant des bruits légers à de grandes distances,
élargit dans toutes les directions à la fois l'horizon
de l'aveugle. La qualité de l'atmosphère influe vive-
ment sur la plupart des hommes, au moral comme
au physique, mais son action reste souvent incon-
sciente; bien des aveugles en ont une perception
fine : on a fréquemment reniarqué qu'ils sentent si
le ciel est clair ou couvert, si la pluie menace, si l'air
est sec ou chargé d'humidité. Dans la montagne
l'atmosphère modifie la cénesthésie tout entière. Le
contraste des rayons du soleil si ardents dans les
altitudes et de la fraîcheur des forêts, l'air piquant et
limpide des soirées, les vents porteurs d'arômes
légers, les senteurs chaudes des résines qui vivifient
le cerveau, les sources qui surprentoenti l'oreille à
chaque pas, les cascades tapageuses qui remplissent
les sens de leur fraîcheur et qui bercent la pensée
sans l'endormir, les grelots des diligences dont la
claire chanson gravit péniblement les lacets du
chemin, les clochettes des vaches qui entre-croisent
leurs carillons féeriques à perte d'ouïe, parlant toutes
à la fois de liberté, de grand air, de frais pâturages;
tout cela ne remplace assurément pas les couchers
de soleil et les vastes horizons — l'âme surélevée
au-dessus d'elle-même n'en aspire même que plus
avidement après le paradis perdu — mais tout cela
fait un renouveau de vie où le cœur et la pensée,
fouettés par la nature, ont la plus belle part. Par-
fois alors la grande voix du tonnerre s'élève dans
le lointain. Aux grondements lourds de menaces
succèdent des craquements prolongés comme si le
rideau du ciel se déchirait avec fracas, puis c'est un
bruit sec, sinistre, assourdissant. L'ouragan souffle.
264 LE MONDE DES AVEUGLES
La pluie crépite ayec rage. La terre et le ciel parlent
par des milliers de voix à la fois. Les sommets avoisi-
nants se renvoient de l'un à l'autre des hurlements
de géant. L'aveugle alors a sa part des magnificences
de la nature. Il a la Sensation immédiate de l'im-
mensité qui l'enveloppe.
CHAPITRE XV
L'Art.
I
L'art s'adresse aux sens les plus élevés de l'homme,
à l'ouïe par la musique, à la vue surtout par la pein-
ture, la sculpture et l'architecture. Même lorsqu'il
parle directement au cœur et à l'intelligence par la
poésie la vue et l'ouïe restent des instruments essen-
tiels de la jouissance esthétique tant le rythme, la
musique des mots, les images évoquées en sont des
éléments intégrants. L'homme qui est frappé dans
l'un ou l'autre de ces sens subit une déchéance dans
ses altitudes à jouir des beaux-arts. Jusqu'où va cette
déchéance? Le toucher peut-il ici encore en quelque
manière suppléer la vue dans la jouissance des arts
qui ne relèvent que d'elle? Telles sont les questions qui
se posent à nous.
La sculpture et l'architecture nous intéressent ici
particulièrement. Il est clair que te. peinture est hors
de cause puisque, art des couleurs, elle restera néces-
sairement toujours fermée à qui ignore les couleurs.
La musique semble l'être elle aussi pour la raison
inverse parce qu'elle n'a aucun commerce avec la vue.
Elle ne nous retiendra que parce que cent ans d'expé-
rience ont donné des résultats dignes d'être signalés,
266 LE MONDE DES AVEUGLES
et sur ce point là encore ont fait justice de diverses
légendes.
Aussi longtemps que les aveugles sont restés sans
culture, et quelque temps après encore, on était peu
enclin à les juger capables d'un développement musical
complet. Ceux qui n'avaient pas fréquenté d'aveugles
étaient portés à croire que la cécité cause un trouble
si profond dans toute la personnalité qu'elle empoi-
sonne les sources mêmes des jouissances esthétiques ;
surtout quand l'art de la musique se compliqua, des
difficultés d'ordre matériel semblaient devoir barrer
la route aux aveugles, en particulier/ la nécessité dô
lire rapidement. A l'origine, Valentin Haûy n'enseigna
la musique à ses élèves qu'à titre de distraction; il
ne songea pas qu'ils pussent s'en faire un moyen de
subsistance. Par un retour des choses, quand nombre
de musiciens aveugles se furent répandus dans le
public, enseignant et tenant des buffets d'orgue, ils
ont donné un grand crédit et corfrme une apparence
de fondement expérimental à l'opinion toute contraire,
très ancienne elle aussi, de l'aveugle musicien comme
d'instinct, doué par la nature de dispositions qui
aplanissent pour lui les difficultés du métier.
Ces deux légendes sont des corollaires de deux
préjugés que nous avons déjà rencontrés : la première
du préjugé qui avilit l'intelligence de l'aveugle et
toute 6a personnalité morale, la seconde du préjugé
qui lui accorde des sens miraculeusement affinés. Il
suffirait de les renvoyer dos à dos : elles se détrui-
sent l'une l'autre.
Sur le premier point, l'expérience a répondu. A l'Ins-
titution Nationale des Jeunes Aveugles, à Paris, tm
enseignement musical très élevé est donné, à la fois
théorique et pratique, qui comporte l'étude de l'har-
monie, de la fugue, du contrepoint et de la compo-
sition, et l'exercice du piano, de l'orgue et d'un ins-
trument d'orchestre. Une proportion vraiment consi-
l'abt 267
dérable d'élèves se montre capable de le recevoir
avec fruit. Depuis vingt-cinq ans, au Conservatoire
National de Paris, six premiers prix d'orgue et cinq
prix d'harmonie, de fugue ou de contrepoint sont
échus aux élèves de cet établissement. Je ne parle ici
ni des prix obtenus pour divers instruments d'or-
chestre, ni de nombreux accessits en tous genres qui
portent à cinquante et un le nombre desrécompenses
décernées à des artistes formés par l'Institution Natio-
nale. Plusieurs des premiers buffets d'orgue de Paris
(Notre-Dame, Saint-François-Xavier, Saint-Germain-
des-Prés , Saint-Etienne-du-Mont, Saint-Pierre-de-
Montrouge, Saint-Médard*) sont actuellement tenus
par des aveugles. Des artistes comme Louis Vierne,
organiste de Notre-Dame, qui a professé ^u Conser-
vatoire et qui dirige la classe d'orgue à la Schola
Cantorum, et Albert Mahaut qui interprète avec une
si vigoureuse originalité l'œuvre de César Franck,
sont si connus du monde musical qu'il ne m'est
pas permis de les passer sous silence. Ce sont là
des faits qui témoignent non seulement des apti-
tudes artistiques des aveugles, mais encore de l'excel-
lence de la méthode de Braille.
Quelques sceptiques, je le sais, se retranchent dans
une dernière position; J'ai entendu soutenir que
l'aveugle ne saurait avoir le génie créateur, qu'une
grande œuvre musicale suppose chez qui l'enfante
l'intégrité des sens aussi bien que l'intégrité du cœur
et de l'intelligence. De pareils postulats nie semblent
pour le moins hasardeux. Quand je songe que Bee-
thoven était, je ne dis pas aveugle, mais sourd, quand
il a composé ses plus admirables chefs-d'œuvre, une
grande circonspection me retient au bord de généra-
lités si audacieuses. Sans doute le génie créateur
1. Ajoutons : Saint-Nicolas-des- Champs, Saint-Georges, Saint-
Éloi, Saint-Ëippolyte, Saint-Pierre-du-Gros-Caillou, la chapelle
des Lazaristes de la rue de Sèvres, Notre-Dame-de-la-Çroix.
268 LE MONDE DES AVEUGLES
suppose une âme riche de sensations et d'idées, mais
la plénitude de vie intellectuelle et morale à laquelle
l'aveugle peut prétendre semble bien y suffire. La
musique n'évoque que chez les visualisateurs les plus
caractérisés des images visuelles ; elle n'en comporte
pas.
Qu'on n'allègue pas contre nous l'expérience» Aucun
compositeur aveugle ne s'est encore imposé au public
par droit de conquête, je lésais. Mais les compositeurs
de génie ne sont pas légion^ et parmi les musiciens qui
composent, les aveugles constituent une minorité si
infime qu'il ne faut pas s'étonner de n'en trouver
aucun p.u premier rang. Dans cette poignée d'artistes
aveugles dont le plus ancien ne remonte pas à cent ans
combien en est-il dont toutes les pensées n'ont pas
été absorbées par le souci tyrannique d'assurer leur
subsistance et celle de leurs familles, qui n'ont pas
été tenus d'étouffer en eux les belles ambitions, l'ins-
piration même quand elle les sollicitait. A défaut de '
grandes œuvres consacrées par de retentissants succès,
d'ailleurs, nous devons à des aveugles nombre d'œu-
vres de grand mérite 4 . Voici quelques années les nota-
bilités du monde musical à Paris étaient conviées à
un concert exécuté par des aveugles, dont tous les
numéros étaient signés de noms de compositeurs
aveugles. Les jugements qu'il provoqua ne justifient
aucunement les doutes que je rappelais tout à l'heure.
Us n'ont pourtant pas établi non plus l'existence
d'aptitudes exceptionnelles chez l'aveugle. L'expé-*
1. Je citerai surtout les noms de M 11 * Boulay, de MM. Brèg,
Chavagnat, Marty, Trépart, Vierne. Une partition de Trépart,
Martin et Martine, a été entendue sur divers théâtres. Parmi
les œuvres de Vierne, citons principalement : Trois Symphonies
pour grand orgue, Sonate pour violon et piano. Sonate pour
violoncelle et piano, Recueil de mélodies, Messe avec deux
orgues. La spirituelle musique que Victor-Paul a écrite pour
diverses fables de La Fontaine n'a malheureusement pas été
éditée, aussi n'est-elle connue que d'un public très restreint.
l'art 269
rience ne peut que difficilement nous fixer. Saris
doute, si Ton compare cinquante aveugles pris au
hasard avec autant de voyants, l'avantage restera aux
premiers; mais cela tient peut-être simplement à
ce que tout est mis en teuvre dans nos écoles spé-
ciales pour développer les moindres germes d'apti-
tudes musicales chez les aveugles. Pour qu'une obser-
vation fût vraiment décisive il faudrait la faire porter
sur des enfants et sur des enfants en grand nombre;
il faudrait la prolonger pendant plusieurs années en
soumettant pendant ce temps tous les sujets non seu-
lement aux mêmes enseignements, mais encore aux
influences de milieux identiques.
Il semble que si'la cécité favorisait le développe-
ment musical, ceu^ qu'elle frappe en très bas âge
auraient l'avantage sur ceux dont la première éduca-
tion s'est faite avec le concours de la vue. Or les fait»
ne montrent rien de tel. Lofs d'une enquête récente
que j'ai entreprise à l'Institution Nationale, sur trente
ouvriers déclarés incapables de toute culture musi-
cale, vingt-cinq avaient perdu la vue avant six ans, et
cinq seulement après cet âge. En interrogeant les
trente musiciens les mieux doués sur l'époque de leur
cécité, je retrouvai identiquement les mêmes nom-
bres : vingt-cinq frappés avant six ans contre cinq
frappés après six ans. Plus un enfant entre tard à
l'école spéciale, si d'ailleurs son entourage n'a pa?
eujsoin de lui faire entendre de la musique, moins il
a de chances de devenir un bon musicien. Ceux qui
entrent après quinze ans absolument incultes sont en
général désespérés. Après les dispositions naturelles
qui restent enveloppées du plus épais nuystère, l'âge
auquel l'éducation a commencé semble être le facteur
essentiel, et non pas l'âge auquel la cécité est sur-
venue.
Ces constatations corroborent l'impression que j'ai
retenue d'un séjour de plusieurs années dans une
270 LE MONDE DES AVEUGLES
école spéciale et que j'ai fortifiée de l'autorité de
plusieurs musiciens professeurs d'aveugles : il nous
faut reconnaître que l'aveugle n'est pas plusMoué que
le voyant, et qu'il y a autant d'inégalité dans les
aptitudes musicales chez les aveugles que chez les
voyants.
Un sourd de naissance peut exceller dans les
arts qui ne relèvent que de la vue, et pourtant
ni l'opinion ni l'expérience ne lui attribuent une
notable supériorité dans ces arts. Je me persuade
qu'il en est de même de l'aveugle, que, d'une
manière générale, la perte d'un sens non seu-
lement n'altère pas en nous le sentiment du beau,
mais n'exerce aucune influence fatale sur les jouis-
sances esthétiques des autres sens. Elle ne peut
que les rendre plus précieuses et invitera les cul-
tiver avec une particulière jalousie.
II
C'est que du toucher comme interprète de l'art \
nous n'avons qu'assez peu de secours à attendre.
Certes, je ne pense pas qu'il soit, non plus qu'au-
cun de nos sens, complètement et fatalement étranger
à toute impression esthétique. Il ne semble pas que,
comme le veulent certains philosophes, un fossé
infranchissable sépare le beau de l'utile, et que les
sens qui sont chargés des fonctions les plus utili-
taires ne puissent connaître que l'agréable sans avoir
jamais aucune participation au beau. L'émotion
esthétique que nous goûtons à l'occasion des sen-
sations visuelles et auditives n'est pas le produit de
ces sensations. Elle a sa source plus profondément
en. nous. Elle monte des racines mêmes de. notre
être, du fond de notre conscience, et elle est suscep-
tible de nuancer d'une teinte esthétique toute la
masse de notre mentalité, et jusqu'à nos impressions
l'art 271
les plus simples. Si elle n'acquiert son pleip épa-
nouissement que dans les sensations élevées, c'est
parce que là seulement rémotion est suffisamment
dégagée de tout élément utilitaire pour s'épurer
entièrement des sensations, de convoitise, de
crainte, etc., qui tiennent en respect l'élément pro-
prement esthétique, et aussi parce que là seulement
elle rencontre des synthèses psychiques assez riches,
des associations d'idées et de sentiments assez
complexes pour fournir la plénitude de conscience
dont elle a besoin. Mais elle peut être partout latente
si l'âme a cette fécondité intérieure qui transforme
toutes choses, le sentiment du beau.
La valeur esthétique d'un mouvement n'est pas du
tout inaccessible à l'aveugle. Sans doute c'est (J an s
le mouvement vu qu'elle est sentie presque toujours,
et, pour ce motif, le clairvoyant ne la détache pas de
la vision. Pourtant la force, l'harmonie, la grâce,
tous les éléments qui donnent au mouvement son
prix, peuvent venir à la conscience sans que la vue
intervienne. Elles peuvent toucher l'aveugle artiste,
quelquefois peut-être, dans des conditions particu-
lièrement favorables, lorsqu'il palpe le corps en
mouvement, mais plus souvent lorsqu'il reproduit le
mouvement. Il le voit ainsi du dedans, en quelque
sorte. Par là s'explique que quelques aveugles, en fort
petit nombre je lé confesse, ont une certaine grâco
dans leurs gestes. Tout aveugle réfléchi a eu parfois
dans sa vie l'intuition que tel geste qui lui échappait
était séant. Cette vision intérieure sans doute est
moins précise que la perception externe par l'œil;
elle a surtout cette grave infériorité de ne pas s'édu-
quer par l'exemple d'autrui. Ell£ est utile cependant
pour faire comprendre et sentir à l'aveugle mille
particularités de l'art des voyants.
Le sentiment de l'ordre, principe esthétique par
excellence, n'est pas non plus l'apanage de la vue.
272 LE MONDE DES AVEUGLES
L'aveugle le connaît fart bien lui aussi. Je ne parle
pas ici de Tordre* utilitaire qui n'a que de bien
vagues rapports peut-être avec Tordre esthétique.
L'aveugle est le plus ordonné des hommes. Il est
ordonné par nécessité, parfois jusqu'à la manie. Il
ne retrouve les objets qu'à une condition expresse, à
savoir qu'ils ne quittent pas leur place habituelle, et
c'est lui jouer un mauvais tour que de déranger cons-
tamment ses meubles familiers. Mais s'il est ponc-
tuel à les remettre en ordre, on lui reproche souvent
d'être indifférent à leur déposition respective, au
dessin qu'ils forment. La critique est généralement
fondée. C'est que l'agencement des meubles dans
une pièce, intéressant pour l'œil du voyant, Test
beaucoup moins pour l'aveugle qui ne le perçoit pas
par le toucher. Sans doute plus son aptitude à se
représenter en imagination les milieux se développe,
et plus il y devient sensible. Il est possible, souvent
de l'y rendre attentif et de lui donner même en ces
matières un certain degré de goût. Mais enfin en
règle générale ses préoccupations ne vont pas de ce
côté-là. Changeons de domaine : passons des objets
qui intéressent l'œil à ceux qui concernent la main,
à une horloge, à un fauteuil même. L'aveugle sera
sensible à la régularité des contours, à la symétrie
des pièces qui s'opposent, de même qu'il est sen-
sible dans le discours à la belle ordonnance des
parties.
On a remarqué justement que les qualificatifs par
lesquels les poètes expriment ce qu'il y a d'esthétique
dans leurs sentiments, voire même dans leurs sensa-
tions visuelles, se rapportent à des impressions qui
leur viennent de tous les sens, des moindres comme
des plus nobles. Chaud, suave, pénétrant, doux,
frais, sont des mQts qui repassent sans cesse sous
leur plume; Sully Prudhomme a dressé un tableau
3e ces qualificatifs qui traduisent à la fois des per»
i/abt 273
ceptions des sens et des états de notre sensibilité.
Les épithètes du toucher y sont le plus largement
représentées. Elles sont au nombre d'une cinquan-
taine et leur puissance d'expression est grande.
Qu'est-ce à dire, sinon que, non seulement par les
rapports spatiaux d'ordre et de mouvement qu'il
perçoit, mais encore par ses données spécifiques, par
le poli, le velouté, le soyeux — qu'il est seul à nous
faire connaître, de même que l'œil est seul à nous
faire connaître le noir, le rouge, le blanc, — le toucher
a une valeur esthétique qui n'est pas négligeable?
Guyau a déjà insisté sur ce point.
Si la couleur manque au toucher, dit-il, il nous fournit
en revanche une notion que l'œil seul ne peut nous donner,
et qui a une valeur esthétique considérable, celle du doux,
du soyeux, du poli. Ce qui caractérise la beauté du velours,
c'est sa douceur au toucher non moins que son brillant.
Dans l'idée que nous nous faisons de la beauté d'une
femme le velouté de sa peau entre comme élément essen-
tiel. Les couleurs mêmes empruntent parfois quelque
attrait à des associations d'idées tirées du tact. A l'image
d'un gazon bien vert est associée ,1'idée d'une certaine mol-
lesse sous les pieds : le plaisir que nos membres éprouve-
raient à s'y étendre augmente celui que l'œil ressent à le
regarder. Au brillant des cheveux blonds ou noirs se lie
toujours la sensation du soyeux que la main éprouverait en
es caressant. Le bleu du ciel lui-même, si impalpable qu'il
,soit, acquiert parfois une apparence de velouté qui augmente
son charme en lui prêtant une douceur indéfinissable.
Marie Heurtin, l'aveugle-sourdo de Larnay, au
temps de s'a sauvagerie, se complaisait à toucher
certains objets durant des heures entières; Chez elle,
et chez plusieurs autres aveugles-sourdes, avant même
que leur intelligence se fût ouverte, on a relevé des
mouvements de jalousie violente envers une com-
pagne qui possède un vêtement plus soyeux ou
quelque parure tactilement appréciable. L'une de ces
276 - X LE MONDE DES AVEUGLES
pavillon de la sculpture l'aurait particulièrement
séduite.
J'aimerais à n'avoir pas de réserves à faire. Mal-
heureusement tant qu'on n'aura pas vérifié par des
observations précises les déclarations d'Helen Keller,
je me vois contraint de demeurer sceptique. Il faudrait
lui faire palper des bustes au caractère net, et la
prier d'exprimer les sentiments que l'artiste a voulu
traduire. On aurait grand soin de ne pas prononcer
devant elle le nom du personnage représenté afin
d'éviter qu'elle ne se figure découvrir avec ses doigts
tout ce que sa mémoire lui dirait de Mars, de Diane
ou de Vénus, tout ce que son imagination si vive sait
jeter de vêtements autour d'un simple vocable.
Jusque-là nou3 sommes fondés à croire, je ne dis pas
qu'il n'y a rien de réel dans son témoignage, mais
que, avec une bonne foi, d'ailleurs, qui n'est mise
en doute par personne, elle s'exagère ses propres
jouissances esthétiques, et que son émotion est
affaire d'autosuggestion plus que de perception.
C'est qu'Helen Keller est, à un degré vraiment
singulier chez une personne d'une intelligence aussi
vive, constamment la dupe des mots, ou si l'on veut
la dupe de ses rêves/ Le verbalisme, les émotions
factices, et, pour tout dire, la littérature au sens le
plus fâcheux du terme, occupent dans ses écrits une
place déconcertante. Elle dira, par exemple :
Aux premiers flocons de la neige nous nous précipitâmes
dehors; pendant des heures on put les voir descendre majes-
tueusement des hautes régions de l'atmosphère, puis, silen-
cieusement, d'un mouvement très doux, se poser sur la
campagne, nivelant la plaine. La nuit tomba sur toute cette
blancheur. Le lendemain matin Paspect du paysage était
entièremeiit modifié; les routes avaient entièrement dis-
paru, ainsi que les bornes qui limitaient les champs; un
désert de neige s'étendait jusqu'aux limites v de l'horizon;
les arbres émergeaient comme de blancs fantômes.
l'art 277
Que dire de tant d'impressions visuelles et audi-
tives qui se pressent dans l'imagination d'une aveugle-
sourde, et jusqu'à s'organiser en tableaux? Ailleurs
elle écrit encore :
Quand le sol se joncha des feuilles d'automne rouges et
dorées, quand le raisin musqué commença de prendre, au
fond du jardin, les tons bruns de la maturité, je me mis à
' écrire l'histoire de ma vie.
Ce sont donc les nuances des feuilles et des raisins
qui datent les souvenirs de sa vie? Dès l'âge de
douze ans, dans sa première autobiographie, elle
disait déjà : « Comme elles étaient jolies, ces coquilles,
avec ces teintes charmantes! » Et, un an plus tard,
dans une lettre à un ami où elle contait sa visite fy
l'exposition de Chicago :
La journée était claire et brillante, le ciel et l'eau, d'un
bleu incomparable, formaient un cadre harmonieux à la
cité du rêve couronnée par le dônte étincelant du bâtiment
de l'administration. Nous nous dirigeâmes ensuite lentement
du côté de la cour d'honneur, nous arrêtant ici et là tandis
que miss Sullivan me décrivait les scènes magnifiques qui
nous entouraient; les groupes de beaux bâtiments, les
lagunes constellées de bateaux qui les parcouraient rapide-
ment, la statue majestueuse de la République, les colonnes
cannelées du péristyle, enfin le lac bleu et profond.. Gomme
ce spectacle était beau t
Si j'insiste, ce n'est pas seulement parce que de
telles pages, qui déroutent sans cesse les lecteurs
avides de pénétrer la pensée intime d'Helen Keller,
nous montrent que chez elle les sentiments suggé-.
rés par des mots ne se distinguent pas des sentiments
inspirés par des sensations, que par suite son
témoignage en matière d'émotions esthétiques ne
saurait être accepté sans contrôle, c'est encore parce
qu'il y a là une particularité qui mérite de retenir
l'attention du psychologue. La vanité littéraire a pu
278 LE MONDE DES AVEUGLES
contribuer à la développer, mais elle a des causes
plus profondes et plus intéressantes. Nous touchons,
ici, le point faible de cette merveilleuse éducation
d'une belle intelligence.
Songeons que pour Helen Keller le mot a été bien*
souvent non pas seulement, ce qu'il doit être pour ud
individu normal, le signe de la sensation, toujours
associée à elle et l'évoquant par habitude, mais au
sens propre le substitut de la sensation. Il a tenu
lieu de la sensation absente et ignorée. Cela est le cas
déjà dans une certaine mesure pour l'aveugle-enten-
dant, mais ce l'est bien davantage encore pouf
l'aveugle-sourd. De plus la mémoire verbale chez
Helen Keller était étrangement précise : grand bien
assurément, car cette mémoire verbale a prodigieu-
sement hâté son développement où les mots devaient
jouer un rôle considérable; mais cet avantage com-
portait un risque : Helen Keller ne laissait pas à son
esprit le temps, nécessairement long chez un sujet
qui ne dispose que du toucher, de remplir d'autant
d'impressions directes qu'elle en pouvait conquérir
ces mots trop facilement assimilés. De là un verba-
lisme qu'il était difficile de tenir en échec, des phrases
entières, jadis lues en Braille ou perçues sur la main
de son institutrice, revenaient fréquemment dans sa
conversation ou dans ses écrits, et ces phrases elle ne
les reconnaissait pas comme phrases empruntées, elle
les croyait siennes. Elle ne distinguait pas ce qu'elle
tirait du magasin de sa mémoire de ce qu'elle devait
à ses impressions personnelles. À douze ans, elle
publiait comme d'elle-même, avec la meilleure foi du
monde, un petit conte qui n'était guère que la
reproduction, "en certaines parties textuelle, d'une
histoire qu'on* lui avait lue quelques années aupara-
vant. Elle avait perdu totalement le souvenir de cette
lecture et ne put le retrouver. Son désespoir d'enfant
a été grand quand on l'a soupçonnée d'avoir cherché
l'âRT 279
à mystifier son entourage. A vingt-deux ans, elle écri-
vait : « Même maintenant je ne sais jamais trouver la
démarcation entre mes idées propres et celles que j'ai
puisées dans les livres... Ce que j'ai lu a fini par deve-
nir la substance même, et, si je puis dire, la contexture
de mon esprit. » En effet, c'est par lecture, et non
par sensation, que ses idées ont été acquises pour leur
majeure partie, et trop souvent ses lectures n'ont pas
pu être vivifiées par la sensation.
Ce n'est pas tout : Helen Keller est encore douée
d'un merveilleux don de sympathie. Je veux dire
qu'elle ressent avec une étrange facilité les émotions
des personnes avec lesquelles elle communique. On
assure qu'elle aime le théâtre, que son institutrice lui
transmet par sa dactylographie non seulement les
mots qu'elle entend, mais jusqu'aux émotions que lui
inspire le jeu des acteurs. Je veux croire qu'il y a là
quelque exagération, mais ce qui est certain c'est que
les descriptions visuelles et auditives que lui traduit
miss Sullivan, bien qu'elles soient irréalisables pour
son imagination, ne laissent pas d'impressionner vive-
ment sa sensibilité. Elle a une mémoire affective
étrangement développée. L'accent est perçu et retenu
avec le mot : il en fait partie intégrante ; il opère par
sympathie, ce que fait ailleurs la puissance émotive
de la sensation. De là vient ce fait, attesté par ceux
qui l'approchent, que les expressions poétiques,
visuelles ou auditives de ses livres, sofat celles qu'He-
len Keller retient le mieux et retrouvé le plus corn*
munément dans ses propres écrits. Le conte qu'elle
reproduisait inconsciemment à douze ans compor-
tait comme élément essentiel, comme nœud de son
intrigue, une description féerique qui semblait ne
pouvoir frapper qu'un voyant.
Ainsi les mots et les émotions vont leur chemin
sans se soucier "des sensations, et donnent à supposer
l'existence *de sensations qui ne sont pas. Ils fonc-
280 LE MONDE DBS AVEUGLES
tionnent à vide. Un travail critique opiniâtre pouvait
seul guérir ce psittacisme. Il n'était pas au-dessus des
forces d'Helen Relier, et de notables progrès à ce
point de vue se remarquent en elle depuis ses pre-
miers écrits. Ils ont été entravés par diverses circons-
tances : d'abord le désir naturel, commun à tous les
infirtaes, mais gros d'illusions, de participer à tous les
biens des autres hommes ; et puis la publicité qui dès
l'âge de dix ans s'est faite autour de sa personne;
cette enfant singulière avait besoin de recueillement
pour apprendre à se connaître; tant d'articles de
revues, tant de curieux pressés autour d'elle, l'ont
incitée à forcer sa nature. Aussi, de même que sa
maîtresse avait pris pour méthode de lui parier
comme à une enfant normale, jouissant de l'étonne-
ment qu'elle causait, elle a continué à parler et à
écrire comme une personne qui voit et qui entend.
Ce psittacisme, qui à des degrés divers menace tous
les hommes, et notamment les Méridionaux, natures
trop mobiles, rend toujours l'introspection en matière
d'émotions esthétiques très délicate. Il faut redouter
toujours ses pièges quand nous cherchons à recon-
naître dans quelle mesure le toucher peut suppléer
la vue dans la jouissance esthétique car l'aveugle
dont l'imagination est vive s'y trouve particulièrement
exposé. A. mon gré, il ôte toute valeur au témoignage
d'Helen Keller qu'on a trop prisé.
Elle parle avec cette complaisance des impressions
esthétiques que son toucher lui vaut, non seulement
dans la sculpture, art de la vue, mais encore dans la
musique 1 . Il est exact qu'une marche militaire, que la
valse du Beau Danube bleu et la Marche funèbre de
Chopin éveillent en elle des impressions différentes.
En posant simplement la main sur le piano, non seu-
lement elle est capable de battre la mesure avec
1. Sur ce second point, nous sommes renseignés avec beau-
coup plus de précision grâce à M. le professeur Stern.
l'art . 281
l'autre main, mais son visage exprime, nous assure-
t-on, des sentiments qui varient avec le caractère duf
morceau exécuté et qui s'harmonisent passablement
avec lui.
Il faut conclure incontestablement de ces faits
qu'Helen Keller a le sentiment du rythme, et cela ne
nous surprend pas puisque nous savons que, comme
la plupart des aveugles-sourds, elle pçrçoit par le
toucher les vibrations sonores. Le sentiment du
rythme, en effet, relève essentiellement du toucher,
il est l'un des principes de la danse. Mais on prétend
aller au delà. Helen Keller a, par le toucher encore,
quelque impression de la hauteur des sons. On a cons-
taté qu'elle distingue deux accords identiques frappés
à trois octaves de distance; et, pour peu qu'on ait pris
soin de lui dire, après avoir frappé l'un de ces accords,
« celui-ci est le plus haut », elle le reconnaît ensuite
comme le plus haut. N'est-ce pas là un élément d'im-
pressions vraiment musicales? En vérité j'en doute
fort. Qu'il soit possible d'exploiter ce sentiment qu'elle
possède de la hauteur des sons et de combiner des
excitations tactiles provenant de vibrations acoustiques
plus ou moins nombreuses, de manière à faire éprou-
ver à un aveugle-sourd des impressions plus ou moins
agréables, je ne le nie pas, je l'ignore. Mais en vérité
cet art-là n'aurait rien de commun avec l'art de la
musique. Les combinaisons qui plairaient au toucher
pourraient produire à l'oreille l'iippression de caco-
phonie et de charivaris insupportables. Ce n'est pas la
musique des entendants, mais une musique particu-
lière et qui n'est pas de la musique, ou qui n'en est
que par accident, qu'il faudrait composer pour donner
satisfaction à cette faculté de discerner par le toucher
la hauteur des sons. La musique est un composé, de
sensations tactilo-auditives qui constituent le rythme,
et de sensations exclusivement auditives. Helen Rel-
ier ne perçoit que les premières, et lorsque la valeur
282 LE MONDE DES AVEUGLES
émotive du rythme n'est pas trop transformée par la
qualité auditive des sons f elle a une impression très
appauvrie, mais juste, du morceau qu'on exécute en
sa présence. La musique très simple de nombre de
peuplades sauvages emprunte presque toute son
expression au rythme. Celle-ci est de la musique tac-
tile, presque entièrement accessible â un aveugla-
sourd. Mais plus la musique se complique et devient
savante, plus l'élément rythmique passe au second
plan, au point de ne plus jouer qu'un rôle d'adjuvant
et souvent même d'être profondément modifié dans
sa valeur esthétique par les combinaisons d'impres-
sion auditives qui s'y superposent. Quand Helen Rel-
ier définit la Marche funèbre de Chopin qu'on vient de
lui jouer, par le terme de berceuse (lullaby), on com-
prend très bien, en isolant le rythme du morceau, et
spécialement le rythme de la seconde partie," qu'elle
Tait ainsi sentie, et de son point de vue on approuve
sa définition ; mais on voit aussi que l'œuvre de Cho-
pin lui échappe fatalement, et que le toucher ne peut
prétendre à suppléer que très pauvrement les autres
sens dans leurs fonctions esthétiques»
IV
Dans la sculpture nous pouvons distinguer des
éléments de trois sortes : les éléments proprement
expressifs, attitudes, gestes, qui sont les signes non
conventionnels mais naturels ou" si l'on veut les
manifestations plus encore que les signes des pas-
sions ou des sentiments que l'artiste veut traduire.
Certaine crispation du visage exprime la colère et en
suggère les émotions parce qu'elle résulte de con-
tractions habituellement provoquées par la colère. En
second lieu, des éléments subjectifs, combinaisons
de lignes destinées à plaire aux yeux, et qui suggèrent
des états d'âme, mais qui n'expriment pas des sen-
l'art 283
timents. Enfin la ressemblance qui, dans un très
grand nombre d'oeuvres est, elle aussi, une condition
nécessaire de la beauté. ,
Pour ce qui est des éléments expressifs ils con-
sistent en mouvements dont la valeur esthétique peut,
nous l'avons vu, être connue par le toucher. L'aveugle
a, comme le clairvoyant, conscience des gestes qu'-il
fait sous l'empire des émotions. Il hausse les épaulés
et il lève les bras en l'air quand le dédain ou la stu-
peur l'y poussent. Les mêmes gestes reconnus dans:
une statue évoqueront en lui des sentiments con-
formes. Un enfant aveugle de treize ans, sur la
demande de son professeur de modeler en cire un
^voyageur qui, fatigué d'un long chemin, s'assied sur
le bord de la route, imagine de lui-même de le repré- '
senter les deux mains' posées sur ses genoux. Il
obtient ainsi une attitude expressive et montre que les
gestes pour lui aussi parlent une langue intelligible,
que la sculpture par conséquent pour l'aveugle n'est
pas lettre morte. De même l'invention d'une scène
dramatique sculpturale pourrait être fort bien l'œuvre
,d'un aveugle, et il lui est parfaitement possible d'ima-
giner les gestes expressifs d'un dompteur en présence
du lion qu'il maîtrise, ou de donner des attitudes de
douleur aux membres d'une famille- groupés autour
d'un cercueil.
Et pourtant, même pour ces éléments expressifs
qui lui sont de beaucoup le plus accessibles, com-
bien sont défavorables les conditions dans lesquelles
l'aveugle peut faire son éducation esthétique ! D'abord,
s'il saisit le geste en gros, les nuances les plus fines
risquent de lui échapper. Un demi-millimètre de plus
ou de moins dans la hauteur d'une épaule n'est pas
une circonstance indifférente pour l'œil, et le doigt
ne la perçoit pas. La valeur expressive d'une statue
peut en être modifiée cependant.
Mais surtout la gamme des attitudes et des gestes
'J84 LE MONDE DES AVEUGLES '
que l'aveugle interprète spontanément, dont il 'sent
la résonance en lui-même, est en général peu éten-
due. En effet, l'expression de la physionomie et du
geste est nourrie par la vue. Non seulement elle
s'enrichit par l'imitation, mais d'ordinaire elle se
dégrade lorsqu'elle n'est pas soutenue par le senti-
ment que nous avons de sa valeur visuelle, et par
l'encouragement que lui donne le regard d'autrui.
C'est ainsi que l'aveugle, à mesure qu'il s'éloigne de
la spontanéité enfantine, se déshabitue peu à peu de
toute mimique, même de la plus discrète, et que
son visage devient si souvent impassible et inex-
pressif. Ainsi, tandis que les autres peuvent enrichir
par l'imitation leur gesticulation naturelle, lui au
contraire l'abdique progressivement faute d'en sentir
la valeur, et cela au point que s'il se reprend, dans
des circonstances particulières, à mimer sa pensée,
ses mouvements deviennent contraints et sonnent
faux.
Cette désaccoutumance de ses propres mouvements
expressifs ne l'empêcherait pas de comprendre et de
goûter la représentation sculpturale des passions s'il
était renseigné par la vue sur les mouvements des
autres et s'il pouvait substituer à la gamme des
impressions perçues du dedans une gamme d'impres-
sions reçues du dehors : un voyant devenu gauche ou
emprunté dans ses gestes par l'effet de la timidité
peut être néanmoins un excellent sculpteur. Mais il
n'est pas possible de toucher constamment les gens
qui vous entourent. L'éducation de l'aveugle ne se
fait donc pas. Puisque, dans la solitude où il vit, le
sens musculaire est sa seule ressource, l'inaction à
laquelle ce sens s'abandonne ruirie l'espoir qu'il pour-
rait avoir de goûter profondément la beauté des
œuvres sculpturales.
Les deux mêmes motifs, manque d'éducation des
gestes et imprécision des données du toucher, ne lui
, l'art 285
permettent pas d'être plus que médiocrement sen-
sible à la ressemblance. Ici encore bien des détails
significatifs pour l'œil échappent au doigt le plus
inquisiteur, et, fussent-ils tous perceptibles, il faudrait
pour les apprécier une habitude dé palper les visages
qui est incompatible avec les usages de la vie sociale.
Chacun au reste s'avance plus ou moins dans cette
voie suivant ses aptitudes et suivant son exercice.
Tout aveugle peut fort aisément distinguer les traits
caractéristiques du lion^u tigre, du chat, et en
général des animaux qu'on distingue d'o/dinaire
comme espèces plutôt que comme individus. A l'in-
térieur de chaque espèce, et surtout à l'intérieur de
l'espèce humaine, beaucoup d'aveugles peuvent encore
connaître plusieurs genres de physionomies, caracté-
risés par tel ou tel trait distinctif, en nombre d'ail-
leurs variable. Je n'ai rencontré aucun aveugle qui
fût capable de distinguer ce qu'il y a de plus indivi-
duel dans un visage sculpté.
Et quant à ce que j'ai appelé l'expression subjective
en sculpture, bien entendu elle est grandement entra-
vée elle aussi par les mêmes difficultés : elle a son
principe dans des associations multiples qui supposent
évidemment une très grande expérience des formes.
Mais en outre une difficulté nouvelle s'ajoute à
celles-là : ce qui est gracieux pour l'œil n'est pas
nécessairement gracieux au doigt. La représentation
spatiale, en effet, n'est pas exclusivement en cause :
un reflet, le rapport entre la ligne et la couleur de la
matière employée par le sculpteur, mille circons- ^
tances inanalysables entrent ici en ligne de compte.
C'est ce qu'expriment fort bien les aveugles qui ont
vu quand ils disent : pour goûter cette œuvre il nous
faut la transposer, la transporter en quelque sorte,
du domaine tactile dans le domaine visuel. \
Des expériences persévérantes, à la fois tenaces et
sérieusement contrôlées, n'ont jamais été faites à ma
286 LB MONDE DES AVEUGLES
connaissance pour voir jusqu'à quel degré quelques
aveugles-nés, bien doués sous le rapport du toucher
et de l'intelligence, pourraient s'avancer dans la jouis-
sance des chefs-d'œuvre de la sculpture., Les résultats
à espérer sont trop disproportionnés avec l'effort
qu'ils nécessiteraient. Mais la pratique du modelage
qui a pris une si grande extension dans les écoles
allemandes nous permet de vérifier par les faits les
déductions du raisonnement. Elle prouve que si les
aveugles peuvent se faire Jine idée assez exacte de ce
qu'est la sculpture, et la comprendre, il en est extrê-
mement peu qui soient* capables de la goûter, et à
ceux-là mêmes beaucoup d'œuvres doivent rester sinon
fermées, du moins incomplètement accessibles. Je
suis persuadé qu'un monde d'aveugles n'aurait point
de sculpteurs, car ce qui frappe surtout dans un
milieu d'aveugles abandonné à sa pente naturelle
c'est l'indifférence générale pour les œuvres de la
sculpture. On objectera l'exemple de l'animalier
aveugle Vidal qui a laissé des œuvres justement
appréciées. Mais il convient de ne pas oublier que
Vidal ne perdit complètement la vue qu'à VèLge de
vingt-huit ans, et que jusqu'alors il avait travaillé
dans l'atelier de Baryë; il s'est donc toujours aidé de
ses représentations visuelles 1 . Ce que son exemple
nous enseigne, et ce que nous enseignent avec lui
tant d'aveugles qui ont fait leur éducation esthétique
avant de perdre la vue et qui continuent dans les
1. Le sculpteur Etienne Leroux, ami et voisin d'atelier de
Vidal, disait que, à mesure que ses souvenirs visuels perdaient
de leur intensité, ses œuvres devenaient moins bonnes. Dans
les dernières années, il n'arrivait plus à se satisfaire. Il recom-
mençait sans cesse, attribuant ses échecs à des circonstances
accidentelles; Etienne Leroux, dont le témoignage est ici d'une
si grande autorité, estimait qu'ils provenaient de l'effacement
progressif des souvenirs visuels. Je dois cette information à
M. Maurice de la Sizeranne, qui la tient d Etienne Leroux lui-
même.
t'ARI 287
t
ténèbres, sinon à exécuter des chefs-d'œuvre, du
moins à jouir de ceux des autres, c'est que le tou-
cher apprécie les traits d'une statue avec beaucoup,
plus de précision que ne le pensent d'ordinaire, je ne
dis pas les clairvoyants, mais même la plupart des
aveugles qui négligent de faire le moindre effort en
ce sens. Il nous montre que l'inexpérience des formes
est ici beaucoup plus en cause que l'insuffisance du
toucher. Reste encore, je le sais, le cas de Kleinhans.
Celui-là, nous dit-on ? perdit la vue dès sa cinquième
année, et pourtant il est l'auteur de crucifix et de
bustes nombreux. Mais Kleinhans nous est mal connu
et nous sommes habitués à rencontrer tant de légendes
qu'il convient de nous méfier. Qui sait dans quelle
mesure il était secondé par un aide clairvoyant? Qui
sait si, frappé dès l'âge de quatre ans du mal qui
devait lui enlever la vue, il ne conserva pas quelque
temps après un point de jour suffisant pour faire son
éducation ? Ces doutes dûment levés, si vraiment les
œuvres de Kleinhans émanent d'un aveugle authen-
tique, il y aurait lieu de les étudier pour préciser les
conditions dans lesquelles il pourrait exister une
sculpture pour les aveugles. Je suis convaincu que
les conclusions de cet examen f e rapprocheraient de
celles que voici : une sculpture d'aveugles emprun-
terait presque exclusivement ses effets à l'expression
objective ; elle choisirait les sujets où la ressemblance
est facile à saisir, les sujets par conséquent qui
s'individualisent par quelque caractère très tranché ;
elle négligerait les éléments subjectifs qui intéressent
l'œil, et peut-être en élaborerait-elle d'autres en
échange qui s'adresseraient au doigt.
L'architecture, en ce qu'elle laisse plus de place à
la rêverie, est, je le crois, accessible à un plus grand
288 LE MONDE DES AVEUGLES
nombre d'aveugles; mais elle Test moins, en revan-
che, par ses proportions qui semblent défier la main.
Les qualités qu'elle met en œuvre sont fort différen-
tes : la sculpture exigeait une extrême finesse du
toucher; l'architecture attend tout de la puissance de
l'imagination à synthétiser les représentations spa-
tiales.
C'est un fait d'expérience que, chez les aveugles qui
ont développé avec soin en eux cette faculté, des
œuvres architecturales, clairement décrites et labo-
rieusement reconstruites par l'esprit, parviennent à
faire quelque impression. Les esthéticiens de l'archi-
tecture admettent en général qu'il y a un élément
de beauté dans l'heureuse adaptation d'un bâtiment
à sa fin, d'une bibliothèque par exemple aux exi-
gences des services et aux commodités des lecteurs,
d'une Université aux conditions de l'enseignement qui
y est donné. C'est là un élément presque intellectuel
dont nul ne refusera la jouissance à l'aveugle.
Dans une église il aura encore très bien l'impres-
sion de l'immensité, et pour la lui donner son image
représentative sera singulièrement secondée par les
sensations sonores qui viendront la vivifier: bruits des
portés indéfiniment répercutés sous la voûte, bruits
des voix qui emportent les imaginations sur leurs ailes
dans un lointain que nul écho ne borne, voix des
grandes orgues surtout qui dilatent notre sensibilité
dans toute l'étendue de la vaste enceinte. L'aveugle
peut là-dessus se figurer des colonnes sveltes, des
ogives élancées assez concrètes pour se donner avec
une certaine intensité le sentiment si prenant de la
pesanteur vaincue, de l'élan illimité vers l'infini 1 .
On pourrait sans aucun doute poursuivre cette
énumération qui est faite surtout d'impressions très
1. Un aveugle italien, M. Romagnoli, a publié un fort inté-
ressant article sur les impressions qu'il a éprouvées en visitant
Téglise Saint-Pierre de Home.
l'art » 289
individuelles, d'impressions que le sujet crée presque
plus qu'il ne les reçoit. Elles ont ce trait commun, en
effet, de ne pas nécessiter une représentation parfai-
tement précise, de demander à l'œuvre seulement une
excitation, une secousse initiale. Passer de ces émo-,
tions quelquefois fortes, mais un peu flottantes, à des
émotions plus particulières, propres à chaque œuvre
architecturale, est chose difficile. D'abord dans les
combinaisons de lignes architecturales elles-mêmes,
surtout lorsqu'elles s'enrichissent d'ornementations
sculpturales, il y a sans aucun doute des éléments de
plaisir esthétique qui ne concernent que l'œil, que le
toucher le plus parfait ne pourrait connaître, qui
échapperaient même à une main grande comme une
église et dont la sensibilité tactile serait, sur toute sa
superficie, égale à la sensibilité de la pulpe des doigts.
Mais même à ne considérer que les rapports pure-
ment spatiaux qui sont de beaucoup l'essentiel, le
travail qu'il faut faire pour bâtir la représentation de
l'édifice fatigue l'esprit et émousse la sensibilité. De
plus, figurer avec précision dans l'ensemble chacune
des ornementations architecturales, donner à chaque
détail sa juste proportion, sont des tâches qui présen-
tent des difficultés dans bien des cas presque insur-
montables. Sans doute, le voyant lui non plus ne
perçoit pas tous les détails simultanément dans une
égale lumière de la concience ; il opère une sélection;
mais cette sélection même, qui est commandée par
des goûts esthétiques et qui varie avec ces goûts, sup-
pose la possibilité d'embrasser un vaste ensemble; et
sa liberté croît à mesure que croît l'ensemble em-
brassé. Dans cette faculté chez l'aveugle de réaliser
des ensembles, il n'y a d'ailleurs nulle part un
point d'arrêt fixe et tout effort peut espérer sa récom-
pense. Théoriquement du moins de grands progrès
sont possibles puisque, ici comme dans la sculpture,
l'obstacle vient beaucoup moins de l'insuffisance des
290 LE MONDE DES AVEUGLES
moyens de perception (toucher et imagination spa-
tiale), que d'une expérience trop pauvre des formes, par
conséquent, d'une absence d'éducation. Un aveugle
qui ferait des représentations architecturales son
étude particulière arriverait peut-être à s'assurer, j£
ne dis pas une grande érudition ce qui est relative-
ment aisé, mais peut-être aussi un goût assez délicat*
et passablement d'accord avec celui du yoyant.
En pratique du moins on s'expHque que si peu
d'aveugles s'intéressent vraiment aux choses de l'ar-
chitecture, que, je ne dis pa^ la masse, içais l'élite,
même en général, s'y montre aussi indifférente qu'aux
choses de la sculpture. Leur incurie habituelle, à ce
point de vue, est fondée en raison. Elle, doit être
corrigée dans la mesure où elle a pour effet une cho-
quante ignorance. Au delà, je ne pense pas qu'il y
ait lieu de faire des efforts très considérables pour la
combattre. Un aveugle doit se rendre capable de
coihprendre un clairvoyant qui parle des arts de la
vue, de deviner ses sentiments d'après une descrip-
cription commentée. Quelques-uns peuvent davantage
peut-être, mais ils restent très loin derrière les clair-
voyants. Ils doivent se défendre de la prétention com-
mune à les égaler, du travail d'autosuggestion qu'il
occasionne tro'p souvent et qui adultère si fort les
pures jouissances du sentiment esthétique.
VI
Ces réserves (on a pu le deviner déjà et il importe
d'y insister) ne concernent que les aveugles-nés ou
ceux qui sont assimilables aux aveugles-nés. Chez
ceux qui ont perdu la vue après être sortis de l'en-
fance, qui souvent restent voyants quelques heures
par jour dans leurs rêves, la persistance de l'imagina-
tion visuelle est parfois telle qu'ils continuent à
jouir de la nature, ainsi que des chefs-d'œuvre àç
\
l'art 291
la sculpture et de l'architecture à la manière des
voyants. Naturellement plus leur sentiment esthétique
était éduqué quand les ténèbres les ont enveloppés,
plus -il a de chances d'être vivace : tel aveugle,
frappé ,dans ,sa neuvième année, qui a vécu son
enfance dans un atelier de sculpteur, est mieux
armé peut-être pour animer des statures que tel autre
qui a joui de ses yeux jusqu'à vingt ans et n'a reçu
aucune préparation artistique. Mais, à quelque degré
qu'il subsiste, le souvenir de la vision esf précieux
p.our colorer les paysages, pour faciliter les synthèse?
architecturales, pour donner plus de vie aux physio-
nomies des bronzes. Surtout la vue a donné à l'es-
prit cette expérience des formes qui une fois acquisf3
ne se perd plus, et qui est si nécessaire pour cultiver
le sentiment esthétique.
On s'étonne de constater quelle intensité conser-
vent parfois les souvenirs visuels, voire après bien
des années. Une aveugle 'écrit :
J'ai perdu la vue à sept ans. M. le D r Dufour nous disait
que toute personne devenue aveugle dans sa première jeu-
nesse perd peu à peu le souvenir des choses visuelles et
finit presque infailliblement par les oublier tout à fait. Je
ne veux pas discuter les assertions de notre grand oculiste,
mais je crois qu'il me faudra vivre un bien grand nombre
d'années encore pour oublier les images que mes yeux ont
imprimées dans ma mémoire. Je conviens que certains
traits se sont affaiblis, certaines perspectives sont devenues
un peu vagues, quelques physionomies se sont effacées;
mais toutes les choses qui m'ont frappée, toutes celles aux-
quelles j'ai pris quelque intérêt me sont restées là si dis-
tinctes, si vraies, que je suis persuadée que j'éprouverais
peu de surprise à les revoir s'il m'était tout à coup donné
de les regarder de nouveau. En qualité de campagnarde,
c'est des choses de la nature que j'ai composé ma petite
collection d'images, trésor dont je me plais souvent à faire
la revue. L'aspect de la campagne en ses différentes saisons,
les champs couverts de neige où les petits traîneaux s'élan-
292 LE MONDE DES AVEUGLES
cent, les prés à peiné verts où se montrent les violettes, les
blés qui ondulent, l'eau qui court, les papillons qui voltigent,
l'hirondelle qui vole, le ciel où les étoiles s'allument... Ces
choses-là peuvent-elles vraiment s'oublier?
M. Campbell, bien qu'il ait perdu la vue à rage de
trois ans et demi, nous assure qu'il a des visions très
vives de la nature. Quand il veut connaître un paysage,
il se le fait décrire par plusieurs personnes. C'est de
cette façon qu'il a vu, nous dit-il, le Niagara, les
Montagnes Blanches et les Alpes.
\ Je sais un aveugle, frappé vers la trentaine d'un
décollement complet de la rétine, qui continue à
vivre par l'imagination une vie de voyant : il choisit
lui-même la couleur de ses tentures, le dessin de ses
papiers, l'étoffe et la teinte de ses fauteuils, le style
de ses armoires, de ses tables, de ses chaises; il dis-
pose chaque partie de son ameublement en vue d'un
effet total; il voit chacune des pièces de sa maison
qu'il a ainsi meublées et jouit intérieurement du
spectacle qu'il ménage à ses visiteurs. Il revoit
à volonté les paysages qui lui étaient familiers,
et il en construit aisément de nouveaux. Il a conservé
très nets dans son esprit les portraits de tous ses
amis 1 et il assure qu'à passer seulement la main sur
le visage d'un nouveau venu, il construit immédia-
tement sa physionomie. Sa profession de masseur
l'aide peut-être à entretenir cette précieuse forme
d'imagination, comme elle l'aide aussi à entretenir
son goût très vif pour les œuvres sculpturales. Il aime
à s'en entourer; on les voit sur sa table, sur sa che-
minée : elles peuplent vraiment sa solitude.
1. Le besoin de se représenter les physionomies des per-
sonnes auxquelles il a affaire est souvent très vif chez l'aveugle
qui a joui de la vue. Tel aveugle qui a été frappé de cécité à
neuf ans construit le visage du visiteur qu'il écoute d'après les
intonations de sa voix et d'après le cours de sa conversation.
Il se constitue ainsi une galerie de portraits, souvent bien fan-
taisistes sans doute, qu'il enrichit à son gré.
\
CHAPITRE XVI
La poésie.
t
V
I
- Si nous passons des beaux-arts proprement dits à
la poésie, un problème tout autre se pose à nous :
nous avions à expliquer pourquoi si peu d'aveugles
s'intéressent aux arts plastiques; nous nous deman-
dons s'il n'est pas étrange qu'ils marquent un goût
si vif pour la poésie. Les images visuelles, en effet, y
tiennent bien souvent une place considérable. Elles y
sont non pas un ornement accessoire, mais un
moyen d'expression et comme la langue propre du
sentiment poétique, -l'intermédiaire qui fait passer
l'émotion de l'âme du poète dans celle du lecteur.
Et d'ailleurs on a tendance à juger que l'imagina-
tion manque à l'aveugle, à penser qu'elle se glisse en
nous par les yeux avec tout le mouvement et la
variété du monde extérieur, et que l'aveugle en est
fatalement moins doué que de raison ou de bon
sens.
Sur ce dernier point je crois bien que les mots nous
trompent : les mots sont responsables de bien dqs
idées fausses qui ont cours de par le monde. Le terme
d'imagination recouvre deux idées bien différentes,
que la conversation, faute de vocables distincte^ *a
294 LE MONDE DES AVEUGLES
sépare pas suffisamment : l'imagination des formel,
celle qui conserve, reproduit et crée des images con-
crètes, est en moyenne Leaucoup moins développée
chez l'aveugle que chez le clairvoyant ; mais l'autre
imagination, celle qui s'intéresse aux combinaisons
d'événements et de caractères réagissant les uns<£ur
les autres, celle qui bâtit des vies humaines ou qui
jouit de tleur spectacle, celle-là n'attend rien de la
vue. Elle est faite de sensibilité, de fine intelligence,
<Je mobilité dans la pensée, de souplesse à revêtir
toutes les conditions humaines, d'expérience, de
curiosité à tout comprendre et à tout goûter, d'aspi-
rations vers l'idéal et le merveilleux ou de passion
pçur le réel : elle est le lot de l'aveugle tout autant
que du clairvoyant.
Il suffit d'avoir fréquenté une école d'aveugles pour
savoir que, parmi les lectures qui leur sont faites,
celles-là sont particulièrement goûtées des élèves qui
parlent le plus à l'imagination. Ils sont en cela sem-
blables aux jeunes gens de leur âge. Le cas d'Helen
fceller est ici encore très instructif. Puisqu'elle a bâti
sa vie intellectuelle avec un si petit nombre de données
sensibles, on serait tenté de croire que, bien plus
encore qu'un aveugle-entendant, elle ne manie que
des abstractions, que son esprit ne procède que par
déductions logiques. Or Helen Keller s'pst montrée
rebelle à l'étude des mathématiques, non qu'elle soit
incapable d'y faire quelques progrès, mais, dans ce
que Bacon appelait le globe intellectuel, ses goûts la
portent aux- antipodes des sciences abstraites. Les
études littéraires, qui ont fait d'elle ce qu'elle est,
l'ont toujours enchantée, et les grands chefs-d'œuvre
de l'esprit humain, où l'imagination a une part domi-
nante, ceux des Shakespeare, des Gœthe, des Schiller,
lui ont fourni l'aliment quotidien de son cerveau.
Elle y a puisé des joies profondes. Sa pensée est
toute faite- d'imagination et d'enthousiasme. En
/
LA POÉSIE 295
entrant à l'Université de Harvard, sa déception a
été grande. Elle ^s'est sentie de prime abord rebutée
par les méthodes précises au moyen desquelles oti
cherche aujourd'hui à mieux comprendre les couvres
du passé, la critique des textes, les commentaires
philologiques et historiques, tout cet appareil scienti-
fique qui risque de briser l'émotion et qui fait padfeer
au premier plan l'élément intellectuel. Tout ce labeur
lui a paru glacial et vain. Avec beaucoup de naïveté,
mais avec une véhémence significative, elle nous
assure que pour une grande œuvre le meilleur des
commentateurs est une sensibilité vive et péné-
trante. Elle lit avec son imagination et sa sensibilité
plus qu'avec sa raison, ou plutôt, si l'on veut, sa
raison est tout imprégnée d'imagination.
La prédilection que, parmi toutes les œuvres
d'imagination, elle manifeste pour la poésie, a sans
doute le même fondement. Evidemment c'est par
sa substance que la poésie la séduit, beaucoup
plus que par les qualités sensibles qui distinguent le
"> vers : à laisser de côté les éléments visuels sur les-
quels nous reviendrons, la musique du vers n'a dû lui
être que difficilement et très incomplètement acces-
sible, dans la mesure seulement où le toucher peut
en saisir le rythme. s
II
L'avgugle-entendant a sur Helen Keller, qui goûte
déjà si vivement la poésie, l'avantage incomparable
de jouir pleinement des éléments musicaux du vers
et de la strophe. On sait quelle en est la prodigieuse
puissance d'expression pour une oreille sensible. La
musique et la poésie n'ont qu'un seul dieu, disait
Shakespeare.
On a érigé l'aveugle en iuge particulièrement averti
de la forme poétique. On a allégué, à l'appui de cette
296 LE MONDE DES AVEUGLES
thèse, le cas d'aveugles de langue allemande décou-
vrant avec une remarquable sûreté des vers qui se
dissimulent dans un morceau de prose, ou s'entrete-
nant parfois durant un assez long temps en quinquen-
naires ïambiques ou en quartenaires trochaïques
d'une forme irréprochable. L'idée d'une supériorité
de l'aveugle à ce point de vue me trouve sceptique,
je l'avoué, comme d'ailleurs l'idée de toute supé-
riorité musicale quelle qu'elle soit. Peut-être cepen-
dant est-ce la séduction du rythme qui, chez les
aveugles dont les aptitudes musicales sont en géné-
ral cultivées, nous a valu un si grand nombre de
versificateurs.
Car parmi eux la manie de rimer sévit rageuse-
ment, plus, certainement, à culture égale, que chez
les voyants. Comme chez les voyants, d'ailleurs, elle
nous vaut une masse d'oeuvres d'une lamentable mé-
diocrité. Mais l'imitation et le psittacisme produisent
ici des effets exceptionnellement choquants : les vjdes
de l'inspiration se manifestent trop souvent par un
amas d'épithètes visuelles qui sonnent ,faux. Sous une
forme plus raffinée, on retrouve la même indigence
chez des versificateurs qui, comprenant le 'défaut
qu'on leur reproche, se donnent pour tâche à grand
effort de travail d'éviter les épithètes visuelles ou
de les regrattér lorsqu'elles leur échappent, et pen-
sent avoir fait œuvre poétique s'ils réussissent ce
petit exercice de patience.
Mais tous ne sont pas de cette espèce. Des recueils
lyriques de quelques-uns il serait possible d'extraire
une petite anthologie où l'on placerait de préférence t
les pièces qui nous disent les amertumes de la cécité,
ses déceptions, ou encore les joies et les espoirs qui
la consolent, qui permettent à ses victimes de se
reprendre au désir de vivre. On aurait de la sorte une
œuvre d'un intérêt psychologique réel, où ne feraient
pas défaut des vers d'un sentiment sincère et d'une
\
LA POÉSIE 297
I
expression délicate. Voici la plus frappante sinon la
meilleure des pièces de M ma Galeron de Galonné, la
poétesse sourde-aveugle bien connue :
QU'IMPORTE ?
Je ne te y ois plus, soleil qui flamboies, }
Pourtant des jours gris je sens la pâleur;
J'en ai la tristesse : il me faut tes joies.
Je ne te vois plus, soleil qui flamboies,
Mais j'ai ta chaleur.
ê
Je ne la vois plus, la splendeur des roses,
Mais le ciel a fait la part de chacun :
Qu'importe l'éclat? J'ai l'àme des choses.
Je ne la vois plus, la splendeur des roses,
Mais j'ai leur parfum.
Je ne le vois pas, ton regard qui m'aime,
Lorsque je le sens sur moi se poser. ,
Qu'importe ? Un regret serait un blasphème :
Je ne le vois pas ton regard qui m'aime,
Mais j'ai ton baiser.,
Mes yeux sont fermés, mais qu'importe l'ombre ?
J'ai trop de rayons et j'ai trop de jour '
Pour qu'il puisse faire en moi jamais sombre.
Mes yeux sont fermés mais qu'importe l'ombre,
Puisque j'ai l'amour?
L'œuvre du poète anglais Blacklock n'est que médio-
crement originale, et ne tranche pas cette question
souvent débattue : peut-il exister un grand poète
aveugle? Je ne me hasarde pas à parler du poète
Aboul Ola, aveugle lui aussi, dont les Arabes font,
paraît-il, grand cas. Qu'il apporte ou non un témoi-
gnage décisif, bien que les moyens d'expression de
l'aveugle soient relativement limités, ma réponse
sera affirmative : quand on songe à certaines pièces
de Lamartine, à ces pièces dont l'orchestration est si
puissante, dont le sentiment ef la musique font tout
■4.
298 LE MONDE DES AVEUGLES
le prix, où fci vue n'est pour ainsi dire pas intéres-
sée, on se persuade aisément qu'un poète aveugle
pourrait fort bien surgir quelque jour et réaliser la
merveille que durant tant de siècles l'humanité a
attribuée au vieil Homère. Il ne tiendrait pas à sa
cécité, nous l'avons vu, qu'il ne fût richement doué
de sensibilité et d'imagination. «*.*
C'est s'illusionner étrangement que de croire,
comme on le fait souvent, que le style de l'aveugle,
en vers ou en prose, est fatalement abstrait. Lisez la
page de Flaubert, 4éjà citée par Guyau : elle est d'une
richesse sensorielle, je dirais volontiers d'un coloris
remarquable, et pourtant vous n'y trouverez pas une
impression visuelle, rien qu'un aveugle-né n'ait pu
éprouver et écrire.
Elle sortit. Les murs tremblaient, le plafond l'écrasait;
et elle repassa par la longue allée en trébuchant contre les
tas de feuilles mortes que le vent dispersait... Elle n'avait
plus conscience d'elle-même que par le battement de ses
artères, qu'elle croyait entendre s'échapper comme une
assourdissante musique qui emplissait la campagne. Le sol
sous ses pieds était plus mou qu'une onde... Elle ne se
rappelait point la cause de son horrible état, c'est-à-dire la
question d'argent. Elle ne souffrait que de son amour et
sentait son âme l'abandonner par ce souvenir, comme les
blessés, en agonisant, sentent l'existence qui s'en va par
leur plaie qui saigne.
III
Mais, qu'un voyant goûte sans effort la poésie d'un
aveugle, on le conçoit sans peine : avec ses cinq sens
il ne laissera rien échapper de$ impressions fourmes
par quatre sens ; au plus risque-t-il de les trouver un
peu maigres à la longue. Mais la réciproque est-elle
vraie? Avec ses quatre senS l'aveugle réalisera-t-il^
toute la somme d'impressions que le voyant a dépo-
sées dans son poème, qu'il y a inscrites en une langue
LA POÉSIE • 299
formée des données de cinq sens? Et le déchet pour
lui ne sera-t-il pas d'autant plus grand que le sens
qui lui manque joue souvent le rôle principal dans
l'expression poétique? On a maintenu que, pour un
aveugle, seule la poésie d'un aveugle possède toute
sa puissance d'évocation.
Une simple constatation de fait servira de réplique:
j'ai observé que Victor Hugo, le grand visuel, est très
goûté des aveugles, j'oserais presque dire plus goûté
même que Lamartine.
Un poème n'«st pas une somme définie d'impres-
sions déterminées, qui se transmet, toujours égale à
çlle-même, de lecteur à lecteur, et dans laquelle les
données de chaque sens sont représentées par une frac-
tion fixe. S'il en était ainsi, la puissance émotive d'une
pièce de Hugo serait pour un aveugle réduite dans la
mesure précise où le poète aurait traduit son émotion
en images visuelles. Un poème est un excitant de nos
facultés de sensibilité et d'imagination. C'est un cane-
vas que chacun de nous remplit de broderies selon
son goût. Nous le sentons avec notre imagination^
avec notre sensibilité, non avec l'imagination et la
sensibilité du poète. En lisant, nous sommes créa-
teurs autant que spectateurs. L'aveugle substitue
ainsi, je ne dis pas à toutes les images visuelles, mais
à une bonne partie d'entre elles, des équivalents qui
lui permettent de n'en pas perdre le fruit.
Et d'abord, lorsqu'il s'agit simplement d'une évoca-
tion de formes, quelques remarques nous suffiront à
montrer que, contrairement à ce qui se produit pour
la sculpture et pouf l'architecture, les représentations
spatiales issues du toucher et les images musculaires
suffisent à cette substitution.
Les images spatiales qui, nous l'avons vu, chez
beaucoup d'aveugles jaillissent avec une extrême fer-
tilité, ont, sans doute, beaucoup de peine à acquérir
la complexité et la précision auxquelles l'image petit
300 LE MONDE DES AVEUGLES
prétendre quelquefois ; mais ici ce défaut n'est pas
de grave conséquence car les images visuelles qu'é-
voquent les poètes sont en général chargées de peu
de détails. A la différence du peintre, du sculpteur,
de l'architecte, dont les œuvres sont embrassées d'un
seul coup d'œil, le poète, en effet, parce que les mots
décrivent les objets pièce à pièce, est réduit à ana-
lyser sa perception précisément comme le toucher'
analyse les représentations spatiales pour la cons-
cience de l'aveugle. Il ne peut donc qu'exceptionnel-
lement imposer à son lecteur un travail de construc-
tion qui serait long et pénible. Il se contente par suite
des représentations communes évoquées d'un mot et
dans lesquelles il fait saillir seulement un ou deux
traits particuliers. Hugo lui-même, comme M. Huguet
l'a bien montré, Hugo, le puissant visualisateur,
simplifie la forme des objets et ramène les lignes à
certains types géométriques très nets.
Ainsi, pour peu qu'il ait su acquérir par une édu-
cation appropriée une connaissance suffisante du
monde extérieur, l'aveugle se représente fort bien
tous les objets auxquels le poète demande des méta-
phores. Il en recueille toute la poésie, non seulement
lorsqu'elles ont une valeur presque exclusivement
symbolique et en quelque sorte intellectuelle (cas
fréquent même chez les plus grands écrivains), mais
même lorsque, valant par elles-mêmes, par les multi-
ples associations qu'elles suscitent, par la masse
d'impressions confuses que leur image éveille de
toutes parts dans la conscience, elles demandent à
être imaginées fortement dans leur ensemble. Prenez
tout le recueil de métaphores dressé par M. Huguet
pour étudier le sens de la forme chez Victor Hugo,
je ne vois rien là ou à peu près qui échappe à un
aveugle. Ne concluons pas de ce que nous avons dit
des difficultés que présente l'architecture que les mé-
taphores architecturales, si goûtées de Hugo, sont
LA POÉSIE 30i
perdues pour lui : quand Hugo compare une forêt à
une église il est clair qu'il ne demande pas à son
lecteur de dresser dans son imagination une image
précise d'une église déterminée; il évoque les colonnes
que figurent les arbres, la voûte que les feuillages
entre-croisés foiraient au-dessus de nos tètes, le mys-
tère religieux que le silence nous rend sensible ; mais
il n'invite pas à finir dans tous ses détail^ l'image
ainsi estompée. Il fait appel à toutes les puissances
de rêverie que porte en soi le dessin architectural,
aux éléments précisément qui, dans l'art de l'archi-
tecture, sont le plus accessibles à l'aveugle. J'en dirai
autant des, paysages : chez Hugo, s'ils ne comportaient
pas la couleur et la lumière, s'ils n'étaient définis que
par leur forme, l'aveugle les réaliserait très complè-
tement.
Sans cesse, autour des vastes pensées qu'il agite,
Hugo ouvre soudain d'immenses horizons où plonge
avec saisissement l'œil de son lecteur. Il élargit cons-
tamment ou restreint l'espace concret dans lequel
nous baignons, et ces échappées de lumière, ces effets
d'étendue, si l'on peut ainsi s'exprimer, sont l'un des
procédés habituels par lesquels il donne à son style
l'allure épique. Ils ne sont pas perdus pour l'aveugle.
C'est là encore une espèce d'images que l'espace tac-
tile permet de réaliser sous une forme assez concrète
dans leur imprécision pour agir fortement sur la sen-
sibilité. L'aveugle a parfois le sentiment de cieux
éperdument ouverts ; il en sent aussi d'autres voilés
et étouffants au-dessus de sa tête; il imagine des
horizons indéfiniment reculés autour dé lui, et il en
imagine d'autres tout proches, limités de nuages qui
resserrent la pensée sur elle-même. II est dilaté par
les uns, comprimé par les autres.
Les termes mêmes qui se présentent à nous pour
traduire ces impressions indiquent que probablement
des images musculaires se joignent en elles aux pures
302 LE MONDE DES AVEUGLES
représentations spatiales. Il est au reste toute une
classe d'images visuelles, en poésie, auxquelles les
images musculaires servent de substitut naturel :
ce sont celles qui figurent des mouvements, spéciale-
ment des gestes et des attitudes du corps. Elles
tiennent dans la poésie comme dans les arts une
place considérable. Mais, tandis que la sculpture les
arrête en un point déterminé, la poésie se contente
de les suggérer; elle les esquisse et laisse à l'imagi-
nation la liberté de les achever à sa guise. On conçoit
de combien ils en sont plus prenants pour l'imagi-
nation de l'aveugle toujours médiocrement plastique
et qui sent les mouvements par le dedans plutôt
que par le dehors. ^Non seulement tous les mouve-
ments du corps humain, mais encore ceux des ani-
maux et ceux de tous les objets que la poésie
anime de sa baguette enchantée, ont en quelque sorte
deux faces et sont susceptibles d'une double inter-
prétation. Je lis par exemple les jolis vers de Jean
Aicard que voici : > *
Sois un abri sûr à mon rêve,
Un nid doux et tiède, où mes vers
Attendront, non loin de la grèye,
Que leur aile au vent se soulève
Pour s'en aller par l'univers. ,
Ce coup d'aile si gracieux des vers qui prennent
leur vol à travers l'espace peut être perçu de deux
manières. Pour les uns il s'estompe sous forme d'i-
mage visuelle ; pour les autres il est senti comme une
impression musculaire. Le voyant choisit d'ordinaire
la première interprétation et donne au tableau d'ail-
leurs plus ou moins de relief selon la puissance de
son imagination visuelle; l'aveugle est porté vers la
seconde^
Elles ne sont pas d'ailleurs en opposition Tune
avec l'autre et l'émotion du geste peut être sentie
La poîési* 303
aussi vivement dans les deux cas. La valeur d'une
image visuelle est conditionnée par les impressions
de tout genre qu'elle synthétise, par les expériences
gustatives, olfactives, tactiles, etc., dont le souvenir
la pénètre, la colore et qu'elle résume en quelque
sorte. Dans le cas qui nous occupe les impressions
musculaires en constituent d'ordinaire l'essentiel ;
elles en font le suc, et généralement les impressions
du voyant et de l'aveugle, bien que produites par des
processus ' différents, ont de grandes chances d'être
moins éloignées les unes des autres qu'on ne serait
d'abord tenté de le croire.
Pour être mieux compris j'ai choisi à dessein un
exemple dans lequel l'image visuelle est peu précise
et cède facilement la place à une image musculaire;
mais je crois que chez l'aveugle, en règle générale, ce
genre de substitution s'étend très loin. Il s'étend
même aux choses que le poète n'anime pas à propre-
ment parler, mais dont un anthropomorphisme incons-
cient permet d'assimiler les mouvements à nos pro-
pres mouvements, je dirais presque qu'il s'étend à
toutes lès choses qui bougent. Des impressions mus-
culaires confuses me semblent rendre aussi sensibles,
pourquoi ne pas dire aussi pittoresques, pour un
aveugle-né que pour un voyant, des vers commet
ceux-ci :
Et r souple au gré des vents
Sa robe sur son corps se moule en plis vivants.
IV
Tout cela revient à dire que l'aveugle goûte la
poésie du voyant avec sa propre expérience, *et que
la réalité telle qu'il la perçoit peut être, comme la
réalité du voyant, tout imprégnée de poésie. Les mots
correspondent à des synthèses sensorielles qui
varient avec les individus : comme tous les lecteurs,
304 LE MONDE DES AVEUGLES
l'aveugle substitue ses propres synthèses à celles. du
poète ; sans doute elles sont infléchies, modifiées par
le poète qui fait saillir tel ou tel caractère, elles ne
sont pas transformées.
Quand le caractère de l'objet qui est mis en relief
et dont jaillit la poésie est un caractère purement
visuel, dans le cas, par exemple, d'une métaphore
dont la force réside non plus dans sa forme, mais soit
dans sa couleur, soit dans la lumière où elle baigne,
il est clair que la lacune ne pourra jamais être com-
blée. Elle donne lieu toutefois à un travail psycholo-
gique qu'il est curieux d'observer.
L'imagination de l'aveugle ne laisse pas de s'atta-
quera ces objets mystérieux. Elle les bat de sa curio-
sité tenace jusqu'à ce qu'elle leur ait enlevé quelque
chose de leur secret. L'aveugle surprend parfois si
fort le clairvoyant par la justesse e\ la précision avec
lesquelles il lui arrive de parler des éhoses de la
vision, qu'on s'est quelque fois demandé si les notions
de couleur et de lumière ne nous sont pas innées,
transmises par l'hérédité comme un patrimoine
acquis. Sans nous arrêter à cette hypothèse, notons
la force intuitive de l'intelligence humaine, et comme
elle sait parfois s'aider de subtiles et ingénieuses
analogies pour approcher le but qu'elle ne saurait
atteindre.
De fait, il arrive souvent que les impressions visuelles
ne sont pas complètement perdues pour l'aveugle.
Jamais sans doute il n'en goûte la moindre parcelle
en sa pureté, mais au moyen d'équivalents il les
approche d'assez près pour en cueillir en partie
l'émotion. Ce sont celles surtout, je crois, qui impli-
quent la perception moins des sensations elles-
mêmes, que d'un rapport entre ces sensations. Un
rapport analogue, perçu entre des sensations autres
que celles de la vue, entre des sensations acoustique?,
par exemple, qui par leur complexité se rapprochent
LA POESIE
305
le plus de celles de la vue, pourra souvent tant bien
que mal en tenir lieu. Les notions d'éclat, de demi-
jour, de couleurs graduées, toutes notions que les
poètes expriment parfois eux-mêmes par des termes
empruntés aux langages des sens autres que la vue,
ont ainsi une valeur poétique pour lui comme pour
le voyant. Ne dit-on pas : un éclat tapageur? une
gamme de nuances? l'épaisseur des ténèbres? Ne
parle-t-on pas des ruissellements de lumière ?
L'aveugle-né a autre chose que des mots dans la
conscience quand il lit ces vers de Hugo :
Gomme brillent sur Peau des nocturnes nacelles
Ou comme, de fenêtre en fenêtre, on peut voir
Des lumières courir dans les maisons le soir.
ou encore : v
Et mon camp éblouissant à voir
Qui, la nuit, allumait tant de feux qu'à leur nombre
On eût dit que le ciel, sur la colline sombre,
Laissait ses étoiles pleuvoir.
Il éprouve une impression qui est susceptible
d'atteindre à une réelle intensité. C'est que tout se
ramène ici à des contrastes de lumière et. tl'ombre.
j On sait si, surtout à partir des Contemplations, ils se
' feront violents et constants chez Hugo. Ils parlent un
langage intelligible à l'aveugle peut-être parce qu'à
son insu il les compare à des contrastes de silence et
de grand bruit.
La brutalité de l'éclair a, elle aussi, ses équivalents
acoustiques, et j'en dirai autant d'un jaillissement
d'étincelles dont la fréquence et l'éclat peuvent se
traduire musicalement. L'épithète obscure qui s'ac-
cole si fréquemment aux forêts n'est pas seulement
susceptible d'une transposition dans le langage
acoustique, elle semble même pouvoir être trans-
es*
306
LE MONDE DES AVEUGLES
portée dans le domaine tactile : les impressions de
la peau sont tout autres sous la tenture fraîche des
feuillages et dans l'atmosphère ensoleillée des jours t
clairs. Le rayonnement de la chaleur donne une idée
très nette de ce que peut-être le rayonnement de la
lumière, et, joint à des notions qu'il est facile
d'acquérir, permet à l'aveugle de se figurer assez
exactement ce qu'est le champ de la vision.
Ces matériaux acoustiques et tactiles qui ne sont
que des moyens d'interprétation n'affleurent pas
dans l'imagination. Par eux-mêmes ils sont indiffé-
rents. Ils constituent seulement le substratum incons-
cient, si accessoire qu'il est difficilement analysable,
d'émotions qui, seules intéressantes, se montrent
seules sur la scène de la conscience.
Ne dirait-on pas que la page que voici est d'un
visuel? Je la traduis d'un ouvrage de M. Oskar Baum,
romancier allemand de grand talent qui a perdu la
vue à l'âge de trois ans, et qui, de sa première
enfance, n'a gardé aucun souvenir de vision. Elle
nous montrera jusqu'où va quelquefois chez l'aveugle
l'imagination des choses de la vue 1 .
Les heures du jour que Friede aimait par-dessus toutes les
autres c'étaient, vers la fin du printemps, les heures de
cinq à sept, quand le soleil allait disparaître. Alors, en
quelque lieu qu'il fût, chez lui ou chez des amis, imrnobile
il regardait, les yeux fixes, une tache de soleil sur le sol ou
sur un mur. La danse des poussières d'or étincelantes, qui
n'aveuglaient plus déjà et qui progressivement devenaient
plus pâles, blafardes, comme voilées, un tissu d'or très
subtil agité d'un mouvement tremblotant, voilà ce qu'il
aimait. Et quand le scintillement diminuait sur la tache
>
1. Oskar Baum, Dos Leben im Dunkeln, Berlin, Urel Juncker,
1909, p. 7. On excusera les imperfections d'une traduction que
j'avais le devoir de faire aussi littérale que possible. Il est à
propos d'avertir le lecteur que Friede, le héros du roman, est
en train de perdre la vue.
LA POÉSIE 307
jaune, lentement il levait les paupières et faisait glisser ses
regards le long des rayons du soleil pour y trouver toujours
de plus en plus d'or, une danse de plus en plus rapide.
Toujours plus vaste et plus houleuse la mer de lumière
s'enflait, traversée par instants de corpuscules argentés; qui
brillaient d'un éclat de plus en plus vif à mesure que i'œii
s'aventurait plus haut. Le flot de lumière vive n'était pour
ainsi dire plus supportable. Alors il allait tout contre la
fenêtre. [Dans une dernière tension de son être il rabattait
ses lunettes et fixait ses prunelles pendant un imperceptible
instant en plein dans le flot de lumière.
Même lorsque Paveugle ne peut pas avoir recours
à l'analogie pour capter la force émotive des sensa-
tions visuelles, son esprit ne demeure pas passif et
elles ne sont pas pour lui comme si elles n'étaient pas.
Les termes rouge, clair, blanc, qui n'ont qu'une
signification visuelle, ne se réduisent pas pour lui à
-de simples sons. Peu à peu, à la faveur de l'expé-
rience et d'une ample lecture, des associations d'idées
se sont formées autour d'eux qui ont fini par leur
donner un contenu. Si vous prononcez en présence
d'un aveugle ces mots « une robe claire », même sans
les accompagner d'aucun contexte, l'impression pro-
duite en lui n'est pas du tout identique à celle que
produiraient ces autres mots : «une robe noire ». Les
rayons du soleil, les chants joyepx des jours de fête,
l'allégresse légère des soirs de bal ont fini par péné-
trer et par imprégner l'idée de la robe claire; les
larmes des jours de deuil ont assombri la robe noire.
Je sais un enfant aveugle de onze ans qui, le jour de
sa première communion,; était ému dans tout son
être, à la pensée, je dirai presque à la sensation, que
tant de petites filles dont il longeait les rangs, étaient
toutes, des pieds à la tête, vêtues de blanc : tant le
mot blanc avait emprunté une vertu magique au*.
V
/
308 LE MONDE DE8 AVEUGLES
idées, toutes-puissantes ce jour-là, «Je candeur, de
pureté, d'innocence.
Ces associations qui donnent un contenu émotif
aux termes visuels nous expliquent, sans le justifier •
le moins du monde d'ailleurs, que les poètes
aveugles' fassent un usage parfois si étendu de mots
qui ne peuvent avoir de sens que pour les voyants.
Ils n'en seraient pas tentés si ces mots n'avaient pour
eux aucune valeur sentimentale. A force d'entendre
dire que les raisins brunissent, Helen Keller a fini
par enfermer dans le mot brunir toute la saveur du
raisin parvenu à son plus haut degré de maturité.
Elle y retrouve tout ce qu'elle y a déposé de sensa-
tions olfactives, gustatives ou tactiles, tout ce qu'elle
a pu y déposer aussi de sentiments.
Ce travail d'association est singulièrement favorisé
par la poésie. Dans la poésie, en effet, l'image visuelle
est rarement indifférente; elle s'accompagne, en
générai, d'image? sensorielles d'un autre ordre, et
surtout d'un cortège de sentiments qui la commentent,
qui l'éclairent, qui la rendent significative même pour
l'aveugle. Guyau a fort bien dit : « Pour que la repré-
sentation par le poète d'une sensation visuelle, indif-
férente en elle-même, produise tout son effet sur
l'esprit du lecteur, il faut alors que celle-ci soit
environnée de sensations moins passives, et mêlée à
des sentiments moraux. » Ces sensations moins pas-
sives et ce^ sentiments moraux illuminent pour
l'aveugle l'image visuelle. Lisez une phrase comme
celle-ci ; elle est de Flaubert :
Ils ne se parlaient pas, trop perdus quHls étaient dans
l'envahissement de leur rêverie. La tendresse des anciens
jours leur revenait au cœur, abondante et silencieuse comme
la rivière qui coulait, avec autant de mollesse qu'en appor-
tait le parfum des seringas, et projetait dans leur souvenir
, des ombres plus démesurées et mélancoliques que celles
des saules immobiles qui s'allongeaient sur l'herbe.
t
LA POÉSIE 309
Chaque sensation est ici comme la forme matérielle
d'un sentiment et le sentiment semble l'exprimer
au retour, tant la coïncidence est parfaite de l'un
et de l'autre ; il semble en doubler l'intensité pour
qui perçoit les deux termes à la fois, et la traduire*
pour qui n'en perçoit qu'un des deux.
D'ailleurs, telle métaphore qui repose surtout sur
la couleur se poursuit souvent par d'autres qualités
sensibles. Quaftd Hugo appelle les fleurs du pommier
« la neige du printemps », sans doute c'est la blan-
cheur de la floraison qui fait surgir la neige dans
son imagination; mais comme la neige encore, les
fleurs revêtent l'arbre tout entier, et elles ont la
légèreté des flocons. Tous ces rapports secondaires,
pleinement perçus par l'aveugle, l'aident, non certes
à réaliser la blancheur des pommiers, mais à évoquer
à l'occasion des pommiers les associations de senti-
ments qu'il a pu grouper autour de la blancheur de la
neige.
À tout prendre, les métaphores qu'affectionnait la
poésie classique n'avaient point une autre valeur . On
ne disait pas un bras blanc, mais un brps d'albâtre,
un bras de neige, un bras d'ivoire, uif bras de
marbre. On disait de nxênde un front de lis, des
cheveux d'ébène, des blés d'or, des lèvres de corail,
des dents dé perles. On cherchait non à peindre des
objets mais à susciter des associations de sentiments
dont ils s'auréolaient. Suivant le contexte, d'ailleurs,
ces associations pouvaient varier : un front de lis|
pouvait être un front éclatant de blancheur, mais ce
pouvait être aussi un front d'une pâleur maladive.
L'aveugle, autant qu'il le peut, étend cette mêthrfde
d'interprétation aux mots propres qui, dans l'inten-
tion du poète représentent les qualités sensibles des
choses : jaune, blanc, rouge. Hugo, comme il sim-
plifie la forme, néglige encore la variété des nuances
qu'il laisse à* distinguer aux peintres ; il réduit leur
y
310 LE MONDE DES AVEUGLES
F
infinité à un petit nombre de couleurs bien tranchées.
La tâche en sera d'autant facilitée.
Ainsi le mot, s'il ne dépose aucune image dans la
mémoire sensorielle, en grave une dans la mémoire
affective. Son contenu est fait des impressions pure-
ment subjectives qu'il suscite. Sans doute nous
sommes ici dans un domaine si individuel qu'aucune
analyse ne peut aspirer à une valeur universelle. On
peut dire pourtant que bien souvent le mot n'est pas
l'unique support de ces faisceaux d'émotion. Ils sont
liés fréquemment en outre par des rudiments de
représentations empruntés à d'autres sens. C'est un
fait bien connu que chez nombre d'aveugles les nom?
des couleurs évoquent des impressions acoustiques,
de même que chez ^certains Yoyants les sons se
doublent de couleurs déterminées. N'a-t-on pas été
jusqu'à proposer, pour renforcer leur effet, d'accom-
pagner les orchestres avec des jeux de couleurs?
Chez tel aveugle le mot rouge évoque des sonorités
de trompette, sans doute parce que Fépithète
éclatant s'applique à la fois au rouge et au son de
la trompette. Un autre déclare que le bleu lui sug-
gère des sonorités de violon, et le blanc des sonorités
de petite flûte. Tel autre entend dans le mot rose un
accord de septième de dominante.
Aussi bien que des sentiments ou des impressions
de l'ouïe les éléments associés peuvent être des
impressions du toucher, et chez les tactiles ce
sont elles que nous rencontrerons surtout. Une
aveugle qui a perdu la vue à l'âge de trois ans,
nous conte qu'ayant eu affaire dans son enfance à
quelques objets à la fois bleus et mous, et notamment
à une robe de poupée qui présentait ces deux qua-
lités, elle a depuis toujours lié l'idée du bleu à
l'idée de quelque chose de mou. Le vert foncé a
au contraire pour elle quelque chose d'irritant,
sans doute parce que vers l'âge de quatre ans elle
LA POÉSIE 3il
a été" contrainte de porter un garde-vue vert contre
lequel elle se débattait des pieds et des mains.
Ailleurs le contenu est à la fois tactile et auditif:
le blanc lui suggère, dit-elle, à la fois la froideur
d'une voix qui formule un refus ou Pimpression
d'un contact froid et uni, celui de certains papiers
ou de certaines étoffes. Le jaune s'assimile datas les
deux domaines à quelque chose d'agréablement aigu ;
le brun à quelque chose d'indifférent et d'indistinct.
Ces associations, qui varient avec les genres
d'imagination, semblent être chez les intellectuels
très faiblement développées. On a essayé de faire des
enquêtos méthodiques sur ce point, de dresser des
tableaux où, pour chaque couleur, on indique les
diverses interprétations proposées. Il va de soi que
la plus grande diversité se remarque dans les
témoignages et que ces enquêtes ne conduisent à,
aucun résultat. Elles montrent seulement l'extrême
variété avec laquelle les esprits remplissent de subs-
tance les mots vides que l'expérience leur fournit.
Ces notions-là, en effet, ne représentent aucun enri-
chissement pour le cerveau; il les bâtit de ses
propres matériaux : matériaux -indifférents d'ailleurs,
et qui, eux /non plus, n'affleurent pas dans la cons-
cience au moment où l'aveugle lit les mots rouge,
blanc, noir.
VI
J'ai eu l'occasion de constater que la lecture d'ou-
vrages écrits par des aveugles de talent évoque
parfois chez le lecteur voyant des images visuelles
assez précises. C'est le cas pour les ouvrages de
M. Oskar Baum, par exemple. Il ne s'ensuit pas que
M. Baum possède des images visuelles. Les substitu-
tions de tout genre que nous venons de passer en
revue, substitutions de représentations spatiales,
d'images musculaires, d'idées et de sentiments
3J2 LE MONDE DES AVEUGLES
associés, enfin de rapports empruntés à d*àutres
domaines sensoriels, suffisent à nous expliquer ce
mystère. De même que M. .Baum traduit en images'
musculaires les images visuelles de ses auteurs
voyants, de même, les images qui lui apparaissent^
lui comme des images musculaires peuvent se
montrer à son lecteur sous les aspects d'images
visuelles. Chacun des deux perçoit une face différente
de la même réalité.
Mais'surtout nous comprenons que, grâce à ces
substitutions, l'aveugle-né parvienne bien souvent à
se mettre à Punisson des sentiments du poète voyant.
Il goûte des vers, je ne dirai pas entièrement visuels,
mais d'où les images yisuelles ne sont aucunement
bannies. Les symboles, qui ont pour objet de donner
une forme concrète aux peiisées qt aux sentiments,
ont pour lui autant de valeur que pour un voyant. Il-
goûte pleinement non seulement un symbole comme
le Vase brisé, dans lequel le support matériel nous
intéresse moins par ses qualités formelles que par
les accidents dramatiques dont il est lé théâtre, mais
même un symbole aussi riche, aussi sculptural que
la célèbre Vache de Victor Hugo, par exemple, qui
exprime par toute son attitude comme par le petit
tableau dont elle est le centre, cette fécondité puis<-
sante et impassible de la nature que le poète la
charge de traduire à nos sens. Il est indispensable de
la percevoir fortement pour sentir couler en soi toute
la poésie de la pièce. Expliquée et comme illuminée
par l'idée qu'elle doit illustrer, elle se dresse dans
l'imagination avec un relief d'une grande netteté. Ne
croyez pas que pour l'aveugle elle reste nécessaire-
ment au second plan, derrière l'idée à laquelle elle
emprunte la vigueur de ses traits, et sans lui renvoyer
en échange aucune clarté. Enrichi par l'idée, le sym-
bole l'enrichit à son tour et lui rend, au centuple, ce
qu'il a reçu d'elle.
\
* N LA POÉSIE 313
Je crois qvfe l'aveugle réalise aussi pleinement que
le voyant la poésie de vefs comme ceux que voici
dans lesquels nous retrouvons tous les genres de
substitutions précédemment mentionnés :
Quand le vent du malheur ébranlait leur vertu,
Qui de nous n'a pas vu de ces femmes brisées
S'y cramponner longtemps de leurs mains épuisées,
Comme au bout d'une branche on voit étinceler
Une goutte de pluie où le ciel vient briller,
Qu'on secoue avec l'arbre et qui tremble et qui lutte,
Perle avant de tomber et fange dans la chute.
Il n'a même pas besoin d'être soutenu par un sym-
bole. Voici un vers qu'on jugera tout visuel et qui, je
l'affirme, ne lui échappe pas néanmoins.
Tes yeux, tes grands yeux aux longs cils qui tremblent 1 ,
Ils éclaireront pour moi le chemin. < %
Si ces transpositions se font si aisément et avec une
telle abondance c'est parce que la poésie, en raison de
sa nature même, n'exploite, en règle générale, qu'avec
une grande réserve dans l'image visuelle ce qu'il y a
de proprement visuel. Elle ne saurait, comme la pein-
ture et la sculpture, attendre ses effets de la variété et
de la délicatesse des- nuances, de la complexité du
dessin, du fini des poses et des gestes, qu'à la condi-
tion de compter chez le lecteur sur la collaboration
d'une vigoureuse imagination visuelle. La poésie, et
en général la littérature, exploite, dans l'image
visuelle de préférence toutes les puissances émotives
extravisuelles qu'elle contient, qu'elle synthétise et de
la substance desquelles elle s'enrichit plutôt qu'elle
ne se confond avec elles. Ce sont précisément ces
impressions musculaires et ces idées associées, dépo-
1. Il n'est pas sans intérêt d'ajouter qu'il est d'une aveugle,
\de M me Galeron. Toutefois, M* 6 Galeron ayant des souvenirs
de vision, le fait n'est qu'à demi significatif.
316 LE MONDE DES AVEUGLES
les plus cultivées et les mieux trempées, parmi les
planches de éalut qui peuvent alors s'offrir, Fart est
peut-être Tune des moins fragiles. Qui dira tout le
réconfort qu'y ont puisé des hommes comme Milton,
comme Augustin Thierry qui se dévouait au beau n^n
moins qu'au vrai. J'en sais beaucoup de moindres
qu'il a secourus avec autant d'efficacité. M me Galeron
nous a fait savoir toute la lumière que la poésie de
Hugo avait apportée dans ses ténèbres :
Oh jadis, que de fois, maudissant mon malheur,
M'enivrant du calice amer de la souffrance
Et chassant loin de moi tout, même l'espérance,
Que de fois, révoltée et pliant sous le sort,
Désolée, insensée, ài-je appelé la mort !
Vous avez retiré mon âme de cette ombre !
Vous en avez banni l'idée étroite et sombre.
Quand je compris vos vers, ô poète, ô sauveur!
Une nouvelle vie a fait battre mon cœur.
Telle une fleur éclose au sein de la tempête,
Tremblante et n'osant pas même lever la tête,
Inclinant par degrés son calice vermeil,
Meurt d'ombre : tout à coup un éclatant soleil
Vient ranimer sa vie à son rayon de flamme
Et le rayon, c'est vous ! et la fleur, c'est mon àme.
I
CINQUIÈME PARTIE
PSYCHOLOGIE DE .L'AVEUGLE EN SOCIÉTÉ
i
t
CHAPITRE XVII
r.
onditions de l'adaptation au milieu social.
La grande douleur de la cécité.
I
La psychologie individuelle des aveugles nous a
révélé qu'ils ne constituent pas une classe, comme les
voyants le pensent en gênerai , qu'ils présentent
même, aux différents points de vue que nous avons
examinés, intelligence, activité physique, imagination
spatiale, vie affective, une grande variété psycholo-
gique fet qu'ils sont par conséquent susceptibles de
vivre de la vie sbciale des voyants.
Notre étude, en effet, nous a apporté quelques pré-
cisions sur la question si longuement controversée des
rapports entre les sens et l'intelligence. Nihil est in
intellectu quoi non ante fuerit in sensu, disait Locke.
Leibniz corrigeait cette formule en ajoutant : nisi
intellectùs ipse. Nous vOyôtts mieux combien Leibniz
avait raison de faire cette réserve, combien apparaît
318
LE MONDE DES AVEUGLES
grande cette puissance interne qu'est l'intellect chez
une Helen Keller ou chez une Marie Heurtin qui, pri-
vées des neuf dixièmes de nos sensations, parviennent
néanmoins à un complet développement. La nécessité
de l'excitation externe est rendue manifeste par leur
exemple, puisque l'éveil de leur personnalité a été
retardé jusqu'au jour où a pu venir cette excitation;
en revanche, il montre que les résultats ne sont aucu-
nement en rapport avec la somme de ces excitations
et que le facteur essentiel est ici le facteur interne.
C'est que la vie psychique consiste essentiellement
en un choix fait parmi tous les éléments trop mul-
tiples qui parviennent à la conscience. Le rôle de
l'attention est de retenir certains d'entre eux pour les
mettre en pleine valeur. Elle suppose la distraction
qui est la faculté inverse, la faculté de négliger ou de
rendre moins conscients les éléments sur lesquels
l'attention ne se porte pas. Dans les déchets que
néglige ainsi le voyant l'attention de l'aveugle trouve
'encore à glaner de quoi se construire une. vie moins
riche sans doute mais encore d'un magnifique déve-
loppement, de même que dans ses déchets à lui,
aveugle-entendant, l'aveugle-sourd découvre encore de
précieux éléments de vie psychique.
Bien plus, les lecteurs qui m'ont sjiivi ont compris
que les ressources qui s'offrent ainsi au choix de son
attention sont encore d'une telle abondance qu'elle
peut opte* entre des formes de vie très diverses et
qu'elle n'est nullement déterminée par leur prétendue
pénurie. Plus limité que le voyant sans doute dans Iç
domaine de l'activité physique, dont beaucoup de"
modes lui sont inaccessibles, l'aveugle n'a pas moins
de liberté dans le domaine des réactions intellec-
tuelles et affectives. On ne saurait trop insister sur
cette vérité qui est contredite constamment, non pas
peut-être par des opinions bien élaborées, mais par
les démarches spontanées de la pensée. On entend
'
LA PSYCHOLOGIE DE L'àVEUGLE EN SOCIÉTÉ 3l9
répéter sans cesse : l'aveugle a tel ou tel caractère ; il
est doué d'une force d'attention exceptionnelle, il est
musicien, il est défiant; que sais-je encore? On déduit
de sa cécité, par des raisonnements irréfutables, tout
son être moral. La généralisation hâtive est un des
vices les plus communs de l'esprit humain. Combien
de gens, ayant rencontré un seul aveugle, bâtissent,
sans s'en douter, tous les autres d'après celui-là ! Si
celui-là était intelligent et actif, les aveugles seront
intelligents et actifs; s'il était fainéant et incapable,
tant pis pour les autres. Ceux qui s'occupent d'assister
ees aveugles par le travail savent jusqu'à quelles
Ixtravagances va souvent cette disposition instinctive :
ne nous entendons-nous pas fréquemment refuser le
placement d'un organiste, je ne dis même pas parce
que tel aveugle, connu dans la région, est médiocre
organiste, mais tout simplement parce qu'il a mau-
vais caractère ou parce qu'il a volé. Cette solidarité
forcée qu'on crée bien gratuitement entre eux,
coûte cher aux aveugles. Elle provient de ce que
nous attachons une importance excessive au facteur
des sens dans la formation de la personnalité
humaine au détriment du facteur interne. La cécité
semble être de telle conséquence que l'âme tout
entière doit être déterminée par elle. Et pourtant,
si Helen Keller, dans ses ouvrages, nous apparaît
comme un être essentiellement liWe, si nous sentons
que, dans des circonstances différentes, elle pouvait
être tout autre qu'elle n'est, combien cela doit-il être
plus vrai encore de celui qui, outre les ressources
d'Helen Keller, dispose des sensations acoustiques, les
plus variées et les plus synthétiques après celles de
la vue.
On conçoit que chez l'aveugle, comme chez le clair-
voyant, les formes de l'activité, de l'imagination, de la
sensibilité, même de la pensée doivent nécessaire-
ment varier suivant que chez lui telle ou telle fonction
320 LE MONDE DES AVEUGLES
est prédominante : la fonction auditive, ou la fonction
motrice, ou encore la fonction tactile. J'emprunte
d'un psychologue russe les descriptions que voici :
Le garçon aveugle Kodia vit principalement par l'ouïe.
Le matin, étant encore dans son lit, il prête l'oreille aux
bruits qui lui arrivent de la rue et juge d'après eux qu'il est
l'heure de se lever. « Enfants, levez- vous ! » crie-t-il à ses
camarades, « les fiacres arrivent déjà à leur station. » En
entrant au lavabo, Kodia sait, â'un seul coup, d'après le
bruit des robinets, quelles sont les places occupées et
quelles sont les libres; ayant visé une place libre, il l'occupe
brusquement et commence à se laver. Ses mouvements
sont tellement assurés et exacts qu'il semble à l'entourage
qu'il s'oriente \ l'aide de la vue, tandis que ses yeux sont
complètement inactifs. Le long des corridors et des esca-
liers, il va librement et ne se heurte jamais contre ses cama-
rades, parce que son oreille reçoit avec précision et localise
exactement chaque frôlement, ce qui lui donne la complète
possibilité de diriger correctement et sûrement ses pas et
d'éviter les obstacles. Dans le jardin, souvent, après s'être
isolé, Kodia aime à prêter l'oreille au bruissement des
arbres; il a étudié avec finesse, comment chuchotent les
feuilles de l'acacia, du peuplier, de l'olivier sauvage et,
d'après le bruissement des feuilles, il peut nommer les
arbres qui croissent dans le jardin. Il aime beaucoup
l'orage, le gémissement et le sifflement du vent. Dans le
choix des jouets, il donne la préférence h ceux qui rendent
un son quelconque ; le métal, le bruissementde la toupie d'Al-
lemagne, une boite à musique le mettent dans le ravissenlent.
Il apprend facilement les leçons en entendant les autres;
un récit logique suivi et sonore d'un maître s'imprime pour
toujours dans sa mémoire. Il apprend toujours les vers par
cœur à haute voix ; il n'aime pas à lire lui-même parce que
la lecture personnelle ne lui profite guère. Kodia a de
bonnes aptitudes musicales : il ne joue pas mal du violon et
chante avec succès dans le chœur. Ayant assisté une fois à
un opéra russe, à la demande s'il s'était plu au théâtre,
Kodia écrivit : « Mais j'aime le théâtre par-dessus tout »...
Les travaux de Kodia à l'atelier de vannerie marchent mal :
il s'approprie à grand'peine la forme des objets; avec «cela,
LA PSYCHOLOGIE DE L'AVEUGLE EN SOCIÉTÉ 32i
le travail lui-même ne lui plaît pas : il lui paraît excessive-
ment monotone et ennuyeux.
Le garçon Kocia (un tactile) peu remuant, aime à rester
longtemps assis à la même place; sa marche est incertaine,
craintive, branlante ; sa colonne vertébrale est un peu cour-
bée et légèrement inclinée en avant; ses mains sont longues,
maladroites ; ses doigts minces, mobiles comme les antennes
d'un insecte. Lorsque JKocia tombe suf quelque objet nou-
veau, il le saisit rapidement de ses longues mains et, avec
une attention soutenue, il se met à le « visiter » en glis-
sant vivement dessus ses petits doigts minces et crochus;
pendant ce temps-là, son visage change rapidement : il est
tantôt sérieux, pensif, tantôt il s'illumine tout à coup d'un
sourire clair qui témoigne d'impressions reçues intelligibles
et agréables. Kocia divise tous les objets accessibles au tou-
cher en désagréables et en agréables; naturellement il
repousse loin de lui les premiers, il les jette; quand aux
seconds, il aspire à les garder, à se les approprier, et,
lorsque ces objets aimés sont sa propriété, il les cache dans
son armoire, sous clé, comme de rares joyaux, et ensuite,
dans ses moments de liberté, il les en tire et les admire
dûment, en tâtant soigneusement leurs bords de ses doigts
effilés, opération qui lui procure un singulier plaisir. Pour
Kocia, il y a aussi des objets jolis et des laids; il détermine
également ces qualités par le toucher; cependant il ne peut
indiquer d'après quels principes un objet est reçu par lui
comme joli, et un autre comme laid. Par exemple, contem-
plant à l'aide du toucher les bustes des écrivains Pouchkine
et Gorky, il dit en montrant le buste de Pouchkine :
« Celui-ci est plus beau », mais à la question : « Pourquoi?»,
il répondit : « Je ne sais pas, cela me paraît comme cela. »
L'ouïe chez Kocia est émoussée... Dans les dictées, il fait
des fautes grossières : souvent il laisse échapper des lettres
et des syllabes entières, il mutile presque toujours la fin des
mots; c'est principalement dans la dictée orale qu'il lui
arrive beaucoup de fautes; mais dans les copies de mots et
de phrases avec un livre, après la lecture du texte par le
toucher, le nombre de fautes est notablement diminué. Il est
très difficile de donner à Kocia la représentation d'un objet
quelconque au moyen de descriptions et d'explications
orales les plus précises : la plupart des mots restent pour
322 LE MONDE DES AVEUGLES
lui un son vide qui ne laisse dans son esprit aucune trace.
Il ne peut s'expliquer et se représenter un objet qu'après
qu'il l'a tàté soigneusement de tous les côtés; aucune
représentation claire ne peut surgir en lui sans réceptions
tactiles. Kocia aime beaucoup à étudier les objets réels. Il a
le dégoût des notions abstraites. Il apprend mal les leçons
orales du maître; il se rappelle d'une manière satisfaisante
une lecture par le toucher et, lorsqu'il raconte une leçoi>
apprise dans un livre, il se représente exactement la page
et même les lignes qu'il a lues : son récit n'est autre chose
que la reproduction de la lecture à l'aide de la mémoire
tactile. Il se rappelle longtemps et bien ce qu'il a appris;
les idées compliquées sont chez lui très durables ; les juge-
ments clairs, explicites et logiques ; les convictions ordinai-
rement fermes et persévérantes. Le dissuader ou le persua-
der de quelque chose par des paroles est très difficile. C'est
un véritable Thomas l'incrédule qui ne croit que quand il a
touché de son doigt. Le caractère de Kocia est aussi ferme
et persévérant; ses inclinations sexuelles très développées.
Ses actions sont égoïstes, et leur but presque toujours inté-
ressé.
Le garçon Kipa (qui appartient au type moteur) est très
mobile, agile et pétulant. Il a douze ans ; il a perdu la vue
à sept ans... Sauts, trépignements des pieds, claquements
des mains, jeux, cris, tout cela constitue pour lui un véri-
table besoin. En général, les mouvements provoquent chez
Kipa des sensations agréables, mais étouffent la paix. Il se
représente absolument tous les objets comme se mouvant;
le chien, dans son imagination, se dessine sautant, le cheval
galopant, le corbeau volant et croassant. Forcez Kipa d'écrire
dix mots donnant le nom d'objets quelconques, et vous
verrez que sur dix mots qu'il aura écrits, huit indiqueront
des objets animés. Toute la vie s'exprime chez lui en mou-
vements; il personnifie et représente même les objets immo-
biles comme en mouvement; pour lui les pierres sautent,
les couleurs jouent et rient, les arbres se battent, gémissent,
pleurent. Quoique Kipa n'ait pas appris la cosmographie et
ne sache absolument rien des mouvements des corps
célestes, cependant, quand on lui a posé la question : « Le
soleil et la lune se meuvent-ils? », il a répondu affirmative-
ment, sans hésitation : « Sans doute ils se meuvent. » —
LA PSYCHOLOGIE DE l/AVEUGLE EN SOCIÉTÉ 323
Il aspire, immédiatement à donner une figure â chaque
représentation reçue, à la reproduire en mouvements au
moyen d'un dessin, d'un modelage ou à l'aide d'une repré-
sentation théâtrale. Ainsi, après une leçon de géographie,
il reproduit sur du sable avec le doigt des îles, des presqu'îles,
des rivières, des lacs, des mers; avec de l'argile il modèle,
par exemple, un bec d'aigle, une patte d'ours, etc.. Une
fois après une leçon d'histoire de Russie qui avait pour
sujet Ivan le Terrible, Kipa représenta au naturel, sous une
forme dramatique, le jugement d'Ivan contre les boyards
coupables. Généralement, chez lui, chaque parole passe
immédiatement en action. Ordinairement Kipa apprend
ses leçons à haute voix, en prononçant bien et exactement
chaque mot. Les organes de la parole sont chez lui très
mobiles; ses mâchoires se meuvent en même temps que les
autres parlent. Il se rappelle mieux ce qu'il a transcrit lui-
même. Une lecture en son particulier est pour lui fatigante,
désagréable et presque inutile, attendu qu'il ne lui en reste
presque rien dans la tête. Kipa est d'un caractère vif et
inconstant. Ses démarches et ses actions sont provoquées de
préférence par des entraînements impulsifs; il n'a pas de
principes arrêtés. Son imagination est très développée...
11 refait les formes poétiques à son intelligence. Ainsi, fami-
liarisant une fois mes élèves avec le poème de Pouchkine,
Poltava, je lisais ces lignes :
Sur un brancard^ pâle, immobile,
Souffrant de sa blessure, Charles apparut.
Kipa se leva un peu et dit : « Il me semble à moi que
Charles s'agitait, brandissait son sabre et tâchait de sauter
hors du brancard... » Ce garçon est porté au bien, aide
volontiers ses camarades et défend la vérité de toutes ses
forces 1 .
Il s'en faut que les aveugles se laissent docilement
classer dans Tune des trois catégories qui viennent
1. Sliepiçtz, n° 4, 1908. Je dois cette traduction à une obli-
geante collaboratrice de l'Association Valontin Haùy. Les trois
types ici décrits n'ont pas été, je crois, observés par l'auteur,
mais ils ont été construits à l'aide d'observations de détail
rigoureusement exactes*
324 LE MONDE DES AVEUGLES
d'être décrites. Les trois caractères qui les fondent
respectivement se retrouvent à des degrés très divers
en chaque individu, et de leur combinaison résultent
des composés très variables de forme et en nombre
illimité. Et puis, l'attention voit peut-être son rôle
grandir à mesure que l'organisation sensorielle est
moins parfaite et qu'elle doit davantage la suppléer.
Son importance est telle qu'à mon gré, au point de
vue intellectuel et moral, il y a peut-être plus de diffé-
rence d'un aveugle à un autre aveugle que d'un
voyant à un autre voyant. Nous avons vu combien,
faute de la puissance unificatrice de la vue, la cons-
truction du monde extérieur présente de formes
diverses chez les aveugles. C'est par l'attention que !e
contenu de la conscience est élaboré et mis en
valeur. Pour une Helen Keller qui brise en un instant
l'enveloppe où elle étouffait et qui prend soudaine-
ment un magnifique essor dans le monde des intelli-
gences, combien de sourds-aveugles qu'on peut à
peine dégrossir !
L'attention qui passe de la formé instinctive à la
forme réfléchie devient volonté. On entend tour à tour
affirmer que d'aveugle en est privé et qu'il en est
exceptionnellement doué. Je crois que l'un et l'autre
sont exacts : les obstacles que la cécité dresse sur la
route de l'homme peuvent, comme les difficultés de
toute autre nature d'ailleurs, ou stimuler son ardeur
ou l'abattre. Ils trempent les forts et brisent les
faibles. Quiconque a fréquenté une école d'aveugles
sait très bien qu'une formule comme celle-ci : « La
volonté est plus développée chez l'aveugle que chez le
voyant » ne soutient pas l'examen. Mais quand j'en-
tends inversement des psychologues affirmer que
l'énergie psychique est raréfiée chez l'aveugle parce
que la principale source où elle se puise leur est
interdite, comment ne pas songer à tant d'aveugles
qui ont lutté pied à pied pour se faire leur place
LA PSYCHOLOGIE DE L'AVEUGLE EN SOCIÉTÉ 325
auprès des voyants et chez lesquels l'intensité du vou-
loir n'a d'égale que sa persévérance? Un psychologue
allemand n'a-t-il pas été jusqu'à écrire qu'à la volonté
d'Helen Keller, seule, au xix* siècle, la volonté de
Napoléon pouvait être comparée ?
J'en dirai autant de la réflexion personnelle qui
n'est autre chose que la volonté attachée aux choses
de la pensée : plus l'aveugle a de mal à connaître le
monde qui l'enj;oure, plus le désir de se l'assimiler
doit le pousser à suppléer par le raisonnement aux
informations sensorielles qui lui manquent ; mais si
l'effort requis excède ses facultés et surpasse sa curio-
sité, il pourra la décourager eji l'énerver. Pour la
pensée comme pour l'action la cécité peut donc être
un stupéfiant aussi bien qu'un excitant.
II
Ces considérations, et beaucoup d'autres, nous
expliquent que tous les caraôtères, tous les senti-
ments, tous les goûts de l'humanité ou à peu près se
retrouvent chez les aveugles. Pour peu qu'on leur
donne une éducation appropriée, ils sont donc
appelés, non à se séquestrer à part, mais, au con-
traire, à se mêler intimement à la vie sociale des
voyants, à s'adapter aux milieux les plus divers.
L'aveugle est d'ailleurs, en général, sociable parce
que ce n'est pas la vue, c'est l'ouïe et la parole qui,
jetant un pont d'intelligence à intelligence, consti-
tuent le véritable lien entre les hommes. Il Test
encore parce que c'est en Conquérant sa place au
milieu des autres hommes qu'il se relève à ses
propres yeux de sa déchéance physique. C'est en se
mêlant à ses semblables, en s'essayant à vivre avec
eux et à lutter contre eux qu'il s'arrache à l'humilia-
tion de son infirmité, qu'il prend ou qu'il assure le
sentiment de sa propre dignité d'homme.
328 LE MONDE DES AVEUGLES
chaisier, un vannier, un brossier aveugle ne peuvent
pas gagner entièrement leur vie.
Mais, plus dans un métier l'activité intellectuelle
est importante, plus diminue l'infériorité de laveugle.
Du même cpup la rémunération augmente, en général,
avec le capital des connaissances requises, et lui per-
met de faire plus aisément face à ses dépenses
spéciales. On doit' donc autant qu'il est possible
diriger les aveugles vers les professions qui com-
portent l'exercice des facultés intellectuelles et artis-
tiques. Et voilà une raison de plus de fortifier leur
instruction. Pour interpréter une sonate de Beethoven,
pour donner une consultation juridique, pour.discuter
et voter une loi, l'aveugle ne le cède en rien à son
concurrent clairvoyant. Malheureusement la division
du travail est ainsi faite que le plus souvent l'occupa-
tion intellectuelle se complète par des formes d'acti-
vité qui demandent la vue : un professeur, en outre de
son enseignement, est chargé de la discipline; un
magistrat est tenu de lire de ses yeux certaines pièces
déterminées. Que dans bien des cas cette dépen-
dance des deux fonctions soit contingente et puisse
être supprimée, c'est ce dont je ne doute pas; mais la
société n'est pas faite pour les aveugles. Aussi, même
parmi les professions libérales, il n'en est que peu qui
leur soient accessibles. Théoriquement, toutes choses
égales d'ailleurs, elles sont pour eux les plus recom-
mandables.
Mais si j'ai dit que la cécité n'entrave pas le déve-
loppement de l'intelligence jo n'ai pas dit qu'elle crée
l'intelligence. Tous ne peuvent pas aspirer à ces occu-
pations où les yeux sont le moins nécessaires. On
peut se faire une loi de cultiver autant que possible
les facultés que chaque aveugle détient pour sa part
de la nature; on ne peut songer à faire de tous des
artistes ou des écrivains. Gomme chez les voyants
tous les degrés de l'intelligence humaine sont repré-
LA PSYCHOLOGIE DE L'AVEUGLE EN SOCIÉTÉ 329
sentes chez les aveugles, et, à chaque degré, bien peu
nombreux sont les emplois accessibles.
Il est donc clair qu'ils ne pourront pas évoluer du
bas au haut de l'échelle sociale avec la même agilité
que les voyants. Us seront fatalement parqués dans
un petit nombre de métiers. Encore dans l'exercice de
ces métiers" auront-Us bien souvent à compter avec de
grandes difficultés. En théorie pourtant le problème
peut être considéré comme résolu : nombreux sont
déjà les aveugles qui parviennent à se suffire et à
élever une famille; ceux-là mêmes qui sont dans les
conditions les plus désavantageuses (je ne parle que
de ceux dont la santé est intacte), s'ils ne peuvent
guère ne devoir qu'à eux-mêmes leur subsistance, goiit
du moins en état d'en gagner une bonne partie par
leur travail. Au point de vue moral en particulier
c'est là déjà un résultat très appréciable. Depuis cent
ans, les aveugles jadis confinés dans les bas-fonds de
la société où la mendicité coudoie l'immoralité et où
se pressent tous les malheureux qui sont incapables
de s'adapter à lq, vie sociale, se sont infiltrés peu à peu
dans toutes les classes de la société où ils enseignent
que l'humanité en eux est entière. *
IV
Si dans la pratique les résultats sont encore telle-
ment au-dessous je ne dis pas de nos désirs mais de
nos espérances légitimes, c'est que, â cet obstacle qui
tient à la psychologie de l'aveugle, d'autres viennent
s'ajouter qui dépendent de causes extérieures.
C'est d'abord l'insuffisance de notre organisation
scolaire. Nous avons constaté combien l'éducation de
l'aveugle est chose compliquée. Or presque toujours
elle a été abandonnée au hasard des circonstances et
au caprice des incompétences.
Si elle est bien comprise, d'une manière générale.
330 LE MOIVDE DES AVEUGLES
à l'Institution Nationale de Paris, combien de nos
écoles de province laissent beaucoup à désirer.
C'est ensuite l'extrême lenteur avec laquelle recule
le préjugé de la cécité. Les idées marchent moins vite
que les faits; elles viennent clopin-clopant très loin
derrière eux. La révolution opérée par Valentin Haûy
n'a pas encore pénétré la mentalité publique. Le pré-
jugé, que nous avons vu se présenter à nous sous tant
de formes, a des attaches trop profondes dans le cer-
veau du voyant pour que cent vingt-cinq années aient
suffi à le déraciner. Tant de mendiants qui en vivent,
et dont toute l'industrie est de paraître pitoyables, ont
d'ailleurs eu grand soin de l'entretenir. Il eût fallu
que les aveugles travailleurs fussent en grand nombre
pour faire triompher leur cause. Au recensement
de 1901, on comptait 27.000 aveugles en France, soit
un aveugle pour i.433 habitants. Sur ce nombre plus
des deux tiers sont des vieillards qui, pour la très
grande majorité tard venus à la cécité, ne comptent
pas au point de vue de la propagande en faveur des
aveugles. Si je défalque en outre ceux dont la santé
est délabrée et qu'on classe comme aveugles parce
que la cécité est la plus apparente de leurs infirmités,
ceux aussi qui n'ont pas été à même de recevoir l'ins-
truction ou qui n'en ont reçu qu'une notoirement
insignifiante, ceux enfin qui, vivant retirés dans des
couvents ou dans des pensionnats, ne peuvent avoir
sur l'opinion qu'une influence négligeable, je suis
certainement au-dessus de la vérité en évaluant à 500
le nombre des aveugles qui actuellement en France
sont en âge et en mesure de servir efficacement par
l'exemple la cause de leurs congénères. Les aveugles
travailleurs sont en conséquence trop rares : ils sont
victimes de leur petit nombre.
Les progrès de la prophylaxie, qui, nous l'avons
vu, tendent à abaisser le niveau moyen de l'intelli-
gence chez les aveugles,;empêchent cette proportion
LA PSYCHOLOGIE DE lVv3UGLE EN SOCIÉTÉ 331
de devenir plus forte. Tandis qu'en 1901 on comptait
70 aveugles sur 100.000 habitants, on en comptait
105 en 1851, soit 50 Q / davantage, et encore le
recensement de 1851 était-il à. ce point de vue pro-
bablement plus incomplet que celui de 1901. De
recensement en recenssment, on voit décroître la
proportion à mesure que l'hygiène progresse, que des '
spécialistes oculistes se forment, que des cliniques
ophtalmologiques sont fondées dans les grands
centres. Depuis 1901 les progrès ont sans nul doute
été beaucoup plus sensibles encore, en particulier en
ce qui concerne la lutte contre l'ophtalmie des nou-
veau-nés 1 . Ils apportent assurément le seul remède
vraiment efficace aux maux que nous combattons, et ils
n'ont point pour les propager d'apôtres plus ardents
que les groupements d'aveugles eux-mêmes. Aux incu-
rables il faut remarquer qu'ils portent un préjudice :
ils leur enlèvent des champions de leur cause et les
champions les mieux armés, ceux dont la santé géné-
rale est solide et chez lesquels l'œil seul est atteint
puisque ce sont ceux-là que guérissent les oculistes.
Quelque résistance qu'ils offrent, le préjugé de la
cécité et l'insuffisance de notre éducation spéciale
sont à tout prendre des vices contingents. Nous
sommes en droit d'espérer que le temps en triom-
phera. Le soulagement pour l'aveugle sera inappré-
ciable. Toujours cependant, je crois, c'est dans les
difficultés de son adaptation au milieu social que rési-
dera pour lui la grande douleur de la cécité.
La douleur de la cécité n'est pas inhérente au cœur
de l'aveugle. Il n'est pas fatalement obsédé et torturée
1. Jo me permets de renvoyer sur ce sujet à mon article paru
dans la Revue Bleue du 27 mai 1911 : Nouveaux efforts contre
la cécité.
332 LE MONDE DES AVEUGLES
comme on le suppose, du désir de voir la lumière. La
joie visite son âme ou l'habite autant que l'âme du
voyant. On a tort de le présenter comme constamment
opprimé par une pensée trop lourde. D'où lui vien-
drait cette soif d'un bien qu'il n'a pas connu ? Le com-
merce des voyants lui enseigne sans doute combien la
vue est utile, mais rien ne saurait lui faire sentir com-
bien elle est douce, ni lui en faire soupçonner le goût.
Les suicides d'aveugles sont rares. Le romancier russe
Korolenko a donné à son Musicien aveugle des aspira-
tions ataviques profondément douloureuses vers la
lumière et la couleur ; il a même bâti sur elfes la psy-
chologie tout entière de son héros. C'est là une fan-
taisie d'écrivain qui n'a aucun fondement dans la réa-
lité. Quand apparaissent de semblables aspirations,
elles sont le fruit non de l'instinct, mais d'une réflexion
raffinée, et elles n'ont pas ces pointes acérées que leur
prête presque malgré elle l'imagination du voyant.
« Je regrette la vue, disait un aveugle, comme on peut
envier le don de la divination ou les ailes de l'aigle ».
Une aveugle nous a conté les savantes stratégies
dont ses parents avaient circonvenu son enfance pour
lui dissimuler le plus longtemps possible son infir-
mité. Ils y avaient si bien réussi que, quand elle mon-
trait ses poupées aux étrangers, la fillette s'indignait
qu'ils ne les touchassent point. Peine perdue : la
vérité n'eût pas fait souffrir cette enfant; à entourer
cette vérité de mystère, à faire travailler à son sujet une
petite curiosité de jour en jour plus inquiète, on lui a
donné une gravité qu'elle n'aurait jamais eue. Les
parents ne risquent rien à entretenir leur enfant du
trésor qui lui manque, jamais il n'en comprendra
tout le prix. Et plus la révélation est différée, plus elle
risque d'être pénible à Paveugle-né.
Chez les aveugles tard venus à la cécité il en va
sans doute autrement. Ceux-là savent ce qu'ils ont
perdu; ils souffrent parfois amèrement. Pourtant, en
LA PSYCHOLOGIE DE l'AYEUGLE EN SOCïÉTÉ 333
général, à mesure qu'il s'éloigne, bien qu'il ne s'ef-
face pas, le souvenir de la vue devient moins cuisant.
Après l'inévitable crise on se reprend à la vie, et,
pour peu qu'on se soit fait une activité satisfaisante,
on ne sent plus que par intermittences la blessure qui
progressivement s'est cicatrisée. J'en sais beaucoup, et
de tous les âges qui, comme Augustin Thierry, ont
« fait amitié avec les ténèbres ». C'est le cas ordinaire
pour tous ceux dont la vie active n'était pas com-
mencée, pour lesquels tout un monde d'espérances
n'a pas sombré dans la catastrophe.
On se tromperait en croyant qu'un lourd manteau de
tristesse est étendu sur nos écoles spéciales. On y
joue, on y est gai, turbulent, espiègle comme dans les
écoles de clairvoyants. J'ai fréquenté les unes et les
autres : je ne saurais dire dans lesquelles nos maîtres
avaient de nous meilleur compte. Rien ne rappelle
dans nos Institutions à l'attention de chacun une infir-
mité que tout le monde partage. Elle n'est pas sentie
parce qu'elle ne crée une infériorité pojjjr personne.
Une société d'aveugles ne se soucierait aucunement
de la vue. Wells nous assure qu'elle traiterait ceux qui
s'en prétendraient doués comme nous traitons les
prétendus interprètes de l'archange Gabriel.
Le seuil de l'école à peine franchi, les amertumes
commencent. « Je souffre, disait un aveugle dans une
enquête dont nous reparlerons, je souffre, moi qui
n'ai que quatre sens, de vivre au milieu de gens qui
en ont cinq. » La privation d'un sens n'est pas ce qui
le tourmente, mais bien l'infériorité où elle le place
vis-à-vis des autres. Il a un mal extrême à marquer
sa place dang une société qui est faite par des voyants v
et pour des voyants. Si le voyant échoue dans une
entreprise, il a toujours ses yeux et ses bras pour en
recommencer une autre. L'aveugle, qui, àgrand'peine,
s'est assuré un mode d'activité, est dans l'obligation
de triompher. Sur l'échiquier social, il n'y a pour tt^i
334 LE MONDE DES AVEUGLES
qu'une case; il lui faut vaincre où il est, ou bien
c'est la torture morale de se sentir une charge
pour sa famille. Bien plus que cette difficulté sa
dépendance, une dépendance de tous les instants,
lui pèse lourdement : en outre des services "courants
que les hommes en société se doivent les uns aux
autres, l'aveugle en attend un grand nombre qui
lui sont particuliers. Même pour s'acquitter de sa
tâche il a sans cesse besoin d'autrui : un secrétaire lui
lit les lettres de ses clients; pour se rendre à ses
leçons, pour se faire dicter un morceau de musique
qui n'existe pas en Braille, pour faire une démarche
quelconque, partout il lui faut un aide, et une négli-
gence ou un simple retard de son aide peuvent
être pour lui de grave conséquence. Constamment ce
sont de petites indulgences, de petites complaisances
sur lesquelles il lui faut compter de la part de son
entourage. 11 se sent comme enchaîné. Par-dessus
tout il est le jouet du préjugé : autour de lui il ne
sent que méjance, qu'incrédulité en ses talents, chez
ceux qui devraient l'employer. Du moins s'ils le con-
naissaient! s'ils lui donnaient le moyen de montrer
ce qu'il est et ce qu'il peut ! Mais non, ils ont sur lui
une idée arrêtée d'avance. Quoi qu'il sache faire, il
est aveugle. « Quand on les a convaincus sur un
point, écrit un de ces travailleurs découragés, vite on
s'aperçoit que les méfiances renaissent sur un autre. »
C'est toujours à recommencer.
Ces obstacles, qui arrêtent l'aveugle à chaque pas,
qui l'empêchent de mettre en valeur son savoir efcson
talent, voilà pour les natures volontaires la forme la
plus aiguë que prend la douleur de la cécité. Elle est
tout autre chose que le découragement rongeur ou la
révolte qui saisissent, au fond de leur cabinet où ils
attendent en vain, le médecin sans clients ou l'avocat
sans cause : chacun de ces déboires, en effet, est senti
comme une déchéance; ils enfoncent peu à peu dans
LA PSYCHOLOGIE DE l'àVEUGLÉ EN SOCIÉTÉ 335
le cœur ce sentiment poignant que la cécité est une
infirmité dégradante, une infirmité qui ravale au-des-
sous des autres, qui fait sa victime incapable de s'ac-
quitter des devoirs d'un homme, incapable, par suite,
d'aspirer aux joies de l'homme, aux consolations du
foyer dont pourtant elle a plus besoin que tout autre.
Dans une nature où la sensibilité l'emporte sur la
volonté, l'humiliation sera bien encore le principe de
. la détresse morale ; elle se manifestera toutefois prin-
cipalement non plus dans les déceptions de l'activité
professionnelle, mais dans les rapports sociaux de la
vie journalière. Les petits services attendus des uns
et des autres pour celui-là ne sont pas seulement une
légère entrave; ils le travaillent d'une inquiétude qui
peut aller jusqu'au supplice, l'inquiétude d'être impor-
tun à son entourage^ ils représentent aussi de mul-
tiples dettes de reconnaissance, parfois sans doute très
douces, mais aussi, suivant les personnes, souvent
pesantes. Sa liberté d'agir et de parler en est comme
garrottée. La servitude du guide n'est pas seulement
une lourde gêne, elle remue en lui d'intimes pudeurs :
un étranger est de moitié dans sa correspondance,
s'associe à nombre de ses actes, à ceux-là mêmes qui
ne veulent pas^de témoins ; à ne supposer même de
sa part aucune de ces incorrections ou de ces légè-
retés qu'une imagination ombrageuse est toujours
prête à grossir, sa seule présence est une offense.
Pour un épiderme sensible, plus pénibles encore sont
les blessures du préjugé dans nombre de milieux où
chaque mot, chaque geste semblent dénoncer à
l'aveugle qu'on le confond avec. un impotent ou avec
un faible d'esprit. Je suis très loin de dire,. comme
on le croit souvent, qu'il faut éviter la moindre allu-
sion à sa cécité ; on peut fort bien lui en parler, mais
il faut le faire avec naturel, avec justesse, avec un
sentiment exact des incapacités qu'elle comporte. Ce
qui le choque ce sont les apitoiements sans pudeur,
333 LE MONDE DES AVEUGLES
les étalages d'une admiration qui n'est pas moins
pénible parce qu'elle procède de la même, ignorance
insultante, les offres de service sans mesure pour la
moindre chaise à transporter ou pour le moindre livre
à remettre en place. Sur la porte d'une institution
d'aveugles on a gravé : « Défense aux visiteurs de
laisser échapper des expressions de pitié. » Le direc-
teur de cette école était un psychologue. Par réaction
contre toutes ces exagérations bifen intentionnées,
l'aveugle devient parfois d'une hyperesthèsie maladive;
il exagère en retour ce que j'appellerais volontiers son
préjugé à rebours. Car il y a, avouons-le, un préjugé à
rebours : toute l'ambition de l'aveugle, toutes les
aspirations intimes de sa sensibilité vont à égaler le
voyant, ou tout au moins à l'approcher autant qu'il le
peut, à faire oublier sa tare. De là à méconnaître par-
fois les limites du possible et de l'impossible, à perdre
de vue ses incapacités réelles^ à vouloir plus que ses
forces, il n'y a souvent qu'un pas. Entre deux états
d'esprit aussi contraires, dont l'un tend à considérer
la cécité comme un accident sans importance, et l'autre
ne va à rien moins qu'à en faire le plus grand des mal-
heurs qui menacent la vie humaine, les heurts ne peu-
vent manquer d'être perpétuels. De 14 cette timidité,
fréquente chez l'aveugle, qui n'est qu'un produit de
x son amour-propre blessé et surexcité : s'il lui arrive
de se heurter devant des étrangers, de manquer à
reconnaître une voix, de commettre quelqu'une de ces
petites maladresses qui sont la rançon de son état, il
les grossit en imagination parce qu'il sent que les
spectateurs y trouvent à tort une confirmation de leur
préjugé. Même les petits accidents qui sont inévitables
pour tous, briser un verre, répandre quelques gouttes
d'eau, tous ces riens auxquels nul n'attache d'impor-
tance, lui deviennent parfois douloureuxà lui, comme
s'ils lui étaient moins permis qu'à tout autre. Cette
préoccupation de l'opinion, exaspérée par le préjugé,
LA PSYCHOLOGIE BE L'AVEUGLE EN SOCIÉTÉ 337
peut aller jusqu'à l'angoisse. La crainte de l'humi-
liation paralyse ses mouvements et les regards qui le
fixent semblent se matérialiser et tomber lourds sur
son visage et sur ses membres.
Ce n'est pas qu'en revanche il ne rencontre des
natures d'élite dont la, présence seule, comme par une
vertu magique, apaise ces troubles de la timidité,
avec lesquels l'aveugle se sent de plain-pied, , parce
qu'ils sont de plain-pied avec lui. Une intuition mys-
térieuse leur révèle ce qu'est, la cécité. Ils savent
avant qu'on le leur ait dit qu'obliger l'aveugle, ce
n'est pas agir en toute occasion à sa place, c'est sans
affectation, l'aider à prendre aussi large que possible
sa part de l'action commune, de manière à lui laisser
la satisfaction d'agir avec les autres et comme les
autres, même pour les autres à son tour. Leur atten-
tion, quoique vigilante, ne pèse pas, tant elle est
naturelle, tant elle a aussi de pudeur discrète. Ils
soupçonnent d'instinct ce qui est difficulté pour
l'aveugle, ils l'en déchargent sans en parler, presque
sans y penser. Ils ont immédiatement compris que,
pour le guider, il faut non le prévenir des accidents
du chemin, mais les lui faire deviner à leurs mouve-
ments. Ils lui offrent tout le concours nécessaire et
rien .que le concours nécessaire. Ils l'entretiennent
de tout, même de la cécité, sans le plus léger
embarras. Ils ont cet art merveilleux de divination
qu'on appelle le tact, mélange mystérieux fait de la
plus fine intelligence et du cœur le plus délicat. Oh!
les fleurs exquises de la bonté humaine dont il est
parfois donné à l'aveugle de savourer le parfum !
Elles ont une puissance souveraine pour adoucir
ses plaies. On a dit que l'aveugle est pessimiste envi-
ron de la quinzième année à la trentième. C'est là un
jugement trop sommaire sans doute : beaucoup
passent insouciants dans la vie. Il en est qui exploi-
tent le préjugé, loin d'en souffrir. Il est vrai pourtant
338 LE MONDE DES AVEUGLES
que souvent l'aveugle qui se heurte à de grosses diffi-
cultés dans son métier, ou encore celui qui, réussis-
sant dans ses entreprises, est doué d'une sensibilité
aiguë, tombe souvent vers l'adolescence dans une
sorte de pessimisme dont la durée est très variable
aussi bien que la profondeur. Puis il s'habitue à son
sort, il endurcit ses nerfs, et l'équilibre revient.'
J'ai lu récemment une courte nouvelle dont le
héros, un aveugle de lamille riche, nous est présenté
au moment où il sort de l'école. Son enfance, au
milieu de camarades aveugles comme lui, a été enso-
leillée de bonheur et d'insouciance. Le premier hiver
qui suit sa libération est encore tout à la joie : l'ani-
mation de la grande ville ne lui permet pas de se
replier sur lui-môme. Théâtre, concerts, cafés-chan-
tants, soirées, danses, relations variées étendent de
tous côtés son horizon.borné, éveillent à la fois toutes
les sensations dans cette âme de collégien. C'est un
enivrement délicieux. Les amies de sa sœur fréquen-
tent la maison ; les camarades de ses frères lui appor-
tent des livres, viennent parler devant lui de'femmes,
de philosophie, d'art. Mais bientôt il se sent comme
étranger dans cette vie : on le traite en infirme. Il ne
s'en était point aperçu d'abord. Les jeunes ftlles ont
avec lui des familiarités qu'elles ne se permettent pas
avec d'autres jeunes hommes de son âge. Elles lui
apportent des fleurs : avec un aveugle cela né tire pas
à conséquence. Les amies de sa mère chuchotent à,
voix basse en le regardant. Quand il a dû céder à
leurs prières et jouer un morceau de piano devant
elles, qu'il ait choisi une valse ou une marche funèbre,
toujours en le complimentant elles ont des larmes
dans la voix. C'est que tous travaillent autour de lui ;
lui seul est inactif. Il étouffe dans cette vie factice où
tout le blesse. Un jour il se décidç à quitter ses
parents pour vivre la vraie vie, une vie de travail.
Personne autour de lui ne le comprend : que luiman-
i\
LA PSYCHOLOGIE DE l'àVEUGLE EN, SOCIÉTÉ 339
que-t-il donc à la maison? Devient-il fou? Sa mère se
désespère ; sa sœur assure qu'il aime une de ses amies
et se reproche de n'avoir pas prévenu une inclination
aussi déraisonnable; le père hausse les épaules:
« Qu'il s'amuse à donner quelques leçons, si cela'lui
fait plaisir, tout en restant parmi nous » ; les frères
ricanent : « Laissez-le donc essayer, ce ne sera pas
long, et il n'en goûtera que mieux ensuite les avan-
tages de la maison. » Il part, presque maudit, s'ins-
taller avec un camarade, un accordeur aveugle qui
travaille du matin au soir. Là encore l'inintelligente
sollicitude de ses parents le suivra : pour l'amener
plus vite à résipiscence on charge sa propriétaire de
lui rendre la vie impossible, d'écarter ses clients, de
payer son» guide pour lui manquer de parole. Ils
achètent à beaux deniers comptants le malheur de
leur enfant, ils n'ont pas compris que l'unique
remède au contraire était de lui faciliter sa
lâche, que le travail surtout quand une main bien-
veillante en a supprimé les aspérités trop rudes &
quand il est couronné de succès, offre à l'aveugle son
plus sûr refuge parce qu'il diminue sa dépendance et
parce que seul U peut faire taire le préjugé.
VI
Le contact de la société des voyants ne réserve pas
seulement <Je$ souffrances ô. l'aveugle ; il risque encore
de le corrompre.
Entouré d'aveugles conupae lui, non plus que par
aucune douleur incurable, il ne se distingue des
autres hommes par aucune défaillance morale parti*
culière. Ceux qui l'accusent d'avoir un caractère
ombrageux sont trompés parleurs déductions logiques ;
ceux qui s'étonnent de lui trouver une, humeur aussi
facile et enjouée sont encore les dupes de la même
illusion : ils s'exagèrent ces qualités en lui, parce
340 LE MONDE DES AVEUGLES
qu'ils s'attendent à rencontrer les défaut^ contraires.
Mais dans la société des voyants la cécité est une
cause d'inégalité. Or toutes les causes d'inégalités pro-
fondes parmi les hommes engendrent des vices. En
raison de ses infériorités, l'aveugle est souvent porté
à se dispenser de certains devoirs et à s'arroger des
droits particuliers. D'instinct il regarde les autres
comme tenus à lui rendre des services, et soi-même
comme déchargé d'obligations envers autrui. Ce sont
des compensations qui lui sont dues; et plus le pré-
jugé grossit ses infériorités, plus il grossit du même
coup les compensations. Si, théoriquement, quand il
est contenu dans de justes limites, c'est là un prin-
cipe soutenable, on devine dans la pratique à quels
abus il peut conduire. Il est un dangereux ferment
pour l'égoïsme qui sommeille en chacun de nous.
Cette tendance à abuser d'autrui est souvent fortifiée
dès le plus bas âge chez l'aveugle par les opinions
fausses de son entourage. Nombre de parents en
gâtant leur petit infirme sous prétexte de lui faire
oublier son mal, en faisant tout pour lui parce qu'ils
le pensent incapable d'agir par soi-même, l'habituent
à tout attendre des autres, à tout exiger, et lui prépa-
rent un caractère in sociable. \
Si une éducation vigoureuse n'y met ordre, ils ris-
quent d'en être les premières victimes, car l'ingra-
titude estla conséquence inévitable de l'égoïsme. Pour
des services dus, il n'y a pas de reconnaissance.
Leurs enfants en souffriront bien plus encore, d'abord
et surtout parce qu'ils tariront autour d'eux les sym-
pathies dont l'aveugle a tant besoin, ensuite parce que,
réclamant des autres beaucoup plus qu'ils ne rece-
vront, ils s'exposeront à de perpétuels déboires.
L'égoïsme a pour effet encore de fausser les juge-
ments que nous portons sur nous-mêmes. La vanité
— faut-il dire l'orgueil? — est un défaut fréquent
parmi les aveugles. Tout contribue à la nourrir dans
LA PSYCHOLOGIE DE L'AVEUGLE EN SOCIÉTÉ 341
leurs relations sociales. Imaginez dans son école un
enfant aveugle de dix à douze ans : il apprend à lire,
à écrire, à compter, à rempailler des chaises, à jouer
un peu de piano. Au milieu de ses camarades qui
travaillent comme lui il sait qu'il ne fait rien là que
de très ordinaire, et tant qu'il ne causera qu'avec eux
sa modestie ne court aucun risque particulier. Mais
voici des étrangers qui visitent l'établissement : on
fait venir le petit élève, on l'interroge, on s'extasie :
Est-il donc possible qu'un aveugle parvienne à de
semblables résultats ! Sans doute quand les visiteurs
ont tourné les talons, le petit prodige fait avec ses
camarades des gorges chaudes de tant de naïveté ; le
poison n'en pénètre pas moins lentement dans son
cœur. Et cette petite scène se renouvelle souvent,
tous les huit jours peut-être. Viennent les vacances :
le théâtre change, mais la scène reste la même. Le
petit aveugle part pour son pays natal. Les parents,
les amis sont conviés à venir constater les progrès :
ils sont émerveillés. Us avaient dit adieu au bambin
en hochant la tête : à quoi bon l'envoyer au loin, lui
faire de la peine? il ne peut rien apprendre, il est
aveugle. Et le voilà qui revient savant comme un
maître d'école. La surprise et l'admiration délient les
langues. Notre petit prodige finit par se prendre au
sérieux : ses camarades d'ailleurs ne sont plus là.
Peut-être même les tentations sont-elles venues plus
jeune encore. Dans sa famille peut-être chaque fois
qu'il acquérait un petit talent, qu'il apprenait à nouer
ses cordons de souliers ou à plier sa serviette, ses
parents émus criaient au miracle. Il faudrait une forte
tête pour résister à tant d'encens.
De fait, j'avoue avoir rencontré bien des aveugles
déplaisants par une puérile vanité, et les mêmes bien
souvent étaient accusés d'ingratitude et .d'égoïsme.
En général j'ai eu le sentiment très net que leur milieu
les avait gâtés, que, placés dans des circonstances
842 LE MONDE DES AVBUGLB8
différentes, ils n'eussent pas contracté cette déviation
morale, qu'à tout prendre la cécité en avait été pour
eux l'occasion plutôt que la cause directe. Aussi n'est-
elle en aucune façon une Conséquence nécessaire de
la cécité. Un peu de tie intérieure suffit pour remettre
les choses au point et balayer tout péril ; or on sait
que la vie intérieure n'est pas rare chez les aveugles.
Beaucoup d'entre eux se distinguent par une graftfc
délicatesse de sentiments, et n'ont pas même été
effleurés par ces défauts ou par ces vices qu'on a par-
fois appelés les vices de l'aveugle. Certes n'allons pas
inversement avec quelques optimistes, que M. Heller
réprend à juste titré, accorder à l'aveugle une supé-
riorité morale, nous imaginer qu'il est nécessairement
doué d'un privilège de juger et d'agir toujours avec
bon sens; mais si, pas plus que les vices dont nous
parlons, les qualités de pondération et de jugement
ne sont aucunement des conséquences fatales de la
cécité, comme eux, en revanche, elles sont parfois favo-
risées par la cécité* Or elles tiennent en échec l'inva-
sion defe mauvais sentiments. C'est par elles qu'une
élite nombreuse est mise tout à fait à couvert.
Pour la masse, on doit chercher d'autres préser»
vatifs. L'enseignement de la morale, dans nos écoles
spéciales, devrait comporter à tout le moins un cha-
pitre de plus que celui des voyants : il serait impor-
tant d'insister auprès des enfants aveugles (ce qu'on
ne fait nulle part à ma connaissance) sur les incapa-
cités de la cécité» Sur les limites qu'elle impose fatale»-
ment à l'activité, sur les devoirs aussi qu'elle entraîne
envers les autres en raison même de la dépendance
qu'elle crée. On redoute, en les faisant réfléchir sur
ees questions, dé briser leur énergie; en ne le faisant
pas, on laisse libre cours en eux à une sorte d'irréa-
lisme qui est très préjudiciable aux autres comme à
eux-mêmes. Mais un enseignement oral n'est jamais
qu'une digue bien fragile. Le remède . le moins ineffi-
LA PSYCHOLOGIE DE L'AVEUGLE EN SOCIÉTÉ 343
cace peut-être c'est ici encore le travail : en partici-
pant à la tâche commune, l'aveugle entre en lutte avec
des concurrents; il apprend, en se comparant avec
eux, à connaître sa véritable valeur et il touche du
doigt ses infériorités réelles ; il apprend aussi à estimer
à son prix le concours qu'il attend d'autrui. La con-
currence n'est pas prodigue de flatteries. Elle est
une école de réalisme. Celui qui est guérissable sera
guéri par elle.
VII
Le souci de sa moralité et de son bonheur com-
mande donc le travail à l'aveugle, autant que le souci
de sa dignité. Un exemple va nous montrer que, par
le travail, à de certaines conditions, l'adaptation au
milieu social se fait d'une manière satisfaisante. Il
me sera fourni par notre Institution Nationale des
Jeunes Aveugles, l'école même de Valentin Haûy.
Vaientin Haûy s'était proposé de faire des aveugles
des ouvriers manuels. Il leur enseignait le cannage et
le rempaillage des chaises, la vannerie, la corderie,
la fabrication des chaussons en lisière, etc. Dans son
école on donnait sans doute les notions générales
que tout homme doit posséder ^ on enseignait aussi
un peu de musique, mais l'effort principal était con-
centré sur les métiers manuels. J'ai dit déjà les rai-
sons pour lesquelles l'ouvrier aveug!*e ne peut pas, en
général, gagner entièrement sa vie. Les obstacles
devaient grandir encore pour lui au cours du xix e siè-
cle par suite des progrès du machinisme. Aujourd'hui
l'ouvrier qui ne peut pas conduire les machines, qui
n'a pas place à l'usiné, doit le plus souvent se con-
tenter d'une rémunération infime.
Aussi, un demi-siècle plus tard, un changement
radical s'était produit : la musique, qui d'abord
n'avait été admise qu'à titre de distraction, était pas-
\
344 LE MONDE DBS AVEUGLES
sée au premier plan et son enseignement se dévelop-
pait de plus en plus au détriment des métiers ma-
nuels. Ceux-ci devenaient exclusivement le lot des
élèves réfractaires à toute culture musicale. On trou-
vait, en effet, dans les postes d'organiste et de pro-
fesseur de musique, des débouchés beaucoup plus
lucratifs. L'alphabet en points saillants, invejité pré-
cisément dans le même temps par un élève de l'Ins-
titution, Louis Braille, permit de développer rapide-
ment et avec beaucoup de succès cet enseignement
musical. L'enseignement intellectuel étant également
facilité, les jeunes musiciens purent beaucoup plus
aisément s'assurer le degré de culture eiigé par leur
situation nouvelle.
Peu de temps après, un autre élève de l'école,
Montai, en dépit des réprimandes de ses maîtres,
s'ingéniait à démonter un piano en cachette. Il prou-
vait que les aveugles peuvent accorder parfaitement,
et il enseignait bientôt l'accord à ses camarades de
la veille.
Ainsi, sous la pression du besoin, les aveugles de
l'Institution Nationale s'étaient ouvert deux chemins
vers la lumière. Ils s'étaient acquis deux branches
d'action nouvelles, deux branches dans lesquelles
l'activité physique était relativement aisée, et qui
comportaient en revanche un capital de talents et
de connaissances. Une troisième allait bientôt s'y
joindre : les plus entreprenants parmi les accordeurs,
quand ils disposaient de quelques ressources, devaient
être vite tentés d'acquérir un magasin de pianos, et de
joindre aux produits de leurs accords ceux d'un petit
commerce de lutherie et de musique. Là aussi, pour
peu qu'ils pussent se décharger sur une personne de
confiance de quelques détails pratiques, ils trouvaient
l'emploi de facultés intellectuelles que la cécité
n'avait pas entamées. Un autre débouché était encore
offert à ces mêmes facultés, alors même qu'elles ne
LA PSYCHOLOGIE DEL' AVEUGLE EN SOCIÉTÉ 345
se doublaient pas d'aptitudes musicales ou commer-
ciales, dans les postes de professeurs d'aveugles, car,
dèfc l'origine, la tradition s'était établie de choisir
parmi les meilleurs élèves les futurs maîtres de
l'école, non seulement pour la musique mais encore
pour l'enseignement N intellectuel. Ces postes enviés se
trouvèrent multipliés vers le milieu du siècle par la
création de nombreuses écoles spéciales.
On avait donc été amené à déclasser les élèves :
presque tous appartiennent en effet aux milieux les
plus indigents où sévissent particulièrement les causes
les plus ordinaires de la cécité — accidents, défaut
d'hygiène, appel trop longuement différé du spécia-
liste. On avait senti que, pour qu'ils pussent mener
une vie complète, il fallait, par l'instruction, élever
tous ceux qui en étaient susceptibles à une classe
sociale plus haute.
Enfin une Société de patronage se fondait bientôt
à l'Institution, qui avait pour mission de rester en
contact perpétuel avec les anciens élèves de la mai-
son, de leur venir en •aide au befeoin et de leur créer
un milieu de sympathie dans les régions où ils étaient
' placés. Aux trois défauts ordinaires que nous signa-
lions tout à l'heure, on s'efforçait donc de porter
remède : on organisait un enseignement profes-
sionnel adapté aux besoins des aveugles, on s'ef-
forçait de les seconder dans leurs difficultés particu-
lières, et on engageait autour d'eux la lutte contre le
préjugé.
Les résultats furent appréciables et à ce vigoureux
effort les élèves die l'Institution Nationale durent une
prospérité relative. En 1905 la Société de patronage
était en contact avec 264 pupilles, pour ne parler que
des hommes 1 . Parmi eux 64, le temps de l'école
1. Voir le rapport de M. Mahaut dans le Compte rendu de la
Société de placement et de secours en faveur des élèves sortis de
l'Institution Nationale des Jeunes Aveugles (1905). En ce qui
346 LE MONDE DES AVEUGLES
achevé, sont rentrés dans leurs familles. Ce pont les
moins vaillants; pour la plupnrt ils ne se sont pas
senti l'énergie nécessaire pour tenter l'aventure d'une
vie indépendante. Une trentaine sont des malades ou
des incapables; les autres contribuent par leur tra-
vail aux dépenses communes de la famille, mais sur
ce nombre sept ou huit seulement seraient en état de
se suffire entièrement. Un second groupe est formé
par 94 célibataires qui se sont constitué une vie
indépendante. En moyenne ils subviennent un peu
juste à leurs besoins, mais ils y subviennent; quel-
ques-uns, en petit nombre, demandent des secours
de temps à autre, mais quelques-uns aussi, en revan-
che, jouissent d'une petite aisance. Enfin, 106 4 , soit
40 °/ , ont pu assumer la charge de fonder une petite
famille et de conquérir de haute lutte les joies du
foyer avec le sentiment d'une vie pleinement nor-
male. Il est vrai que 16 d'entre eux n'arrivent pas à
boucler leur budget : ils se sont mariés prématuré-
ment, ou bien les enfants sont venus trop nombreux.
18 autres font appel de loin en loin aux secours de la
Société; mais 72 vivent indépendants, une tren-
taine même sont dans une bonne situation. Au total
85 °/ sont au-dessus de leurs affaires. Tous ou
presque tous ont dû être aidés au début, puis leur
position s'est progressivement améliorée.
L'an dernier une enquête intéressante a été faite
parmi tous ces anciens élèves de l'Institution Natio-
nale, qui vivent isolés les uns des autres, dispersés
concerne les femmes, on peut avoir le rapport de M 116 Boulay
dans le Compte rendu de la môme Société pour Tannée 1909.
On y constatera qu'à cette date la Société était en relations avec
434 anciennes élèves. Si Ton supprime de ce nombre 26 malade*
ou incapables, 10 retraitées et 2 débutantes non encore pourvue!
de postes, on a un reste de 96 femmes aveugles qui toutes,
gagnaient intégralement leur vie, à savoir 75 dans des pen-
sionnats et 21 à titre de professeurs privées.
1. Leur nombre est aujourd'hui porté à 120.
LA PSYCHOLOGIE DE Y/avEUGL* FN SOCIÉTÉ 347
à travers la France entière. Il s'agissait de savoir dans
quel esprit ils acceptent la fcécité. On leur a demandé
de dire, en se comparant aux -membres voyants de
leur famille, comment ils apprécient leur propre
situation.
Leurs réponses confirment avec unanimité ce que
nous disions tout à l'heure : personne parmi eux ne
souffre de ne pas voir la lumière ou les beautés de la
nature. Ils se plaignent presque tous des inconvé-
nients qu'entraîne la cécité, non de la cécité elle-
même.
Une seconde constatation qu'on y peut faire, c'est
qu'en général ils sont satisfaits de leur sort. Je sais
bien qu'au fond de leur satisfaction il y. a une illusion
dont pour la plupart ils sont les dupes : ils se féli-
citent beaucoup de la culture intellectuelle et artis-
tique qui leur a été donnée, des jouissances qu'ils
en retirent, et ils plaignant leurs pères et leurs frères
de n'avoir pas reçu la pareille, ils se louent que la
cécité leur ait ainsi permis de gravir quelques gradins
de l'échelle sociale. Ils ne se disent pas que ces
joies du travail intellectuel et artistique dont ils font
tant de cas ne manquent pas à leurs pères et à leurs
frères qui n'en ont nulle expérience* et qu'inversement
leurs pères et leurs frères ont des joies qu'eux-mêmes
ne soupçonnent pas. Toute comparaison leur est donc
impossible entre ce qu'ils sont et ce qu'ils seraient.
Il n'en est pas moins très caractéristique de leur état
d'esprit de penser que pour eux un équilibre s'éta-
blit entre la perte qu'ils ont faite et le bénéfice qui
en est résulté.
Le véritable point de comparaison doit être cher-
ché non chez les parents mais chez les concurrents.
Cette éducation, qui les sépare des premiers, est à
tout prendre un accident : elle ne supposait pas
nécessairement la cécité, et la cécité ne la supposait
pas nécessairement; la vue seule les distingue des
348 LE MONDE DES AVEUGLES
seconds. C'est donc quand ils se confrontent avec les
seconds qu'ils jugent leur cécité. Sur ce terrain
certes les plaintes sont plus amères. On souffre par-
fois durement dans son amour-propre d'aveugle et
dans ses espérances déçues de se sentir dépassé par
des rivaux qui n'ont sur vous d'autre avantage que
celui des yeux. Mais quand le travail est satisfaisant,
il est notable que bien vite on oublie la servitude
du guide et les injustices de l'opinion, ou toiit au
moins les souffrances s'émoussent grandement dans
le sentiment d'une activité qui réhabilite. Or le tra-
vail est souvent satisfaisant dans ce petit monde.
Ma situation, écrit un débutant, s'est développée d'une
manière incroyable depuis un an. Parti de très bonne
heure je ne rentre chez moi que le soir vers neuf ou dix
heures. Je déjeune toujours en courant, là où je suis. J'ai
trente-cinq heures de leçons par semaine ici, et quatorze
heures à Saint-Jean, en tout une cinquantaine d'heures. Je
n'ai plus ni fêtes ni dimanches. Je comble mes rares vides
par des accords : j'en fais en moyenne six par semaine ; je
tiens toujours l'orgue à Notre-Dame; je joue dans les soi-
rées; je m'occupe de la vente et de la réparation des
pianos ; bref, je n'ai pas une minute à perdre. D'après tout
ceci, inutile d'ajouter que la cécité m'a ouvert une carrière
beaucoup plus avantageuse que celle que j'étais en droit
d'attendre de mon origine.
Un autre nous dira :
J'ai dû commencer ma carrière avec des dettes ; aujour-
d'hui, à part le courant de mes échéances commerciales,
je ne dois plus rien à personne. J'ai un mobilier d'une
valeur de 10.000 francs, 15 pianos, 1.000 francs de lutherie et
2.000 francs de crédit commercial. J'ai fait, en 1911, à peu
près 10.500 francs d'affaires, dont 6.000 francs de travail, et
le reste en vente et locations ; cela fait 7.500 francs de béné-
fice net. Combien je suis envié par mon frère et ma sœur !
Chez ceux qui sont parvenus à ces résultats l'adap-
tation au milieu social ne comporte plus de heurts
\
■X
LA PSYCHOLOGIE DE L'AVEUGLE EN SOCIÉTÉ 349
en général que de loin en loin. Leur entourage s'habi-
tue à les considérer peu à peu comme des êtres nor-
maux, et là est le remède essentiel aux douleurs comme
aux défauts de la cécité. Les entraves inévitables subsis-
tent seules, dont on prend plus aisément son parti et
qu'une organisation de jour en jour meilleure s'ef-
force d'atténuer progressivement. Les mots de
* accident heureux » ou de « catastrophe providen-
tielle » parfois échappent, je ne dis pas sans doute
aux natures les plus fines, mais aux plus, simples, qui
nous laissent comprendre ainsi la cure merveilleuse
que peuvent effectuer dans une âme d'aveugle une
instruction appropriée, féconde en satisfactions
intimes comme en résultats matériels, et un patronage
intelligent.
VIIï
Un succès aussi encourageant indique clairement
la voie à suivre.
L'adaptation de l'aveugle au milieu social ne s'est
pas faite partout suivant ce type. Souvent, sans
doute, on s'est contenté de copier plus ou moins
adroitement l'exemple de Paris, mais dans plusieurs
pays l'œuvre de Haûy a été marquée d'une empreinte
originale. Nous avons vu dt'jà que l'Allemagne a
apporté son esprit de méthode minutieuse dans
l'élaboration d'une éducation rationnelle des sens,
tandis que l'Angleterre et l'Amérique s'attachaient
surtout au développement physique, et que la France
concentrait son principal effort sur la culture artis-
tique. Comme dans la pédagogie, la variété des
caractères nafronaux se retrouve dans les places
diverses qui ont été faites aux aveugles parmi les
clairvoyants.
L'Allemagne semble s'en être tenue à \d concep-
tion de llaiiy, mais elle a eu le mérite de l'exploiter
350 LE MONDE DES AVE f G LES
méthodiquement et d'en tirer un parti inespéré.
Là, l'idéal des directeurs d'écoles semble être do faire
de tous les aveugles des ouvriers, de les enrégimen-
ter à la prussienne dans des ateliers-asiles, et, & la
fois par l'internat et par une majoration artificielle
des salaires, de les mettre à l'abri des difficultés 4e
la vie. Plus en Allemagne on étouffe l'initiative indi-
viduelle, plus en Amérique et en Angleterre 09
s'efforce de la stimuler. Les directeurs américain!
reprochent aux Allemands de former les aveugles à
se contenter de leur triste sort plutôt que de les
inciter à l'améliorer. Le but pour eux est do déve-
lopper en chacun ses qualités naturelles, afin de
mettre chacun dans les meilleures conditions pour
courir la grande aventure de la vie.
Ces diverses méthodes ont leurs mérites et leurs
défauts. L'une compte peut-être trop peu sur l'in-
dividu, et l'autre trop. Nous rêvons en France d'une
assistance qui pourrait suivre l'aveugle de sa nais-
sance à sa mort, et dont les liens d'une extrême
souplesse, selon les besoins, se resserreraient ou se
détendraient de manière à unir le maximum de
liberté aru maximum de sécurité. Les méthodes étran-
gères pourtant, à condition d'en corriger les excès,
peuvent nous aider à améliorer la nôtre. A vrai dire,
elles ne devraient pas s'exclure les unes les autres
elles se complètent : l'atelier allemand, ou une orgar
nisation analogue, comme celle qu'on a introduite de-
puis une vingtaine d'années à l'école Braille de Sainte
Mandé, s'impose peut-être pour les plus maladroits;
la témérité anglo-saxonne est peut-être favorable
aux plus vaillants, et c'est sans doute par ce que nous
avons appelé la méthode française qu'on en conduit
le plus grand nombre à réaliser plus ou moins com-
plètement le rêve d'indépendance que tous portent
au fond de leur cœur.
Le progrès viendra d'une meilleure appropriation
LA PSYCHOLOGIE DE L*AVEUGLE EN SOCIÉTÉ 851
aux besoins individuels de ces diverses conceptions
qui sont issues de l'expérience. J'ai dit ailleurs, et
ne puis redire ici sans m'éloigner de mon sujet,
comment me semble devoir se poursuivre demain
l'adaptation de 4'aveugle au milieu social. Les deux
tâches essentielles qui s'imposent d'abord sont la
réorganisation de notre enseignement spécial des
aveugles et le perfectionnement de notre système
de patronage. L'Etat seul peut nous donner cette
réorganisation de l'enseignement dont j'ai essayé de
marquer les principes. Le patronage est exercé
principalement, chez nous, depuis vingt-cinq ans,
par une œuvre magnifique, création d'un aveugle,
M. Maurice de la Sizeranne, V Association Valentin
jffaùy pour le bien des aveugles; elle a donné déjà
des résultats admirables en développant l'instruction,
en subvenant aux besoins individuels, en luttant
contre le préjugé, surtout en organisant le petit
monde spécial des aveugles pour faire face à leurs
besoins matériels et moraux (bibliothèques, construc-
truction d'appareils spéciaux de tout genre, publica-
tions en points saillants, groupement des aveugles et
de typlhophiles en vue d'une action commune, etc.).
Aidée d'œuvres similaires qui la secondent, elle pour-
suivra l'exécution de son large programme; elle
viendra, plus efficacement encore que par le passé,
en aide aux accordeurs et aux musiciens actuellement
en période de crise, aux ouvriers surtout en suscitant
la création d'ateliers qui chez nous sont beaucoup
moins nombreux et moins bien organisés qu'en Alle-
magne ou en Angleterre; elle s'efforcera de trouver
des débouchés nouveaux à l'activité de l'aveugle et de
faire prospérer ceux qui chez nous viennent de
s'ouvrir : matelasserie, cordonnerie, enseignement
des langues, surtout le massage.
Héritière de la pensée de Valentin Haûy et de Louis
Braille, elle n'oubliera pas que seule, pour l'aveugle,
352 LE MONDE DES AVEUGLES
l'assistance par le travail est efficace, parce que seul
le travail rémunérateur assure son adaptation au
milieu social. Le but auquel doivent tendre tous les
efforts, aussi bien du patronage que de renseigne-
ment réorganisé, c'est de permettre au plus grand
nombre possible d'aveugles de se suffire par leur
travail.
PIN
t
\
TABLE DES MATIERES
PREMIÈRE PARTIE
L'INTELLIGENCE
Pages
Chapitre I. — Les faculté! intellectuelles • . 1
I. — L'intelligence de V aveugle et V opinion 1
II. — Les notions inaccessibles à Vaveugle 5
III. — V acquisition des idées , 7
IV. — Les enseignements de V expérience 13
V. — Particularités intellectuelles 16
Chipitre II. — La culture intellectuelle et l'alphabet
Braille 23
I. — La psychologie de la lecture tactile 23
II. — Les avantages de V alphabet Braille 30
III. — Les conquêtes et les applications de Valphabet
Braille 35
IV. — La mise en valeur de Valphabet Braille et la '
bibliothèque des aveugles 38
Chapitre III. — Le travail intellectuel : une expérience. 43
I. — Le travail d'érudition est accessible aux aveugles.
La préparation 44
II. — V exécution 47
DEUXIÈME PARTIE
LA SUPPLÉANCE DES SENS ET L'ACTIVITÉ
DE L'AVEUGLE
Chapitre IV. — La suppléance des sens. Sa nature et
son mécanisme ' 56
I. — La suppléance et la légende 5G
II. — Influence de la perte d'un sens sur les autres
sens 61
III. — La suppléance est d'ordre purement psycholo-
gique 66
IV. — Rôle de Vattention dans le développement du
toucher 70
354 TABLE DES MATIÈRES
Êages
V. — Rôle des associations, 75
VI. — Rôle de la mémoire sensorielle 78
VIL — Conclusion 80
Chapitre V. — Le sens des obstacles 84
I. — Il ne s'agit pas d'un sixième sens 84
II. — Les sensations d'obstacles sont dues principale-
ment à des impressions auditives. ...... 86
III. — Leur localisation 93
Chapitre VI. — La faculté d'orientation 100
I. — Les faits et leur explication • • . 10'.'
II. — Rôle du sens des obstaàles i'
III. — Rôle de l'ouïe, de V odorat et du toucher 104
IV. — Rôle de la mémoire musculaire 106
V. — Les difficultés 110
Chapitre VII. — La gymnastique et les jeux 112
I. — La gymnastique et son utilité pour V aveugle ♦ . 112
II. — Les exercices en plein air et les jeux athlétiques, llfi
III. — Importance des années d'enfance 123
Chapitre VIII. — Indications sur l'activité physique de
l'aveugle 128
I. — Projet oVune étude méthodique de la suppléance
des sens 128
II. — Le matériel de la vie courante, • . . • ... . 130
III. — L'action dans la maison 137
IV. — L'aveugle en voyage 143
V. — Exemples de formes d'activité exceptionnelles :
un aveugle électricien 145
VI. — Un aveugle ébéniste et facteur de pianos, . . . 149
VII. — Conclusion 153
TROISIÈME PARTIE
LA SUPPLÉANCE DES IMAGES ET LE MOBILIER
DE L'ESPRIT
Chapitre IX. — Les images spatiales issues du toucher. 156
I. — Opinion de Diderot sur les images spatiales de
l'aveugle 156
II. — Les données de l'expérience : comparaison de la
sensation tactile et de V image tactile 160
III. — La transformation de la sensation analytique en
image synthétique 164
Chapitre X. — L'espace tactile et l'espace visuel . . . 168
I. — Le sens commun n'établit pas de distinction entre
l'espace tactile et l'espace visuel 168
TABLE DES MATIÈRES 355
Pagei
II. — Le temps substitut pour Vaveugle de V espace des
voyants : observation de Platiner 174
III. — Théorie de M. Dunan qui accorde à l'aveugle un
espace différent de celui des voyants .... ; 176
IV. — Conclusion 182
Chapitre' XL — Valeur des images spatiales issues du
toucher. • . . . 185
I. — Dans quelle mesure elles peuvent suppléer les
images visuelles .*.........•... 185
IL — Propriétés qui les disposent à ce rôle 189
III. — Utilité pour V exercice de la pensée 192
IV. •— Utilité pour l'action : dans la pratiquera la sen-
sation tactile trop lente à construire se subs-
titue, le plus souvent, un groupe d'images revi-
viscences . • . . . . • . • • » . •»••••• 1V4
V. .— L'imagination de V espace concret et son râle, . 197
Chapitre XII. — La conquête des représentations spa-
tiales 201
I. — Difficultés de cette conquête 201
IL — La main comme organe du toucher 204
III. — Analyse de la palpation par la main 206
IV. — La psychologie du toucher dans les limites de
V espace manuel 210
V. — La psychologie du toucher et la palpation des
objets de grandes dimensions. ........ 214
VI. — Détermination de la position des objets éloignés. 218
VIL — Rôle capital de f audition 222
VIII. — Le toucher et la vue • . . . 226
IX. — L'éducation du toucher et de Vouïe* ...... 229
QUATRIÈME PARTIE
INDICATIONS SUR LA VIE AFFECTIVE
Chapitre XIII. — Les personnes et les choses 233
1. — Les qualités affectives des sensations et des
images visuelles; leurs substituts dans la con-
science de Vaveugle 233
II. — Sensations et images qui individualisent : la
voix y la pression de la main, les parfums. . . 235
III. — Valeur affective de ces impressions 238
IV. — Synthèse de ces impressions 244
V. — Les choses : la maison ••• 245
Chapitre XIV. — La Nature et les voyages 248
I. — Les sensations et images 248
II. — Leur valeur affective. 252
356 TABLE DBS MATIÈRES
Pages
III. — Le beau objectif dan* la nature 258
IV. — Les voyages • . . • 259
Chapitre XV. — L'art 265
I. — La musique 265
II. — Le toucher et le sentiment esthétique 270
III. — La suppléance du toucher dans les arts de la vue
et ses limites 275
IV. — La sculpture 282
V. — Varchitecture •• • 287
VI. — Supériorité des aveugles qui ont conservé des
souvenirs visuels . 290
Chapitre XVI. — La poésie 293
I. — Le problème. V imagination et les aveugles. . . 293
II. — La musique des vers et les poètes aveugles. . . 295
III. — Suppléance des éléments visuels par les images
spatiales tactiles et musculaires 298
iV. — Suppléance par des équivalents 303
V. — Suppléance par des associations de sentiments . 307
VI. — Les résultats 311
VII. — 315
CINQUIÈME PARTIE
PSYCHOLOGIE DE L'AVEUGLE |EN SOCIÉTÉ
Chapitre XVII. — Conditions de l'adaptation au milieu
social. La grande douleur de la cécité 317
I. — Les aveugles ne constituent pas une classe (con-
clusion des quatre parties précédentes). . . . 317
II. — La sociabilité de V aveugle 325
III. — Obstacles oui proviennent de son infériorité dans
Vactivite physique 327
IV. — Autres obstacles 329
V. — La grande douleur de la cécité réside dans ces
difficultés d'adaptation 331
VI. — Les dangers moraux qu'elles comportent .... 339
VII. — Une expérience concluante : le rendement de Vins-
titution Nationale de Paris 343
VIII. — La tâche de demain 349
1836-8-18 — PARIS. — IMF. HEMMERLÉ II C\
Bibliothèque clo Philosophie ««tient ifi<i ne (mite)
V PSVCH0L06IE ET PHILOSOPHIE
UENEL (Vicomte Georges d'). Le Nivelle-
ment des Jouissances.
BALDENSPERGER (F.), chargé de cours à la
Sorbonne. La Littérature.
BELLET (Daniel), professeur à l'Ecole libre des
Science» politiques. Le Mépris des lois et
ses conséquences sociales.
BERGSON, POINCARÉ, Ch. GIDE, Etc., Le Maté-
rialisme setuel (8* mille).
BINET (A.)* directeur de Laboratoire a la Sor-
bonne. L'Ame et le Corps ^10 mille).
BINET (A.). Les Idées modernes sur les
enfants (14* mille).
BOHN (0' G.). La Naissance de l'intel-
ligence (40 ligures» <6* mille).
BOUTROUX (E.), de ilnsiitut. Science et
Religion (18* "ùUe,.
C0LS0N(C.), de l'Institut. Organisme écono-
mique et Désordre social >.;V m:iM.
GRUET (J.), avocat à la c r d'appel. La Vie du
Droit et l'impuissance des Lois v 5* m. ».
OAUZAT (Alberto docteur es lettres. La Phi-
losophie du Langage ('i* mille).
DRONARD (D r G.*>. Le Rêve et l'Action.
DUfiAS (L.)> "grt'Ré 'i<: l > :. ; :v^wi:e. La Mé-
moire et l'Oubli.
DWELSHAUVERS (Georges., ,-: •; :. . ;IV..
versilé de Bruxelles L 'Inconscient,
GUIGNEBERT (C.\ i-bar^ a- ...,; .i-s .. . . Nr-
bonne. L'Evolution des Dogmes :!'
HACHET-SOUPLET {P... J.:^:.. ..• J* i'h^i. ! .u
Psychologie. La Gcmèse de.-; !n»i*i.«:i*.
HANOTA'JX (Gscrie «.- . >:«.', ,••::.■■ ■:.. ;•..>*
Ls Démocratie ei ic f> avait.
JAMES (Vb'iiln.-n., .h-
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cation (23* mille).
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tique (li* mille).
LE BON 'D' Gustive). Les Opinions et le»
Croyances (12* mille).
LE BON <.D r Gustive). La Vie des Vérités
(9« mille).
LE BON (D r Gustive). Enseignements Psy-
chologiques de la Guerre :U*!i:i!l«;>.
LE BON iD r Gustave}. Premières Consé
quences de la Guerre "« <i.i>>
LE BON (D r Gustave-. Hier et Demain
Pensées brèves (10* m .'m;
LE DAN1EC. Savoir! •.«.«' m..:-,
LF DAN TEC. L'Athéisme l.V :«'.!> ".
LE CANfLC. Science et Conscience^ a )
LE 3AN?fcC L'Egoisme .ipin.i:--.
LE DANTEC. La Science de la Vie ï>> m.).
LEGRAND (D' M. -A.;. La Longévité.
L0MBR0S0. Hypnotisme et Spiritisme
(8* mille).
MACH. La Connaissant t, et : Ln-eur : Va.
MAXWELL, i * ;'•»:•!..' ti !* Société b» i:.
P'CAAl) '.Fj^-n- • Lt Di oit pur » • !.. - .
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Bibliothèque de Philosophie scientifique
DIRIGÉE PAR LE D r GUSTAVE LE BON
I e SCIENCES PHYSIQUES ET NATURELLES
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.••»t*r»ti».:;. ** \h Sc""ïi'.*e
. ••.:•. •:. . : û Biotaftitt nu-'na'ne '** •:.'..
'*'• i.«s ^ar^'les mor-v- •»•»••!•••?
* ' •' • .. ex s ; ».v -•.•- f- •.:* :
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■ Vol mécanique. Les
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s ^ . !ï • -.-.!".•• s l'Ecole de Gri-
A.gr.culifre moderne (6* m.).
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